Chapitre 18

Personne au bureau n'a remarqué la nouvelle coupe de cheveux d'Edouard, ou en tout cas personne n'a jugé utile de lui faire une remarque à ce sujet. Mais cela ne l'empêche pas de passer une bonne journée ; enthousiasmé par sa rencontre de la veille, il ne pense plus à Hortense et au secret qu'il doit garder, mais plutôt à Mathilde et au secret qu'il doit découvrir. Si Cédric n'est pas l'auteur du mot anonyme, qui pourrais-ce être ? Est-il possible qu'il s'agisse de quelqu'un qu'Edouard ne connaît même pas ? Si c'était le cas, ce serait presque décevant.

Edouard ne pense plus à Hortense, jusqu'à ce que son ami Georges vienne la lui remettre en tête. Il semble se douter de quelque chose, multipliant les questions comme s'il voulait pousser Edouard à lui faire des aveux : « Tu ne racontes plus grand chose dernièrement. Tu sembles un peu replié sur toi-même, moins naturel qu'à ton habitude. Est-ce qu'il y a quelque chose dont tu voudrais parler ? Ou quelque chose dont tu ne veux pas parler ? Rien de spécial à raconter ? Aucun événement qui sorte de l'ordinaire récemment ? » Oui, c'est certain : Georges se doute de quelque chose. Le comble de l'ironie, ce serait qu'Hortense elle-même lui ait raconté la vérité. Mais le plus probable, c'est que cette vérité transparaît tout simplement dans la nouvelle attitude d'Edouard envers Hortense, ou dans son changement de comportement de manière générale.

La semaine précédente, Edouard était décidé à confronter Hortense pour essayer de la convaincre de changer d'avis à leur sujet et d'accepter l'idée qu'ils puissent être ensemble sans avoir à le cacher. Sauf qu'il n'avait jamais trouvé le moyen d'être seul avec elle. Ou plutôt, il avait toujours eu une bonne excuse pour ne rien entreprendre : quelqu'un entrant dans la pièce au moment où il allait se lancer, une tâche urgente à finir au lieu de la rejoindre pour une pause, une journée qui finit plus tard ou plus tôt l'empêchant ainsi de faire le trajet retour avec elle, etc. Après tout, le mot ne lui conseillait-il pas justement d'être attentif aux signes ? Peut-être que si les évènements l'ont empêché d'essayer de convaincre Hortense de vivre leur histoire au grand jour, c'est parce que vivre leur histoire au grand jour ne serait tout simplement pas une bonne idée. Peut-être même que c'est tout simplement de vivre une histoire tous les deux qui ne serait pas une bonne idée.

En fait, si Edouard parlait à Hortense aujourd'hui, dans l'état d'esprit où il se trouve, ce ne serait pas pour la convaincre de changer d'avis, mais plutôt pour lui dire ses quatre vérités et mettre un point final à toute cette histoire. Il n'a plus envie d'essayer la convaincre : ils ne sont pas faits l'un pour l'autre, c'est tout. Il se souvient du naturel de sa conversation avec Mathilde chez le coiffeur ; la façon dont il pouvait immédiatement dire tout ce qu'il pensait, sans se soucier que le coiffeur ou qui que ce soit d'autre ne les entende. C'est à ça que la vie devrait ressembler selon lui, et donc aussi à ça que l'amour devrait ressembler. Pas de honte, pas de secret, pas de difficulté à se parler, pas de stress à ressentir avant une conversation. Edouard repense à l'époque où la communication entre Hortense et lui était naturelle : comment tout ça a-t-il pu disparaître en une seule soirée ? Et pourtant, c'est bien le cas. Hortense n'est plus une alliée ou une amie ; c'est devenu un obstacle, un problème.

Georges continue d'insister pour qu'Edouard se confie à lui, entamant un joli discours sur les bienfaits psychologiques du partage de ses préoccupations avec ses amis. Edouard est d'accord avec ce qu'il entend, et aimerait pouvoir expliquer à Georges que c'est justement le fait qu'il pense comme lui qui est la source de ses préoccupations. Il aimerait pouvoir demander à Hortense une dispense pour avoir le droit d'être honnête avec Georges, mais il sait qu'elle ne la lui donnera pas, et il n'est pas en droit de se l'accorder lui-même. Il ne peut pas la trahir ainsi ; il ne comprend pas exactement pourquoi, mais il sait à quel point garder ça secret est important pour elle. En fait, la seule chose qu'il pourrait entreprendre, c'est de faire culpabiliser Hortense ; pas pour lui faire du mal, juste pour ce qu'elle se rende compte des contraintes qu'elle lui inflige.

