Apothéose

Concentrée sur mon programme, j'attends dans les coulisses que Madeleine termine sa présentation. Le timbre modulé par des vibratos importuns, la jeune directrice du Kauffmann peine à cacher son excitation. Compréhensible. Ce n'est pas tous les jours qu'on peut se targuer d'inscrire mon nom à l'affiche de son établissement, quand bien même il s'agirait du plus grand auditorium de la capitale, alors un simple théâtre de région...

Je suis sereine. L'acoustique a été vérifiée de près, les techniciens dûment briefés, mon instrument testé plusieurs fois. Le goût de la perfection, toujours, ce vice qui m'oblige à passer au crible le moindre détail, jusqu'à l'obsession. D'aucuns estimeraient que la maniaquerie est un défaut insupportable, je reste pour ma part persuadée que la réussite, la vraie, ne s'obtient qu'en conséquence d'une préparation rigoureuse.

Le regard impénétrable, j'examine les moulures compliquées des voûtes au second balcon. Construit à la fin du XIXe sous l'impulsion d'un vicomte féru de culture, sérieusement endommagé lors d'un incendie en 1934 puis restauré en profondeur vingt ans plus tard, le Kauffmann commence tout juste à prendre de l'ampleur au niveau international, grâce à la ténacité de sa dirigeante.

Un mince sourire aux lèvres, j'effleure délicatement l'hibiscus fuchsia piqué dans mon chignon, seule fantaisie que je m'autorise en complément de mes innombrables robes sombres, comme un pied de nez discret aux codes ultra normés des récitals.

Je suis prête.

- Ainsi, c'est un véritable honneur de recevoir une artiste aussi talentueuse au Kauffmann, s'égaie sans flancher la pétillante Madeleine, et il ne fait aucun doute que ceux parmi vous qui n'ont encore jamais admiré la signora tomberont sous son charme avant la fin du premier morceau !

Quelques rires guindés, plusieurs sourires. Familière, l'accélération de ma pulsation cardiaque traduit comme à chaque fois mon impatience d'aller sur scène. De me confronter à ces centaines d'inconnus. De les plier à ma mesure, les emmener où je le désire, les voir sombrer dans mes abysses.

- Mesdames et Messieurs, Flavia Santarelli !

Tombant l'armure, je rejoins la directrice, quitte la pénombre pour la lumière de la scène. Habituée de l'exercice, j'adresse un sourire aveugle à un public emprunt de curiosité, dont les applaudissements discrets m'encouragent à donner le meilleur, encore une fois.

Da capo* immuable depuis mes débuts à Milan et qui me poursuivra jusqu'à mon dernier concert, j'aime ce moment où je m'installe derrière l'imposant piano à queue, lorsque la soie noire de ma robe recouvre le velours pourpre de la banquette, que mon dos se redresse avec élégance, que mes doigts effleurent les touches en guise de reconnaissance respectueuse envers un instrument qui se dompte patiemment.

L'intensité des projecteurs s'atténue ; de jaune, la lumière se neutralise tout en se parant d'une infime nuance bleutée. Le silence est total. On n'attend plus que moi : la signora Santarelli, l'Italienne virtuose dont le style et l'audace n'ont de cesse au fil des années d'affoler le milieu ronronnant des compositeurs de classique.

Fébriles, mes doigts se figent une seconde au-dessus des touches composant le premier arpège. Une seconde, le temps d'oublier un programme répété quotidiennement pendant des mois. Une seconde, le temps d'occulter la scène et tout ce qui l'entoure. Une seconde, le temps de me retrouver seule avec moi-même.

Flavia.

Les premières notes s'élèvent, et un nouveau souffle s'empare de moi. Plus doux que les premiers émois d'une jeunesse innocente, plus sincère qu'un cœur qui se livre dans une pure simplicité, plus puissant qu'une pulsion dévorante et passionnée, plus dévastateur qu'une trahison survenue au pire moment. Reflet de ma vie comme de l'impossible, la musique s'impose à la fois comme rempart et évasion.

Détachée de mon corps, embarquée dans une spirale que je maîtrise sans y prêter attention, je laisse les souvenirs affluer au gré d'une mélodie tantôt languide, tantôt volontaire. Après tout, j'ai trente-neuf ans et suis au sommet de ma carrière. Quel moment plus adéquat pour une introspection ?

