Cactus

La bouche entrouverte, les billes exorbitées, j'applique minutieusement une large dose de mascara sur mes cils. Tâche aussi délicate qu'infâme, que je m'épargne la plupart du temps. Mais ce soir, j'ai cédé à l'appel du ravalement de façade. Pour ma défense, les causes sont multiples. Il y a les cernes – trop de sessions jeux vidéos jusqu'à deux heures du matin – les premières rides au coin des yeux à camoufler d'urgence – reste à trouver comment – le petit coup de fraîcheur qu'on aime afficher lors d'un rendez-vous stressant – Dorian.

— Tu as pensé à t'épiler l'abricot ?

Je cille, examine le pâté de mascara au-dessous de mon œil, louche sur le téléphone sagement posé sur le bord de l'étagère.

— On se calme, c'est juste un verre.

— Moui, moui, moui ! Il faut être prête à toute éventualité, on sait très bien comment un rendez-vous de ce genre peut se terminer !

Sans déconner.

— Une autre maman dirait qu'un mec qui tique sur les poils ne vaut pas le coup de s'y attarder.

— Les autres mamans ne veulent pas que leurs fifilles chéries s'envoient en l'air, rétorque le haut-parleur.

— J'ai mal à mon féminisme.

— Tu auras tout le temps d'être féministe et poilue une fois chopé un mâle valable.

Nouvelle pause. Entre stupeur et dépit, j'aurais presque envie de rire, si l'exercice n'était pas si périlleux. Sage, je brosse doucement ma peau jusqu'à la disparition des pâtés de mascara, puis repasse un léger coup de pinceau poudré.

— Valable selon tes critères ou les miens ?

— Ceux de tout le monde : sexy, intéressant, bon baiseur.

— Dans cet ordre ? raillé-je.

— Et pas feignant, surtout ! Regarde ton père, il...

— Ne t'inquiète pas, maman, je suis une grande fille, je vais me débrouiller. Bonne soirée ! Et proooomis, je te raconterai tout !

Du moins, tout ce qu'elle a besoin de savoir. Le principe d'une vie privée, c'est bien de garder certains trucs pour soi, non ? De toute façon, il n'y aura pas de folie, ce soir. Trop rouillée, pas assez dévergondée. J'aurais dû être la mère de ma mère, ce monde m'aurait paru moins décalé.

Satisfaite de mon reflet, je souffle un grand coup avant d'enfin quitter la salle de bain... pour me retrouver nez à nez avec l'échalas binoclard qui daigne vivre sous mon toit.

— C'est moi où tu parlais de sexe avec mamie ?

Bon sang, pas moyen d'avoir la moindre intimité dans cette maison !

— Elle parlait toute seule. La sénilité la guette.

Victor arque un sourcil circonspect, mais se contente de me suivre jusqu'au salon. Sachet de chips et soda sur la table basse, le menu principal de son nouveau jeu affiché sur l'écran de télévision, il est paré pour sa soirée. Tout à coup moins sûre du bien-fondé de mon rencard, l'idée de larguer Dorian pour rester glandouiller avec mon ado m'apparait de plus en plus séduisante. Je suis une mère, après tout. Et une joueuse.

Et une trouillarde.

Preuve qu'il est observateur – ou que les cieux en ont après moi – Victor se plante devant moi en croisant les bras.

— Tu penses rentrer pour quelle heure ?

Et merde, il me jette dehors. Plus intimidée que je le voudrais face à ce bout de mec sérieux comme un pape, je songe l'espace d'une seconde à cette cocasserie de ma famille, démontrant génération après génération que l'enfant sera plus responsable que son parent. Je ne plaisante pas : ma grand-mère était une folle furieuse, elle a réussi à se menotter à un chanteur pour le couvrir d'éloges à son aise. À ce rythme, je risque fort d'avoir un petit-enfant comptable ou, pire, contrôleur fiscal.

— Je... euh... aucune idée. Enfin, pas trop tard, je pense. Tu seras sûrement encore debout.

Il hoche la tête, me jauge de haut en bas d'un air critique, se dirige finalement vers son sac de cours, duquel il extirpe un sachet argenté caractéristique. Qu'il me tend, goguenard.

— Sur un malentendu...

— Mais vous êtes sérieux, tous ?! braillé-je, plus écrevisse que nature.

***


Pourquoi me suis-je lancée là-dedans ?

