Chapitre 30
Et puis, tout le monde n'est pas comme Bastien ; tout le monde n'a pas pris la résolution de ne rien laisser avoir prise sur soi. Certaines personnes accordent de l'importance aux choses ; certaines personnes accordent même trop d'importance aux choses. Parmi ces personnes, il y a Ernest, étudiant perdu et maussade, mais aussi petit-ami aimant.
Petit-ami aimant, et terriblement aimé : c'est pour lui qu'Ariane a fait tout ça. Ernest, qui lui apporte énormément de bonheur mais refuse obstinément d'admettre que c'est le cas. Ernest a tout pour lui : il veut toujours bien faire et y arrive dans la grande majorité des cas, est très loin d'être bête et plus loin encore d'être prétentieux, drôle sans chercher à l'être, et attentionné presque autant qu'il est possible de l'être. Mais c'est aussi un être qui doute. On ne pourra pas nier que le doute, s'il devait, en tant que trait de personnalité, être classé par Ariane, le serait plutôt dans la catégorie positive que de la catégorie négative. Après tout, quelle meilleure arme que le doute contre l'ignorance, l'erreur, et tous les biais cognitifs qu'elle cherche à combattre ? Le doute est source d'intelligence. Mais le doute, chez Ernest, sème la confusion et la peur : peur de l'erreur, peur de la perte ou encore peur du prochain malheur caché au coins de la route et prêt à surgir à tout instant.
Si, en toute logique, le doute devrait prémunir contre les biais de croyances, chez Ernest ce n'est pas le cas. Car les croyances absurdes semblent au contraire agir pour lui comme des stratégies de défense face au doute. Il ne croit jamais tout à fait, car douter est le contraire de croire ; mais il croit quand même, en n'étant pas trop sûr, en doutant. De la même manière qu'il croit au fond de lui qu'Ariane finira forcément par le quitter, même s'il n'en est pas tout à fait sûr. Douter, c'est savoir qu'il a plusieurs options possibles. Être Ernest, c'est systématiquement choisir d'attribuer la plus forte probabilité à la pire des options possibles. Être Ernest, c'est ignorer totalement la réalité des statistiques, parce que se préparer au pire devient plus important que regarder la réalité en face. La regarder complètement en face, se serait prendre en compte le fait qu'elle n'est pas toujours noire.
Ernest accorde trop d'importance aux choses. Ariane serait plutôt du côté de la légèreté, même si elle est loin d'en être aussi fanatique que Bastien. La légèreté d'Ariane part d'une vision assez étendue du monde et de sa complexité pour pouvoir affirmer avec conviction que certaines choses ne méritent pas l'importance qu'on leur accorde. Mais elle n'irait jamais jusqu'à penser que rien n'a d'importance ; jamais jusqu'à choisir de n'accorder d'importance à rien. Regarder la vérité en face, par exemple, a de l'importance aux yeux d'Ariane. Le fait qu'Ernest soit dans l'erreur a aussi de l'importance pour elle.
Au final, son copain n'est pas si différent que ça de Bastien dont elle a tant envie de se moquer. Ernest, lui aussi, n'a fait que trouver des signes partout et les utiliser pour justifier ses choix. Si un jour ils ont des enfants et qu'il leur raconte l'histoire de sa vie, il expliquera probablement que son choix de carrière a résulté d'une mauvaise note. Ariane sait qu'il n'en est rien, et que la décision d'Ernest vient de lui-même, mais lui n'en a pas conscience. Comme il n'a pas conscience que leur amour à tous les deux est un choix consenti et une relation qu'ils ont créée bien plus qu'un miracle jaillissant de ressemblances dans les dates d'anniversaire. Ce manque de lucidité de la part de celui qu'elle aime, Ariane ne peut pas le tolérer. Elle ne supporte pas l'idée que l'histoire de sa vie soit déformée par celui avec qui elle a choisi de la partager. Elle n'arrive pas à considérer comme légitime la vision de son petit-ami ; pas quand sont pour elle aussi visibles que le nez au milieu de la figure les biais de l'esprit à l'origine de cette vision.
Quelque part, Ernest a été plus naïf encore que Bastien, car il a laissé le mot avoir de l'emprise sur lui. Le mot promettant l'épanouissement, Ernest s'est mis à remarquer autour de lui des signes positifs plutôt que les signes néfastes qu'il cherchait depuis toujours avec une assiduité digne des meilleurs élèves. On peut considérer que ça lui a fait du bien, que c'est déjà de la positivité en plus. Mais, au final, ce n'est pas bien de faire ça. Déjà, c'est juste pour cette fois, juste en lien avec le contexte, et ça ne marque en rien un changement dans sa personnalité à plus long terme. Le jour où il recevra une stupide chaîne de lettre lui promettant le malheur éternel s'il ne la renvoie pas à dix personnes, que se passera-t-il si on ne le laisse pas transférer le message ? Quel genre de signes s'attardera-t-il alors à voir ?