Oui, Edouard doit parler à Hortense. Comme ça, demain, il pourra raconter à Mathilde que pour lui aussi quelque chose à avancé, et être fier de lui. Mais il a besoin de quelque chose pour se lancer ; un signe supplémentaire qu'il a bel et bien raison de faire ça. Allez, si Hortense porte une jupe aujourd'hui, il lui parlera. Si c'est un pantalon, il ne lui parlera pas. Certes, il aurait pu faire le choix inverse de pari, mais, pour tout dire, il est conscient que la femme dont il est question porte des jupes bien plus souvent que des pantalons. Il toque à la porte de son bureau. C'est quelqu'un d'autre qui ouvre à Edouard et, Hortense étant assise à son poste, il ne peut pas voir comment ses jambes sont vêtues. Tant pis, il lui parlera dans tous les cas ; il en a besoin : « Bonjour Hortense. J'aimerais de te parler seul à seul quelques minutes. Est-ce que tu peux venir avec moi s'il te plait ? » C'était peut-être maladroit, il a eu l'impression de s'adresser à elle comme s'il était son chef et s'apprêtait à la réprimander. En fait, c'est un peu ce qu'il ressent le besoin de faire, d'une certaine manière. Hortense termine d'écrire un mail, et se lève pour le suivre vers le balcon. Il semble qu'il ait bien fait de réclamer cette conversation : elle porte une jupe.

Il lui dit ce qu'il a sur le cœur. Il trouve qu'elle est une femme formidable, et tous les deux ils accrochent bien. Il a pensé un moment qu'ils pourraient être plus que des amis, et elle l'a pensé elle aussi. Mais ils n'envisagent pas les choses de la même manière, la relation qu'ils veulent n'est pas la même ; ce n'est juste pas possible. Il ne peut pas exiger d'elle qu'elle renonce à ses principes d'intimité, de vie privée ou il ne sait quoi encore. Et elle ne peut pas exiger de lui qu'il renonce à ses principes de vérité et d'authenticité. S'ils font le moindre compromis, il y a l'un d'eux qui en voudra à l'autre, c'est inévitable. Plus Edouard parle, et plus il se convainc lui-même. Il est maintenant tout à fait certain qu'une relation entre eux deux aurait forcément été une mauvaise idée.

Il lui dit qu'il a besoin qu'elle lui confirme que, pour elle aussi, cette histoire est définitivement enterrée. Hortense, qui n'a pas dit un mot jusqu'ici, hoche la tête. Elle se dit désolée ; elle sait que c'est dommage, mais qu'elle ne peut pas risquer de mettre en danger sa carrière. Ces mots exaspèrent Edouard, qui mentionne Cédric et Johanna pour lui expliquer que sa carrière n'aurait pas été en danger. Hortense s'agite, bredouille, lui reproche de ne rien comprendre, affirme qu'« interdit » et « mal vu » sont deux choses différentes et que « mal vu » suffit pour créer un risque. Elle ajoute qu'elle n'a pas envie d'être la source de ragots pendant toute l'année et ne supporterait pas que qui que ce soit se sente le droit de juger ses relations personnelles. Elle n'a pas envie d'être exposée dans une vitrine, comment peut-il ne pas comprendre ça ?

Edouard essaye de comprendre, du mieux qu'il peut. Mais, pour lui, être exposé dans une vitrine est toujours mieux qu'être caché derrière un masque de fausseté. Il est convaincu que tout le monde se fiche bien de sa vie privée, et considère dans tous les cas que, même si la vérité vient avec un prix, il est prêt à le payer. Oui, il aurait été prêt à endurer les commérages s'il y en avait eu, mais il n'est pas prêt à assumer la fausseté et la duplicité. Hortense lui fait de la peine. Il la trouve un peu parano sur les bords, dramatisant la gravité de la situation d'une façon qu'il juge disproportionnée. Mais il sait aussi qu'elle est convaincue de ce qu'elle dit ; il voit bien que lui imposer d'être honnête serait destructeur pour elle, et qu'elle n'est pas prête à faire cet effort pour lui. Et lui n'est pas prêt à faire l'effort inverse pour elle. Après tout, peut-on vraiment trouver en soi la force de lutter et de faire des sacrifices par amour quand cet amour n'existe même pas encore ?