Parce que ma mère m'a scié les côtes jusqu'à ce que j'accepte de renflouer ma vie sociale ? Parce que j'approche gentiment la quarantaine et qu'il est de bon ton que je me « case » avant d'être trop défraichie ? Parce que j'en ai marre des soi-disants plans parfaits de mes collègues ? Ai-je vraiment envie de ce bouleversement dans mon train-train familier ?

Envie, pas tout à fait. Besoin, certainement. Je mourrai avant de l'admettre à ma génitrice, mais le fait est que je me sens prête à insuffler un nouvel élan à ma vie.

Parce que les sites de rencontres ont ce côté à la fois désuet et rassurant de l'épistolaire, j'ai décidé de me créer un profil sur l'un des plus connus. Remplir une bio n'a pas été facile, j'ai horreur de parler de mes passions et de mes attentes. Je ne les saisis pas bien moi-même, elles valdinguent au gré de mon humeur. Je préfère causer de tout et de n'importe quoi. Il me semble que je cible mieux les gens ainsi.

Dorian est l'un des premiers à m'avoir abordée. Et l'un des rares à avoir conservé le contact une fois acquis que je ne souhaitais ni plan cul, ni relation sérieuse. Trente-cinq ans, belle gueule, le genre qui soigne sa silhouette et son hygiène de vie, dentiste de surcroit. Je me suis sentie flattée qu'un homme de son envergure s'intéresse à une excentrique de mon acabit. Lorsqu'il m'a invitée à prendre un verre, j'ai accepté, avant d'embrayer sur la pleine santé de mes cactus nains. On dit n'importe quoi quand on panique.

Il n'a pas triché sur sa photo, c'est un bon point. Même si je n'attache pas une importance fondamentale à ces subtilités, je n'aime pas les menteurs. Non, rien à redire sur Dorian, vraiment. Il est élégant, raffiné, poli. Le package complet du gentleman. Je suppose que j'ai fait sensation de mon côté, puisqu'il m'a complimentée deux fois sur ma coiffure.

Ma. Coiffure. Comme quoi, je ne suis pas incompétente en la matière, mais incomprise.

Il est gentil. Enfin, je crois. Il sourit beaucoup, ça met ses dents en valeur. Je me retiens de lui signaler qu'il a une dentition fabuleuse, j'imagine qu'en tant que professionnel, on le lui rabâche quotidiennement.

Il y a beaucoup de monde dans ce bar. Des couples, des groupes d'amis. J'entends beaucoup de rires, quelques éclats de voix, des « Noooon, tu me charries ?! » et des « Une autre tournée de Medusa, c'est Marco qui rince ! ». Certains sont apprêtés, d'autres en survêtements. Quoique, certains survêtements ne sont pas si terribles... Si, ils sont tous affreux. Il faut être dingue pour s'engoncer là-dedans et assumer de ressembler à un saucisson. Sans parler de transpirer... Non, en termes de confort et de style, rien ne surclassera jamais le pyjama.

— Et toi, ton travail ? J'imagine que depuis l'avènement des plateformes de streaming, tes rayons sont pas mal désertés, non ?

Je cille, cherche une réponse adéquate.

— Pas exactement. Certains films ou séries nous ramènent des curieux. Tu n'imagines pas le nombre de gens qui se sont découvert une passion pour Arsène Lupin depuis qu'ils ont vu Omar Sy sur Netflix. C'est plutôt internet qui nous a fait du mal. Je voue personnellement une haine féroce à Wikipédia, confié-je avec gravité.

Son sourire se fige, il hoche la tête.

— Pas toujours fiable, ce site.

— Mais ouais ! Tiens-toi bien, mon propre fils s'y est laissé prendre il y a même pas deux semaines. Un devoir sur les civilisations précolombiennes ! Il a tout pompé sur Wiki, alors que j'avais au moins une vingtaine de bouquins remarquables ET rigoureux à lui proposer !

— Il a échoué ?

— Pas du tout, il a eu la meilleure note de la classe. Sa prof se renseigne sur le même site, c'est affligeant.

Nouveau hochement de tête concentré, jusqu'à ce que ses traits se brouillent.

— Attends, mais il a quel âge, ton fils ?

— Bientôt dix-sept ans.

— Dis donc, tu l'as eu jeune !

Mon front se plisse, j'hésite sur la note contenue dans ce « dis donc ».

— C'est... euh... un compliment ?

Il ne répond pas, et si j'envisage un instant que mon maquillage soigné me rajeunit plus que je n'aurais cru, je réalise finalement que son incompréhension repose sur autre chose. Armée de mon plus fringuant sourire de façade, je concède :

— Oui, j'avais vingt-et-un ans.

