Chapitre 8
En ce lundi après-midi, Mathilde est contrariée. La sonnerie du téléphone l'ayant faite sursauter, elle a saboté la lentille sur laquelle elle travaillait. Obligée de relancer le processus de fabrication et de reprendre à zéro un certain nombre de ses tests, elle ne pourra certainement pas récupérer Ilana à l'école, et encore moins l'accompagner comme prévu au cinéma voir le dernier Disney. Tout ça à cause d'un numéro inconnu ! Encore une soirée dont elle se faisait une joie à laquelle elle se trouve obligée de renoncer. Le numéro de la baby-sitter est depuis longtemps dans ses favoris ; par chance, cette jeune fille est la plupart du temps disponible, et toujours réactive. En plus, Ilana l'adore. Et puis, Mathilde pourra toujours regarder le film un autre jour ; sa fille ne sera sans doute pas déçue de le voir deux fois.
Son travail fini, les embouteillages affrontés, le courrier récupéré, elle peut enfin passer la porte de chez elle et serrer Ilana dans ses bras. La petite fille est déjà endormie, et le câlin de sa maman ne la réveille pas. Mathilde remercie la baby-sitter, qui en plus d'avoir gardé Ilana, de l'avoir emmené au cinéma et de l'avoir nourrie, a cuisiné en quantité plus importante pour que Mathilde ait de quoi manger en rentant. Mais avant de passer à table, elle lit son courrier. Une jolie enveloppe d'un beige iridescent attire son attention. S'il s'agit d'un nouveau message anonyme, l'expéditeur a fait de grands progrès en présentation. Mais non, il ne s'agit pas d'un nouveau message, ce que Mathilde aurait préféré. Il s'agit d'une invitation pour un mariage. Et pas n'importe lequel ; celui du père d'Ilana et de sa nouvelle fiancée.
En mangeant, Mathilde ne peut pas se sortir cette invitation de la tête. Elle repense à Célestin, la quittant en affirmant que le mariage n'est pas une chose pour lui. Elle se souvient de Célestin malheureux, incapable de se réjouir des succès professionnels de sa femme quand sa propre carrière battait de l'aile, de la peur qu'elle avait de lui annoncer ce qui pour elle était pourtant des bonnes nouvelles. Par dessus tout, elle se souvient des disputes quand elle rentrait tard le soir comme aujourd'hui, des accusations qu'il portait contre elle de négliger leur couple, leur famille, et surtout de négliger Ilana. Mathilde n'a jamais négligé Ilana ; sa relation avec sa fille est pour elle extrêmement importante. Mais, oui, ce n'est pas à ses yeux la seule chose importante au monde. Mathilde a son équilibre ; Célestin a juste toujours été incapable de comprendre cet équilibre.
Mathilde s'est toujours dit, depuis son divorce, que son erreur avait été d'épouser cet homme là ; de croire qu'ils pourraient former un couple et trouver un équilibre commun. Pour justifier l'échec de son mariage, elle s'est convaincue que Célestin est un être incapable de comprendre que son binôme dans la vie puisse penser différemment de lui, avoir d'autres aspirations que lui et une vie différente de la sienne. Il voulait tout partager ou rien du tout, incapable de comprendre que l'on puisse vivre ensemble sans tout vivre ensemble, s'aimer en restant deux personnes différentes. A-t-il changé depuis ? Est-ce qu'avec sa nouvelle épouse il sera capable de faire mieux ? Est-ce que le problème venait de Mathilde ; que c'était elle qui le bloquait ? Ou est-ce que Célestin a juste trouvé une femme aussi peu réaliste que lui et qui partage ses rêves de fusion complète ?
L'estomac de Mathilde est plein, la vaisselle faite, et le moral un peu remonté par la perspective d'aller prochainement choisir avec Ilana de jolies robes pour assister à la cérémonie. Mathilde se déshabille, prend une douche, enfile sa chemise de nuit, et s'apprête à se coucher. Mais elle a l'impression d'avoir oublié quelque chose. Elle prend son téléphone pour consulter son agenda du lendemain, histoire vérifier que rien ne lui est sorti de l'esprit. La petite pastille rouge sur l'icône du répondeur lui ravive soudain la mémoire. Voilà ce qu'elle a oublié : découvrir qui est l'émetteur de l'appel qui l'a privée de sa soirée avec sa fille. Elle s'apprête à consulter son répondeur.
