Chapitre 12

En arrivant à la clinique aux aurores ce vendredi matin, une tasse de café à la main, Charline s'attend à trouver le bureau vide. Ses trois collègues secrétaires sont moins matinales qu'elle et, plus la semaine avance, plus leur arrivée est tardive. Pourtant, le bureau n'est pas fermé à clef. Devrait-elle s'inquiéter ? Elle entend du bruit à l'intérieur. Mais, en tendant l'oreille, elle réalise vote que ça ressemble plus au bruit des touches d'un clavier qu'à un cambriolage, un braquage, ou un quelconque autre événement aussi anxiogène qu'improbable. Charline pousse donc la porte, précautionneusement néanmoins.

Elle est accueillie par le sourire à la fois chaleureux et timide d'une petite femme assez âgée et installée à l'un des bureaux : « Bonjour. Je suis Linda, la nouvelle secrétaire du Dr. Molun. Enchantée. » Mais oui, bien sûr ! Comment Charline a-t-elle pu oublier ? Le Dr. Molun n'a plus de secrétaire depuis le départ à la retraite de son ex-collègue Sandra. Départ qui a fichu un coup au moral de Charline, lui rappelant que le sien finira par arriver, bien trop vite à son goût. Mais, à en juger l'âge de cette nouvelle, Charline ne sera probablement pas la prochaine sur la liste des retraitées. L'arrivée de Linda est prévue depuis un mois au moins, mais c'était totalement sorti de l'esprit de Charline, qui avait omis de le noter. Une bonne nouvelle pour ses collègues et elle, qui n'auront plus à se partager le travail supplémentaire laissé par l'absence de Sandra. Une bonne nouvelle ; vraiment ? Moins de travail, n'est-ce pas moins d'occasions de se rendre utile ?

Charline se présente à Linda, et lui demande si elle a besoin d'aide. Après-tout, il faut bien que quelqu'un se charge de lui apprendre le fonctionnement de leur clinique et du secrétariat dont elles font partie. Le Dr. Molun a indiqué à Linda l'emplacement de son bureau quand il l'a accueillie plus tôt ce matin, mais ne lui a donné pour l'instant que peu d'indications sur ce qui est attendu d'elle. Elle a l'air légèrement paniquée, et surtout complètement dénuée de repères, n'ayant même pas réussi à retrouver sur l'ordinateur les comptes rendus d'hospitalisation pour pouvoir consulter la manière dont ils sont rédigés.

Charline commence par lui présenter les différents logiciels présents sur l'ordinateur : celui pour les comptes rendus et courriers en tous genres, celui pour la prise de rendez-vous, celui pour le codage de l'activité, celui pour retrouver toutes les informations administratives du patient, celui pour consulter les prescriptions, celui pour échanger des mails avec le reste de la clinique, etc. Elle sent la panique de Linda monter, lui rappelant sa propre appréhension quand elle a dû elle-même se familiariser avec chacun de ces logiciels. Elle avait au moins eu la chance de se les voir imposés l'un après l'autre. La pauvre Linda doit engranger tout ça d'un coup, avec en bonus toutes les informations sur le fonctionnement de la clinique, les différents interlocuteurs, ainsi que les attentes spécifiques du Dr. Molun.

Charline ressent un léger sentiment de culpabilité en constatant qu'elle est presque heureuse face au malaise de Linda. La pauvre vient d'un cabinet privé où les outils informatiques de travail s'arrêtaient à Word, Outlook et Excel. Et puis, elle est assez âgée, et n'est pas certaine d'avoir encore la capacité d'apprendre quoi que ce soit. Sans compter le fait que fournir tous ces efforts pour seulement encore quelques années de travail semble peu valoir le coup. Mais bon, ce n'est pas comme si elle avait le choix. Ironie du sort, le médecin pour lequel elle a travaillé toute sa vie est maintenant hospitalisé pour une grave maladie cardiaque qui n'a pas été détectée à temps. Il faut bien continuer à gagner sa croute. Et puis, que ferait-elle de ses journées si elle arrêtait d'exercer une activité ? Linda fait visiblement partie, comme Charline, de ces personnes que la retraite angoisse mais que l'évolution du travail angoisse tout autant.