— Mince. Capote percée ?

Sourire de façade légèrement crispé.

— Non, en fait, nous le désirions.

— Ah... Et le père n'a pas assumé derrière ?

Qu'est-ce que...

— Mais bien sûr que si ! piaillé-je avec force. C'était – c'est ! – un super papa ! On s'est juste aperçu il y a quelques années qu'on était plus amis qu'amoureux, donc on s'est séparés. En douceur, le plus sereinement possible pour Victor.

J'arrête là. Inutile d'ajouter que mon ex habite l'immeuble en face et vient régulièrement se prendre une raclée à Mario Kart. Même Victor trouve ça bizarre, au regard de ce que racontent ses camarades sur leurs propres parents séparés. Les principes sociétaux m'ont toujours un peu dépassée.

Vite, enchaîner avant de sortir une énormité sans queue ni tête.

— Et toi, tu as un fils aussi, je crois ?

— Oui. Evan. Il a cinq ans. Mais il vit chez sa mère la plupart du temps, je ne l'ai que pendant les vacances.

— Il doit te manquer.

Charmant jusqu'au bout des ongles – impeccables, d'ailleurs – Dorian acquiesce.

— Un peu, oui, même si j'avoue que je ne raffole pas de ces chiens débiles qu'il adore regarder à la télé.

J'ébauche un rictus poli, me retiens d'entrer sur le terrain des programmes pour la jeunesse. J'ai eu l'occasion d'étudier le domaine en long, en large et en travers. Dorian n'aime pas les chiens héroïques, c'est fort dommage. Parce qu'indéniablement, la Pat Patrouille, c'est la classe.

— Et comment tu occupes ton temps quand il n'est pas là ?

Il opine du chef, m'adresse un clin d'œil dont je loupe totalement le sens.

— Je pratique le golf tous les week-ends.

Pause ! Pourquoi un clin d'œil ? Y a-t-il un sous-entendu ? Le golf, peut-être ? Ou c'est en rapport avec le week-end... Bordel de zut, c'est abominable : là, tout de suite, j'aurais grand besoin du décodeur maternel.

— Je n'ai jamais golfé de ma vie.

En espérant que ça passe.

Difficile d'interpréter son air semi-amusé. En ce qui me concerne, j'ai l'impression de débarquer d'une autre planète. Dorian est très gentil, il a de belles dents, mais je n'arrive pas à rentrer dans le dialogue. Nous conversons sans échanger. C'est peut-être la situation qui veut ça. Après tout, c'est mon premier rendez-vous via un site de rencontres. Mon premier rendez-vous tout court depuis bien longtemps.

Je le savais, que j'étais rouillée.

Non, ne pas tout mélanger. Évidemment que nous n'allions pas nous jeter sauvagement l'un sur l'autre ! Quoi qu'ait insinué ma mère. Elle pense n'importe quoi, celle-là. Elle rendrait chèvre le plus rationnel des humains avec ses idées à la mords-moi-le-nœud. Dorian et moi sommes des adultes responsables. La vraie vie ne ressemble pas à l'un de ces romans épicés qu'elle dévore. Il n'y a pas de coup de foudre, pas même de coup de cœur, et surtout pas de galipettes enflammées le premier soir.

Ces trucs-là prennent du temps, n'est-ce pas ? Et si ça n'arrive pas, eh bien... Je m'en remettrais.

Néanmoins, à mesure que les sujets de conversation s'amenuisent, une idée saugrenue s'insinue peu à peu dans mon esprit. Saugrenue et tenace. Au départ simple raillerie, l'interrogation se mue en obsession alors que mon regard tombe sur un pantalon à franges gracieusement porté par une demoiselle à la moue étudiée. Des cactus envahissent soudain ma caboche, les dents de mon interlocuteur deviennent éclatantes, la voix de crécelle à travers le haut-parleur tourne en boucle.

— Je peux te poser une question ?

— Bien sûr, sourit l'affable. On est là pour ça.

— Les filles qui ne s'épilent pas, t'en penses quoi ?

Dorian arque les sourcils, si fort qu'ils réussissent presque à former un accent circonflexe. Impressionnée, je retiens mon souffle jusqu'à ce qu'ils retrouvent une inclinaison plus commune, et ne rate pas le coup d'œil inutile vers mes jambes cachées sous la table.