Le message vient d'une entreprise concurrente à la sienne, qui visiblement tente de la débaucher. Ils lui proposent de les rappeler si elle est intéressée. Mathilde est troublée. Est-ce que les quelques articles qu'elle a publiés lui ont vraiment fourni une renommée ? Ou est-ce tout simplement l'œuvre de Rosa ? Rosa Jelitz, ancienne collègue de Mathilde et bonne amie à l'époque, avait justement rejoint cette société concurrente il y a de cela plusieurs années, et tenté de coopter Mathilde pour que celle-ci la rejoigne. Mais, à l'époque, son couple avec Célestin battait sérieusement de l'aile et changer d'entreprise lui aurait porté un coup fatal. Pourtant, cette opportunité l'avait sérieusement attirée, c'est vrai : une structure plus petite où l'on serait plus à l'écoute de ses idées, plus de publications potentielles, des projets plus innovants, et même un salaire plus attractif. Mais aussi une petite demi-heure de trajet supplémentaire, donc moins de temps pour sa famille. Et, pour tout dire, l'idée d'une augmentation de salaire était à l'époque assez rebutante : creuser l'écart de rémunération avec Célestin, c'était creuser aussi la tombe de leur couple. Mais maintenant que leur couple est bel et bien enterré, qu'est-ce qui la retient d'accepter cette opportunité ?
Mathilde s'étonne de ne pas avoir repensé à Rosa et à cette possibilité après sa séparation. Certes, elle avait été très occupée, jonglant entre les méandres administratifs et émotionnels du divorce, son emploi déjà bien prenant et l'éducation d'Ilana. Quel temps aurait-elle eu pour réfléchir à une évolution professionnelle ? Elle avait bien assez à faire avec les tâches de chaque jour. D'autant que Célestin lui reprochait de n'être pas suffisamment présente, trop carriériste, et se plaisait à rappeler que ce n'était pas avec la baby-sitter qu'il avait conclu un accord de garde alternée.
Pourtant, la petite fille semble parfaitement équilibrée. Mathilde est convaincue qu'il est sain pour Ilana de se confronter à plusieurs modèles, de développer différents attachements et de prendre un petit peu de chacun pour créer sa propre personnalité. Ilana l'a elle, elle a Célestin et sa nouvelle fiancée, et puis, oui, elle a aussi sa baby-sitter. Une jeune fille en qui Mathilde a toute confiance, très pédagogue et proposant à la petite des activités auxquelles sa mère n'aurait jamais pensé, lui racontant des histoires dont Mathilde n'aurait pas eu idée, et lui donnant de la vie une vision décalée et pétillante qu'elle n'aurait jamais été capable de lui communiquer. Et puis, elle insiste aussi sur la nécessité qu'Ilana apprenne également à s'occuper seule, ce qui est un point important. Mais, la plupart des soirs, Mathilde fait en sorte de rentrer suffisamment tôt pour partager du temps de qualité avec sa fille. Et quand elle doit travailler certains week-end, ou les mercredis après-midi, elle fait en sorte qu'Ilana aille jouer chez des amies de son âge.
Au final, Mathilde est convaincue que le plus néfaste pour l'équilibre d'Ilana, c'est probablement les semaines qu'elle passe chez son père, où elle fait l'objet de sollicitations continues et est considérée comme le centre du monde. Quelle jeune fille deviendrait-elle en grandissant, si on ne commençait pas dès maintenant à lui faire comprendre qu'elle ne sera pas toujours le centre de l'attention ? Comment deviendrait-elle indépendante ? Comment ne finirait-elle pas soumise à un permanent besoin d'admiration ? Comment apprendrait-elle à prendre ses propres initiatives ? Comment comprendrait-elle que l'amour que les gens nous portent n'implique pas leur présence constante ? Comment saurait-elle que les êtres qui nous aiment continuent à nous aimer même lorsqu'ils font attention à quelque chose d'autre qu'à nous ?