Charline n'est pas une personne sadique. Si l'attitude angoissée de Linda la réjouit, c'est parce qu'elle lui permet de réaliser le chemin qu'elle a elle-même accompli. Quand son environnement de travail a commencé à changer, qu'elle a dû s'habituer du jour au lendemain au premier logiciel qu'on lui a imposé, elle a presque failli sombrer en dépression. Elle peinait à trouver la motivation de se rendre au travail, où elle arrivait l'angoisse au ventre, se sentant incompétente chaque fois qu'elle se trouvait forcée d'appeler le service informatique pour demander de l'aide sur telle ou telle fonctionnalité. Elle se sentait nulle, faisant des bourdes comme annuler par erreur un rendez-vous, en prendre un pour le mauvais patient, ou se tromper d'une semaine sur la date. Son travail avait toujours été une source de fierté pour elle jusque là, et soudain elle n'avait plus la possibilité de se considérer comme une secrétaire de premier choix. Charline n'a jamais identifié le moment où elle a fini par sortir de cette mauvaise passe ; jamais pris conscience d'en être sortie. Pourtant, aujourd'hui, elle constate que c'est bel et bien le cas.

Non seulement Charline n'a plus peur de faire des erreurs ou de ne pas savoir comment faire quelque chose, mais en plus elle se sent une maîtrise suffisante pour pouvoir aider Linda et lui permettre de s'intégrer avec succès. Charline se sent investie d'une mission à accomplir. Elle repense au mot qu'elle a trouvé dans la poubelle. La promesse de choses qui changent, d'un épanouissement encore possible pour elle. Linda peut probablement faire partie de ça ; permettre de regagner un souffle de motivation.

Tout ce que son mari avait pu apprendre à Charline sur ce mot, c'est qu'il l'avait trouvé sur le paillasson de leur appartement et directement jeté à la poubelle. Pas de contexte spécifique donc, donc pas de nouveaux éléments qui lui auraient permis de réfléchir à ce mystère et de formuler des hypothèses. A moins que le paillasson ne soit tout le contexte dont elle ait besoin. Pour lui déposer un mot sur le paillasson, il fallait non seulement savoir où elle habite, mais aussi avoir le code d'entrée de l'immeuble. Charline a bien une hypothèse ; mais elle se demande si celle-ci ne provient pas plus de ses désirs que de sa raison. Au fond d'elle, Charline a envie de croire que c'est son fils qui a déposé le message pour elle ; comme une façon de lui dire que non seulement il ne l'oublie pas, mais qu'en plus il croit en elle. Un peu comme quand il lui avait offert les écouteurs roses ; un gage de foi dans le fait qu'elle a encore bien des choses à vivre. Mais on ne peut pas oublier que, en entrant dans l'immeuble en même temps que l'un des résidents, n'importe qui aurait pu arriver jusqu'au paillasson. Et puis, Pierre se serait-il vraiment déplacé jusque là sans faire un coucou à ses parents ?

Cependant, que Pierre soit ou non le dépositaire du mot, l'idée qu'il croit encore en elle ravive Charline. C'est ce qui lui permet de tenir, jour après jour, malgré le vide de sa vie actuelle. Il doit bien y avoir quelque chose d'autre, quelque chose de nouveau qui l'attend. Quelque chose qui soit susceptible de lui donner un sentiment d'accomplissement. Oui, son fils n'a plus besoin d'elle. Mais ça ne veut pas dire que plus personne n'a besoin d'elle. Linda, par exemple, a besoin d'elle. Et elle n'est probablement pas la seule, mais c'est elle qui est là, en face de Charline, en train de se demander si elle arrivera ou non à faire face au nouveau défi qui l'attend. Charline décide d'en faire sa protégée. Elle lui apprendra tout ce qu'il y a à savoir, l'aidera à devancer les attentes de tous, et surtout à lutter contre ses craintes. Elle arrivera à la convaincre qu'elle est toujours capable d'apprendre et de bien faire.