Sa gêne est palpable, je me sens un brin coupable. Je devrais l'informer que je porte des collants opaques, qu'il arrête de se morigéner mentalement de n'avoir pas été assez observateur à mon arrivée. Mais je reste muette, curieuse de savoir comment il compte m'exposer son opinion.

Qu'est-ce que je m'en tape, du golf... Débattre des poils, c'est quand même autrement plus révélateur d'une personnalité !

— Euh... C'est une question bizarre, non ?

J'avais envisagé la non-réponse. En fin de compte, la vraie surprise, c'est l'absence de déception qu'elle provoque. Du vide, rien que du vide. Un brin penaud, il me sourit, excuse facile pour mieux balayer un sujet qui le place en difficulté. Bon sang... Pas d'étincelle, d'aucune sorte. Est-ce qu'il le ressent, lui aussi, ce manque criant d'alchimie entre nous ? A-t-il compris que cette soirée ne mènera à rien de plus qu'à rayer nos noms de nos carnets d'adresses respectifs ?

Enfin, de nos boites de messagerie.

Plus sereine que durant la dernière heure, j'esquisse un bref rictus de contrition.

— Tu as raison. Excuse-moi, je dois aller aux toilettes.

***


— T'es vraiment qu'un salopard !

Soufflée, j'avale de travers ma gorgée d'eau, me redresse d'un mouvement brusque. De l'autre côté de la porte donnant sur la courette extérieure, une voix féminine vocifère :

— J'avais confiance en toi, putain ! Et toi, tu... tu me sabordes le cœur ! Oser me faire un coup pareil à moi, après toutes ces années...

Eh ben. Plutôt embarrassée par la situation, je délibère quelques secondes sur la conduite à tenir. J'avais prévu de prendre l'air, histoire de concocter une parade valable pour abréger la soirée sans heurt. Maintenant que j'ai acté le cas Dorian, continuer à parloter sans but me paraît vain. D'un autre côté, atterrir au beau milieu d'une dispute conjugale ne me tente pas spécialement. Alors quoi ? Sortir ou retourner dans la salle ?

— Va te faire foutre, gros naze ! Tu ne remets plus un orteil à l'appart, j'te préviens !

Ah. Là, c'est différent.

Tel un compteur bien rodé, les chiffres défilent dans ma cervelle jusqu'au numéro dix avant que je n'entrouvre la porte de la cour et me faufile à l'extérieur. Tout est une question de naturel, bien sûr. La jouer neutre, inébranlable. Il en va de la dignité de l'éconduit salopard gros-naze.

Adossé au mur, celui-ci me jette un regard en biais. Tout à la fois, j'ébauche un rictus gauche, hoche la tête, croise les bras. Les décroise aussitôt. On repassera pour le côté naturel. J'aurais dû compter jusqu'à vingt. Ou assumer de m'emmerder à contempler les dents magnifiques de mon rencard raté.

Le salopard gros-naze ne dit rien, mais je sais qu'il sait. Ce silence qui dure un peu trop longtemps, lui qui m'observe par intermittence, moi qui regarde partout pour éviter de le lorgner lui... Je pince les lèvres, j'ai envie de l'insulter, d'exploser de rire, d'exiger des explications, d'évoquer mes cactus. N'importe quoi, pourvu que cette tension insupportable se brise.

— Vous l'avez mise sacrément en colère.

Et voilà. Je me sens déjà mieux.

L'homme hausse les épaules, avec une nonchalance si incroyable qu'une pointe de jalousie me hérisse l'ego.

— À ma décharge, il ne lui faut pas grand-chose. Son côté bélier, ajoute-t-il avec un ricanement supérieur.

J'enregistre involontairement une voix éraillée, laquelle complète un tableau assez décousu. Un nez droit, des joues mal rasées, un regard alerte, des cheveux en bataille, de cette couleur indéfinissable mêlant le blond et le roux.

Raide comme un piquet, j'arque un sourcil dubitatif et rappelle :

— Son cœur est sabordé.

— Ouais... Ça doit faire de moi une sorte de pirate émotionnel.

Une fraction de seconde, l'image du salopard gros-naze affublé d'un cache-œil s'impose dans ma caboche. Merde, ce n'est pas si ridicule que ça. Prenant sur moi pour rester stoïque, je guigne le logo improbable imprimé sur le devant de son t-shirt. Des flammes, des ailes, des lettres trop stylisées pour que j'arrive à les déchiffrer.

— Vous n'avez pas l'air chaviré par le remords.