Mathilde rappellera demain. De son nouvel appartement, où elle a emménagé suite au divorce, les deux entreprises sont à une distance équivalente. Alors, la question ne se pose même pas ; elle en sait assez sur cette opportunité pour avoir conscience qu'elle n'aurait que des avantages. D'autant que c'est aussi l'occasion parfaite de racheter les erreurs du passé. Dire qu'elle l'avait laissée passer pour Célestin, donc pour rien du tout. Dire qu'elle ne s'était même pas senti le droit de l'évoquer avec lui ; qu'elle avait pris seule la décision de ne pas transmettre son CV à Rosa. Cet appel est un signe du destin : une deuxième chance, une occasion d'aller vers l'avenir, comme Célestin est en train de le faire lui aussi en se remariant.
Mathilde a soudain un déclic. Et si Rosa était l'auteure du mot trouvé sur son pare-brise en sortant du travail l'autre soir ? D'ailleurs, elle l'a aperçue de la fenêtre de son bureau le mois précédent ; même si elle serait bien incapable de dire s'il s'agissait ou non du même jour. Que disait le mot déjà ? Mathilde le ressort du tiroir. « Les choses vont très bientôt changer », « La solution viendra à toi » : Il pourrait tout à fait s'agir d'une allusion à cette nouvelle offre d'emploi. Rosa a toujours été une personne légèrement farfelue.
Et puis, de sa part à elle, et de la sienne uniquement, l'accusation de ne pas être épanouie est compréhensible. La carrière de Mathilde est toute brillante vue du dehors ; Rosa a été l'une des seules à en voir les points d'insatisfaction, les points d'amélioration potentiels. Non seulement elle les voyait, mais elle les comprenait, parce qu'elle partageait ces insatisfactions. Quand Mathilde partageait ses états d'âme à qui que ce soit d'autre, et en particulier à Célestin, elle ne faisait qu'essuyer les moqueries. De quel droit osait-elle se plaindre auprès de gens moins bien lotis qu'elle ? Ne devrait-elle pas s'estimer heureuse, elle qui réussissait déjà si bien ? Mathilde se sentait presque coupable de vouloir plus que ce qu'elle avait déjà. Oui, elle sait qu'elle est brillante, qu'elle est capable de plus, et que se contenter de ce qu'elle fait actuellement, est, d'une certaine manière, du gâchis. Est-ce si égoïste, si prétentieux, de ressentir ça et de vouloir le communiquer ? Est-elle condamnée à garder ces sentiments pour elle, afin de ne pas frustrer les autres ?
« Un programme a été préparé pour toi » dit le mot. Ne pourrait-il pas s'agir d'un programme de recherches ? Le mot indique aussi « Pas besoin d'inscription ; pas de possibilité de refus non plus », ce qui semble légèrement moins sensé. Mais c'est vrai qu'un contrat de travail n'est pas littéralement une inscription. Et puis,dans les faits, c'est vrai qu'elle peut refuser, mais intérieurement elle sait qu'elle n'a pas d'autre possibilité que d'accepter, à moins d'être complètement idiote. Et ça, Rosa le sait elle aussi. Mais quelle est cette histoire d'indices qui sont partout et qu'il ne faut pas ignorer ? Mathilde n'a remarqué aucun indice. Peut-être juste qu'elle était trop occupée pour faire attention ; après tout, elle avait presque oublié ce mot. Mais, ce qui est certain, c'est qu'elle n'a pas oublié la sensation qu'il lui a fait ressentir : celle d'avoir besoin de se tourner vers son avenir. Alors, et ce même si ce message sur son répondeur n'a au final rien à voir avec le mot, ce qui est certain, c'est que Mathilde rappellera dès demain matin et compte bien accepter l'offre si les conditions en sont satisfaisantes.
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