Leur amour aurait pu être possible, mais il aurait été compliqué. Et l'un comme l'autre ne sont pas prêts à payer le prix de cette complexité. Edouard pourrait se sentir lâche, mais, en réalité, se sent plus fort que jamais. Il est un homme de principes, qui vient de sacrifier un amour potentiel pour préserver son intégrité. Il perd une relation potentielle, mais il conserve son sens de l'identité, c'est à dire la chose à laquelle il tient le plus au monde après ses enfants. Il préférerait encore perdre son emploi que renoncer à l'image qu'il a de lui même. Peut-être que certains trouveraient son comportement lâche mais, lui, il trouve ça noble.

Hortense ne voit pas cette noblesse. Edouard mérite une femme qui l'aime avec son intégrité, et même pour son intégrité. Il sait que des femmes comme ça existent. En fait, il a dans l'idée que cette Mathilde qu'il a rencontrée la veille pourrait très bien être l'une d'entre elles. Il s'imagine lui raconter la conversation qu'il vient d'avoir avec Hortense, et est impatient de découvrir sa réaction. Et, en fait, il est presque content d'avoir une bonne excuse pour ne pas raconter tout ça à Georges. Il n'a pas envie d'entendre son ami le traiter de lâche ou d'idiot, et il sait que, lui, c'est ce qu'il ferait probablement s'il lui parlait d'Hortense.

Edouard a beau avoir conscience que, dans ce cas précis, ne pas pouvoir dire la vérité l'arrange, il se doit tout de même d'expliquer à Hortense dans quelle situation elle le met. Se rend-elle compte qu'il ne peut pas raconter à ses amis ce qui agite son esprit ? Se rend-elle compte qu'il doit quand même les trahir, alors que tous les deux ne sont même pas ensemble ? Hortense bredouille encore plus que tout à l'heure. Elle lui répond, en baissant la voix, qu'elle ne peut pas lui interdire quoi que ce soit. Elle lui dit de faire ce qu'il juge juste, et qu'elle en assumera les conséquences de toute façon vu qu'elle n'aura pas d'autre choix.

Edouard voit bien qu'il la met dans une position difficile. Elle ne peut rien dire pour sa défense. Peut-être que le principe de vérité doit passer après le principe de ne pas faire de mal. Edouard sait bien que, s'il confie la vérité à quelqu'un, Hortense sera gênée. Il sait qu'elle rougira, bredouillera, se sentira scrutée et violée de son intimité. Il ne peut pas lui faire ça. Il aimerait qu'elle soit suffisamment forte pour assumer le fait qu'ils se soient plus et se soient embrassés, mais il voit bien que ce n'est tout simplement pas le cas. Elle n'est pas assez forte, alors il se doit de la protéger, même si pour ça il doit garder un secret. Il peut bien faire ça pour elle.

Pourquoi alors ne peut-il pas faire plus ? Pourquoi peut-il garder ce petit secret mais pas un plus gros secret ? Parce qu'un baiser, une possibilité, c'est petit, un événement, presque une anecdote. Mais une relation, ça colore toute une vie. Cacher toute une vie, c'est beaucoup trop lui demander. Et il n'a pas de principe assez fort à contrebalancer à la vérité pour justifier ça. Le petit secret, les seules options sont de le garder ou de blesser Hortense, alors choisir le mensonge se justifie. Avec le gros, il n'y a pas d'excuse à mentir car il existe une troisième option. Choisir de ne pas avoir une relation avec Hortense, c'est choisir de ne pas avoir ce secret à cacher. C'est le meilleur choix ; le plus moral. Edouard se dit que le choix qu'il fait est celui qui est le plus en accord avec ce qu'il est et avec ses principes. Mais il ne peut quand même pas s'empêcher de se demander : aurait-il pris la même décision s'il n'était pas tombé sur Mathilde chez le coiffeur la veille ?

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top