Notant la métaphore filée, une lueur pétillante traverse son regard.

— Y a plein de choses qui me chavirent. Les nuits sans nuages, les rimes de Baudelaire, l'euphorie d'un premier baiser, le rhum... mais le remords, c'est une perte de temps.

— On peut donc être un goujat et aimer la poésie ? raillé-je.

— Bien sûr, écoutez ce brave Corneille :

Si je perds bien des maîtresses,
J'en fais encor plus souvent,
Et mes vœux et mes promesses
Ne sont que feintes caresses,
Et mes vœux et mes promesses
Ne sont jamais que du vent.

Si je feins un peu de braise,
Alors que l'humeur m'en prend,
Qu'on me chasse ou qu'on me baise,
Qu'on soit facile ou mauvaise,
Qu'on me chasse ou qu'on me baise,
Tout m'est fort indifférent.

« Je vous épargne les strophes suivantes, elles sont dans la même veine, ajoute-t-il avec un rictus espiègle.

Estomaquée, je croise les bras afin de retrouver une contenance. Cet homme ne manque pas de répartie, quand bien même le sujet s'avère douteux.

— Et alors, monsieur le poète chassé, qu'avez-vous trafiqué qui la hérisse au point qu'elle vous abandonne comme un malpropre ?

— Je lui ai spoilé la fin de Game of Thrones.

— Qu... pardon ?

Interprétant à sa manière ma mine choquée, il grimace en levant les mains en l'air.

— C'est terminé depuis quatre ans ! À un moment, faut assumer son je-m'en-foutisme culturel. Ceux qui prétendent adoooorer un truc enterré depuis un bail, mais s'offusquent qu'on leur en dévoile la fin, moi, j'appelle ça des hypocrites !

Si catégorique qu'il réussirait presque à me convaincre, il réalise tout de suite qu'il s'enflamme face à une inconnue et rendosse derechef l'allure du mec décontracté en enfonçant ses mains dans ses poches. Son manège m'amuse, j'en viens à oublier le "salopard gros-naze" pour chercher un qualificatif plus approprié.

— Elle vous a largué pour un spoil ?

L'homme écarquille les yeux, puis, scandalisé par l'insinuation, se détache brusquement du mur.

— Elle ne m'a pas largué !

Ben voyons.

— Parce que vous croyez pouvoir la récupérer ? Désolée, hein, mais c'est même plus de l'optimisme, là, c'est du déni complet. Elle vient de vous jeter.

Il arque un sourcil, la commissure de ses lèvres se plisse en une moue moqueuse.

— Vous savez, ça fait plus de trente ans qu'elle me jette... Elle revient toujours dans mes pattes, même si elle morve moins.

Si j'ai besoin de plusieurs secondes pour piger, entre une estimation rapide de son âge, la mention à une potentielle rhinite chronique, son air narquois et une armada de cactus qui se foutent ostensiblement de ma poire, mes joues, elles, virent au rouge tomate en moins de temps qu'il n'en faut pour le déplorer.

— C'est votre sœur.

Bien qu'il ne s'agisse pas d'une question, l'inconnu hoche la tête. Silence malaisant d'un bord, bourré de malice de l'autre ; silence qui réclame, sinon des excuses, à tout le moins un réajustement de sa dignité bafouée.

— Je... hum... Je vous ai sans doute jugé un peu vite.

— Les gens et les situations ! s'esclaffe-t-il. Trop de possibilités, trop de hasard !

— Toutes mes excuses, insisté-je, pince-sans-rire. Vous vous êtes fait jeter par votre sœur.

— Elle s'en remettra, ne vous en faites pas.

Cette fois, je souris franchement. Manie consciente ou pas, ce pirate-poète-philosophe a le chic pour répondre à côté. C'est surprenant, et en même temps assez séduisant. Plus que les mystères du golf dominical, je veux dire.

Oh ! Le golf tous les week-ends ! J'ai compris !

Confuse, je songe à retourner illico dans la salle pour spécifier au dentiste que j'ai entravé le sous-entendu, que je le trouve à la fois très drôle et complètement inapproprié – ou l'inverse – mais que ses dents me filent des complexes et que je ne coche sûrement pas la moitié de sa check-list de la mère célibataire encore baisable et surtout pas trop compliquée.

Et puis, le pirate-poète grimpe sur le banc en pierre à côté. Assis sur le dossier, il sort de sa veste un paquet de cigarettes et un briquet. Je mords ma lèvre, réalise que je préfère rester dans cette courette, à prendre le vent et les réflexions décalées.