Et puis, surtout, ce qu'Ariane a fait, c'était d'une certaine manière trahir la liberté d'Ernest. Ariane, et cela fait partie de ce qu'elle apprécie chez Ernest, préfère être avec quelqu'un qui la laisse prendre ses propres décisions plutôt qu'avec quelqu'un qui penserait savoir mieux qu'elle ce qui est le mieux pour elle. Alors, son petit-ami ne devrait-il pas avoir ce droit lui aussi ? Comment justifier son comportement ? Dans la pièce, il y a aussi Edouard, avec ses dilemmes, mais surtout sa philosophie et ses principes. Edouard dont la seule présence agit comme un petit Jiminy Cricket rappelant à Ariane quelle mauvaise personne elle est.
Ariane se considère comme un être de principes, elle aussi. Comme Edouard, elle considère la vérité comme l'un des principes les plus importants. Mais la Vérité que vénère Ariane, c'est celle de la quête scientifique incessante, la recherche de la compréhension des phénomènes humains et le désir de rendre visible de tous les connaissances acquises. La Vérité d'Edouard, c'est avant tout une exigence envers soi-même ; une exigence de sincérité, d'authenticité, de ne rien cacher, de ne rien masquer ; une exigence à laquelle Ariane a renoncé.
Edouard semble un être sensé, qui accorde justement de l'importance uniquement aux choses qui le méritent. Il préfère son développement intérieur à toute autre chose, il veut pouvoir être content de la personne qu'il est, et, au final, le mot ne semble pas l'avoir tourmenté plus que ça. D'après son témoignage, il a d'abord formulé des hypothèses rationnelles sur un jeu de piste organisé par les RH ou une manipulation de ses collègues, puis il a quasiment oublié le mot. Ce n'est qu'en rencontrant Mathilde et influencé par elle qu'il a commencé à douter, à rechercher d'éventuels signes, à tâter le terrain. A l'entendre, le comportement le plus irrationnel qu'il ait eut fut de lancer quelques paris hasardeux type « Viendra-t-elle habillée en rose ou vert ? » en laissant le résultat lui dicter ses actions. Il ne sait pas trop quoi penser du mot, s'il faut y croire ou non, mais il semble probable qu'il s'en serait juste totalement désintéressé si son chemin n'avait pas croisé celui des autres.
Ariane admire Edouard, mais trouve dommage qu'il ait renoncé à ses sentiments pour Hortense. C'est comme si elle-même aurait dû renoncer à Ernest à cause de sa remarque sur leurs dates de naissance ! Ce n'était pas parce que l'histoire ne débutait pas d'une façon parfaite et qu'ils n'étaient pas exactement sur la même longueur d'onde, qu'il ne pouvait pas y avoir une belle et importante relation à créer. Statistiquement, deux êtres ont forcément des divergences ; qu'elles apparaissent ou non dans les premiers instants n'est qu'un hasard et il serait stupide de laisser à ce hasard la décision de poursuivre ou non la relation. Mais, d'un autre côté, Ariane sait aussi que ce n'est pas si dommage que ça pour Edouard et Hortense : elle n'était pas la seule fille au monde pour lui, et il en rencontrera une autre avec qui ça marchera tout aussi bien. Comme elle-même aurait rencontré un autre garçon qu'Ernest, un autre jour, si on avait choisi un autre restaurant pour fêter son anniversaire. Encore une réflexion qu'elle ne pourra pas partager avec son petit-ami en pouvant espérer être comprise et ne pas le vexer.
Ariane a peur. Initialement poussée par le désir de comprendre ces gens, elle se sent à présent retenue parle désir qu'eux ne la comprennent pas. En fait, elle est absolument certaine qu'ils ne la comprendront pas. Et, comble du comble, Ernest sera probablement celui qui comprendra le moins. Il lui en voudra ; c'est certain. C'était un risque qu'elle était prête à prendre, et à présent il est bien trop tard pour faire machine arrière. Il lui en voudra, et il aura bien raison de lui en vouloir. Hypocritement, elle s'est convaincue que c'était pour lui qu'elle avait fait tout ça. Mais il n'en est rien, évidemment qu'il n'en est rien.Enfin, il en est quelque chose, mais quelque chose qui n'est qu'une petite portion de ses raisons. C'était Ernest, c'était la curiosité, c'était l'envie de prouver qu'elle avait raison, et c'était surtout la conjonction hasardeuse de tout ça : il aurait manqué une seule de ces raisons, et elle n'aurait probablement rien fait.
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