Le piano a toujours occupé une place privilégiée dans mon univers. Fille de concertistes, petite-fille d'artiste lyrique, je me riais des harmoniques avant de déchiffrer mes premiers mots. Il n'a pas fallu longtemps pour intégrer le Conservatoire Giuseppe Verdi, sous le regard fier d'une famille de passionnés. Je me souviens de gammes à n'en plus finir, d'auditions aux quatre coins de la ville et de nuits enfiévrées à composer les prémisses d'un album relativement médiocre, mais qui aura eu le mérite d'attirer l'attention de l'intraitable Lorenzo Arduini, alors directeur d'une modeste agence artistique spécialisée en musique classique.

Nostalgique, j'observe mes doigts survoler les touches avec une fluidité que m'envient beaucoup de confrères. Graciles, dénudés, à l'exception d'une unique bague sertie d'une améthyste au majeur gauche, cadeau d'un Lorenzo aussi compétent dans son domaine que patient amoureux de l'ombre.

Digne cliché d'artiste, ma vie sentimentale s'est révélée un chaos sans nom tandis que chacun de mes disques écrasait le précédent en terme d'éloges et de gloire. Londres, Rio, Sydney, Boston, Pékin... Je n'avais pas trente ans que le monde entier me réclamait dans ses salles, quand mes amants fuyaient avec la régularité d'un métronome calibré sur allegro. Échecs d'un bord, succès de l'autre, je me suis toujours arrangée de ce contrepoint de l'existence, privilégiant les transports ensorcelants des mélodies que je créais aux affres de l'amour qu'on souhaitait m'imposer.

Tandis que j'amorce la coda** du premier morceau, l'envie impérieuse de jauger mes critiques d'un soir balaie la résolution habituellement respectée de m'enfermer dans une bulle d'accords et de sensations. Ce soir, je peux me le permettre. Quoi qu'il arrive, je triompherai.

Curieuse, j'ose un regard en direction du premier rang. Retiens un sourire devant les expressions tantôt ravies, tantôt pensives qui se focalisent sur moi, mon instrument et mon art. Ici comme ailleurs, on retiendra de ma performance qu'elle surpasse tous ceux de ma génération, que ma grâce et ma sensibilité consacrent ma technique, que ma beauté distante participe à l'envoûtement de la salle. Privilège de la féminité, là où elle s'est avérée un handicap majeur le temps de mon ascension.

En classique comme dans tous les arts, plus on grimpe, moins il y a de place pour nous autres, le sexe faible. J'ai travaillé dur toute ma vie pour être à la hauteur mais ce soir, à l'aube de mon quarantième anniversaire, je suis fière de savoir que j'ai rejoint le cercle restreint des plus grands.

L'avenir n'a pas d'importance. Quelles que soient les épreuves qui m'attendent, les meilleurs moments de mon existence resteront ceux passés derrière un piano. Peu m'importe que d'ici quelques semaines, Cesare quitte à son tour l'appartement. La douleur ne sera qu'un prétexte pour écrire une nouvelle salve de morceaux vibrants de mélancolie et d'amertume. Je ne regretterai pas davantage les prétendants suivants, de plus en plus rares bien que de plus en plus sincères. Ne comptera que Lorenzo, à qui il faudra plusieurs décennies pour ravir mon cœur et, contre toute attente, le conserver.

J'aurai la fierté et le soulagement de ne jamais déplorer mon choix de ne pas enfanter. Hérésie pour les uns, incompréhension pour les autres, la maternité m'a toujours semblé un fardeau incompatible avec mes aspirations, car la musique ne se vit pas à moitié. Elle pénètre l'âme sans retenue, emporte toute trace de raison, ne tolère aucun écart.

J'ignore encore que dans trois ans, un grave accident de ski me vaudra de longs mois de rééducation de la main droite. Période sombre de mon existence, qui précédera le décès d'un père adulé et soutien indéfectible, puis la série de désaccords menant immanquablement à claquer la porte d'un label plus attiré par le nom que le produit.

Mais je m'en sortirai, comme toujours. Fonceuse et déterminée, j'explorerai de nouveaux horizons. Sur les conseils de Lorenzo, je miserai sur une maison de disques japonaise, pari audacieux qui se révélera payant toute la décennie suivante. Milan m'a vue naître, Tokyo me glorifiera, avant que la nostalgie de mon pays ne me pousse à revenir en Europe.