Mais les heures passent et Charline constate qu'au final, Linda s'en sort plutôt bien. Certes, elle aura besoin de temps pour se familiariser avec tout ce qu'il y a à découvrir et pour tout maîtriser. Mais, cela ne fait aucun doute, elle sera bientôt aussi compétente que Charline elle-même. Que fera-t-elle alors ? Qu'est-ce qui donnera du sens à ses journées ? Quelle sera la prochaine mission qu'elle parviendra à trouver ? Les occasions ne sont vraiment pas si nombreuses. Et puis, à part dans son travail et dans son rôle de mère, il n'y a aucun domaine où Charline brille vraiment. Que peut-elle apporter au monde qui l'entoure ?

Elle tourne la tête dans tous les sens, comme si elle espérait trouver les réponses à ses questions existentielles affichées sur les murs. Ces murs tellement familiers, cet environnement où elle finira sa carrière, qu'elle connaît par cœur et qui la rassure. Si elle regarde assez attentivement, pourra-t-elle trouver quelque chose qui soit plus que rassurant, qui ressemble plutôt à un élan ? Dans le bac des objets oubliés par les patients, Charline repère un doudou. Soudain, elle se revoit avec un bébé dans les bras, se rappelant qu'elle ne s'est jamais sentie aussi comblée qu'à cette période où la vie d'un autre être dépendait entièrement d'elle.

Charline se verrait bien grand mère. Peut-être Pierre attend-il un enfant ? Elle s'imagine déjà retrouver le rôle de conseillère de son fils, le guider dans le domaine si compliqué de la parentalité, et devenir pour un petit-bout, garçon ou fille peu importe, une véritable mamie gâteau. S'il y a un bon côté à la vieillesse, ce doit bien être celui là. Et puis, presque soudainement, Charline sort de ses rêveries en souvenant que son fils n'a que vingt-trois ans et n'est absolument pas prêt à être père. Quel égoïsme ! Comment peut-elle avoir des espoirs si stupides ? Il est probablement mieux pour Pierre de ne pas avoir d'enfant maintenant. Charline n'est même pas sûre qu'il en veuille un jour. Peu importe que Charline ait ou non envie d'être grand-mère, cela ne doit pas entrer en ligne de compte car ce n'est pas de sa vie qu'il s'agit, pas de ses choix.

Mais qu'en est-il de sa vie et de ses choix justement ? Charline ne se sent pas vieille. Au contraire, elle se sent pleine d'énergie et son problème est justement de ne pas savoir quoi en faire. Contrairement à Linda, elle est parfaitement consciente qu'elle est encore capable d'apprendre et d'évoluer. Et puis, surtout, elle sait qu'elle est encore capable d'apporter des choses et de contribuer au monde autour d'elle. Ce qui la chagrine, c'est que personne d'autre qu'elle-même ne semble voir ça en elle. Ce qui la chagrine, c'est que personne d'autre qu'elle-même ne semble voir la jeunesse et la vitalité qui perdurent en elle, la considérer autrement que comme quelqu'un dont la partie intéressante de la vie est déjà finie. Comme si la lente marche vers la décrépitude était la seule chose à l'attendre encore. Charline ne se sent pas vieille en elle-même ; elle se sent vieille aux yeux du monde.

Sauf peut-être de Pierre, s'il a vraiment écrit ce mot, s'il croit vraiment en elle. Mais, même si c'est le cas, il ne pense pas que c'est à lui que sa mère a encore des choses à apporter. Mais à qui d'autre alors ? A qui apporter des choses, si ce n'est pas à son fils ou à un éventuel petits-enfants. A Linda, d'accord. Mais après ? Prendre une collègue sous son aile n'est pas un engagement sur des années. Charline aurait besoin d'un engagement sur des années, de la certitude d'être indispensable encore pour un bon laps de temps. Mais elle ne parvient pas à trouver ce qui pourrait lui apporter ça. Elle a beau continuer de regarder en elle et autour d'elle, aucune idée ne lui vient.

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