Sans réfléchir, je dégoise :

— Je peux vous poser une question ?

— Seulement si elle ne m'empêche pas de fumer.

— Que pensez-vous de l'épilation féminine ?

Il tourne la tête, me dévisage avec attention. Je le devine interloqué, mais son regard ne flanche pas.

— C'est une question particulièrement intéressante...

J'ébauche un ersatz de sourire, lequel s'accentue en l'observant allumer sa cigarette, inspirer une première bouffée, contempler le vide. Le silence s'installe de nouveau. Confortable, cette fois. L'inconnu réfléchit – probablement trop – sans plus me calculer, mais je m'en moque, fascinée par cette attitude à la fois studieuse et terriblement désinvolte. Les secondes s'écoulent, une minute, d'autres ensuite. Mon impatience s'aiguise, suspendue à ces lèvres qui s'offrent une vulgaire taffe et me refusent des mots dont j'ignore jusqu'à l'intérêt.

Il finit pourtant par soupirer, marquant la fin d'un interlude muet des plus agréables.

— Nan, j'suis navré, pardon, j'en ai rien à foutre.

Un rire sonore s'échappe de ma gorge, puis le silence, encore. Réponse sans équivoque, aucun débat possible, la fin d'une conversation incongrue, inutile. Néanmoins, je ne bouge pas. Je me raccroche à cette chose indicible que le pirate anime en moi.

Comme s'il avait compris ma balance, l'inconnu m'adresse un sourire désarmant :

— Vous espériez me déstabiliser ?

— Non... C'était juste une question comme ça.

— Je peux vous en poser une à mon tour ?

Oh.

— Allez-y.

— Qu'est-ce que vous diriez, si vous tentiez de me déstabiliser ?

J'aime vous reluquer fumer. Non, plus exactement, j'aime contempler vos lèvres enserrer fugacement le papier, inhaler la fumée de votre poison, la dompter en l'expirant à votre convenance.

Les joues brûlantes, je chasse cette pensée idiote. Qu'importe qu'il se dégage autant d'érotisme que de poésie dans ce geste a priori anodin, il est hors de question de s'aventurer sur ce terrain. Sa bouche : interdit. Ses yeux : interdits. Ses cheveux : interdits. Je ne connais même pas son prénom. Tout cela est ridicule. Je suis une adulte responsable. Je vais disserter sur la croissance des cactus domestiques.

Il m'observe, plus patient que moi tout à l'heure. Se doute-t-il de la tornade d'émotions que sa question vient de provoquer ? Est-ce une vengeance, attend-il une réponse en particulier, cherche-t-il juste à poursuivre un échange aussi saugrenu qu'addictif ?

Raah, chiottes...

C'est alors qu'il pouffe, témoin de mon désarroi. Le cerveau en k. o technique, toute considération rationnelle s'évanouit. Ne reste que lui, cette présence qui m'enveloppe, ces prunelles qui me scrutent, cette bouche entrouverte qui m'attire tant et si bien que je finis par céder à son appel. Doucement, mes lèvres se posent sur celles de l'inconnu. L'odeur du tabac m'emplit les narines, la chaleur de sa peau répand une volée d'étincelles dans mon ventre.

Le baiser est délicat, la sensation intense. J'ai l'impression de m'affranchir d'un interdit longtemps imposé, qu'à défaut de comprendre j'avais pris soin de respecter. Grand seigneur, le pirate-poète me laisse mener sans se défiler, sans s'imposer non plus. C'est bon, et c'est surtout à regret que je m'écarte de lui et chuchote presque :

— Je ne suis pas poète, moi, je doute de réussir à vous déstabiliser avec des mots.

Ses yeux oscillent entre les miens et ma bouche. Surpris. Charmés.

— Maintenant que les présentations sont faites, je me sens obligé de vous inviter à prendre un verre.

— Je n'oblige à rien du tout ! me récrié-je, pas loin de la mortification.

Et merde ! Et si j'avais mal compris un truc ? Moi qui tablais sur le concept original du baiser volé consenti, je suis peut-être encore tombée à côté...

Comme s'il avait détecté la survenue prochaine d'une logorrhée imbuvable sur des plantes désertiques, le pirate secoue la tête, et tandis que sa main s'empare de la mienne, son sourire s'élargit.

— C'est moi qui m'oblige, sinon je vais le regretter. Il y a un autre café, à cinquante mètres, ça vous tente ?

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top