J'ouvrirai deux écoles de musique, écrirai plusieurs ballets, monopoliserai pendant deux ans la Sala Sinopoli de Rome. Et plus tard, aux confins de ma carrière, j'aurai la fierté de voir mon nom donné à pléthore de salles de spectacle, mes œuvres étudiées en musicologie, ma maison remplie des plus belles récompenses.

- Ton choix est tout de même un peu spécial..., commente tout à coup une voix fluette.

Déconnectée, mon attention quitte les touches et se pose sur le petit bonhomme à la bouille espiègle à ma droite.

- C'est-à-dire ?

- La plupart du temps, les gens réclament de voir leur famille, développe Leo.

Amusée, j'esquisse un mince sourire devant la mine froncée d'intérêt de mon guide alors qu'il tente de décoder la partition par-dessus mon épaule. Incroyable. Ma musique aura décidément conquis son monde jusqu'au tout dernier auditeur.

Paisible, je glisse sur les frisettes du jeune métis avant de trouver la douceur de son regard chocolat.

- Ma famille, c'est mon public.

- Typique d'une artiste..., maronne l'enfant en haussant les épaules, circonspect.

Un soupir m'échappe alors que le presto de mon « Nostro ballo » s'impose dans la salle. Une artiste... Il m'a fallu du temps pour accepter cette étiquette aussi passe-partout que chargée de sens. Avant toute chose, je me considérais comme une passionnée. Ensuite, une travailleuse acharnée. Balades, sonates, fugues, mes créations se fracassaient sans répit dans une ritournelle indomptable. Boulimique de notes, je vomissais chaque nuit un flot de noires, doubles croches et soupirs sur des portées toujours plus complexes. En transe, ma frénésie allait crescendo avant d'atteindre, brûlante, le point d'orgue de mon inspiration.

- Tu as reçu beaucoup d'amour, poursuit Leo, la voix teintée d'affection et d'indulgence.

Assurément. Toutes sortes d'amours, des plus rassurantes aux plus évanescentes. Quoi que les épreuves m'aient fait traverser, ce sentiment n'aura jamais déserté ma vie. Invisible et pourtant écrasante, l'affection de ma famille, support invariable au fil des années. Tumultueuses, poinçonnées de larmes et d'ivresses jusqu'à l'accalmie donnée sans conditions, mes relations amoureuses. Entre caprice et générosité, le lien indéniable avec mes auditeurs, amoureux des quintes ou simples amateurs de gammes. Fulgurante, implacable, enivrante, mon appartenance à un monde où les émotions se conjuguent à l'effort pour créer ma propre harmonie.

Majeure incontournable de mon équilibre, la musique a été mon berceau, mes expériences, mon refuge, mon hymne. Il est légitime que le souvenir qu'on m'offre de revivre lui rende hommage.

- Oui, j'ai été privilégiée.

Ravi, le garçon m'adresse un sourire éclatant. Sa crainte de ne pas satisfaire ses protégés ne se réalisera pas ce soir. Je dois admettre qu'il y a mis les formes, m'expliquant longuement les enjeux du cadeau dont on gratifie les nouveaux venus avant que je n'exprime mon choix.

Un seul souvenir, pioché au milieu de toute une vie. Une seule mesure, perdue dans une symphonie dont j'ai perpétuellement été compositrice et soliste.

- Es-tu prête ? m'interroge-t-il, sachant déjà que la réponse ne peut souffrir de refus.

J'apprécie toutefois cette discrète délicatesse d'une entité millénaire revêtant les traits de l'innocence. Leo m'a accompagnée dans mes derniers instants avec une familiarité à la fois respectueuse et touchante. Je n'aurais pu espérer meilleur allié face à cet inconnu qui effraie tant les hommes.

- Allons-y, murmuré-je en quittant mon enveloppe d'autrefois, cette Flavia encore jeune que j'ai incarné à nouveau pour une poignée de minutes.

Je n'ai pas à rougir de mon parcours. J'ai visé les étoiles, et si certaines m'ont brûlée, j'ai su vibrer au rythme des plus exaltantes. Alors que ma propre coda retentit, je ne ressens désormais qu'une tranquille sérénité.

Quel besoin de regretter ? Je reposerai aux côtés de Lorenzo, me réjouirai des progrès de mes poulains, savourerai la quiétude d'un repos maintes fois repoussé.

Et continuerai à jouer, inlassablement, les mélodies d'une vie.


*Da capo : terme musical indiquant le retour au début de la partition.
**Coda : phrase conclusive d'un morceau.

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