Funambule
Minable. C'est ce qu'il était. Sinon, pourquoi aurait-elle annoncé d'une voix neutre, sans émotion (ce qui rendait la déclaration encore plus douloureuse) :
"Je pars."
Ses lèvres pourpres avaient prononcé ses mots froidement. Sans une once de compassion. Ni même de tristesse. Elle semblait même plutôt heureuse lorsqu'elle tournait la tête vers la fenêtre, se départissant de son air hautain et indifférent qu'elle reprenait lorsqu'elle reposait son regard sur ce visage doux et implorant qu'elle avait aimé, autrefois.
Oui, elle s'était prise de compassion pour cet homme, elle était tombée amoureuse de lui quand toutes les autres lui tournaient le dos, parce qu'il était trop doux, trop fragile, trop vieux peut-être. Mais c'était justement ça qui l'avait séduit, ce caractère discret que le monde pouvait briser à chaque instant. Elle pensait que cette douceur, cet amour qu'elle sentait en lui pourrait réaliser ses rêves de voyage, de découverte, d'émerveillement, ce que son précédent amour n'avait pu lui offrir, obnubilé par ses conquêtes d'un soir.
Mais elle avait commencé à déchanter. Cet homme était amoureux, oui, ça elle en était sûre. Il lui offrait avec une passion sans égal tous les cadeaux qu'elle désirait, jamais départi de cette douceur d'âme qui contrastait avec la noirceur et la dureté du monde. Et c'était précisément cette douceur qui l'avait empêché de réaliser le rêve le plus fou de sa femme, le cadeau qui l'aurait comblé plus que tout. Peu à peu, elle comprenait ses échecs amoureux : elle pensait que sa fragilité le rendait faible et lâche.
Et maintenant, après tant d'années passées ensemble, après tant de frustration, de déception, elle le quittait, comme elle l'avait fait avec tous les autres, dans ce salon qui reflétait la personnalité de son propriétaire : discret, neutre, sans élément qui ne se départisse des autres, un salon qu'elle avait trouvé au début élégant et touchant, mais au fil des années elle avait changé son jugement, ce salon était monotone et triste.
Pourtant, il sentait qu'il manquait quelque chose à son salon, quelque chose d'important. Avec tristesse et désespoir, il remarqua que c'était la touche de sa femme qui manquait, une touche exotique, composée de masque africains et de cartes postales, de photos de l'étranger, avec la réserve de musiques latino ou orientales qui seules pouvaient lui apporter un semblant de réconfort à la pensée qu'avec cet homme aussi, il n'y aurait jamais de lune de miel. Il n'y avait même plus ses livres de recettes asiatiques, mexicaines et marocaines si épicées qu'elle aimait tant et qu'il trouvait trop fortes pour lui.
Il tenta encore de lutter contre sa décision, ses yeux bleus humides clignotant des SOS. Il n'était pas un de ces durs entièrement trempés dans la réalité, qui ne se font pas d'illusions sur leur avenir et se battent pour avoir le plus de chances de rester indemnes dans ce monde cruel, ni l'un de ces jeunes romantiques qui se réfugient continuellement dans les rêves utopiques d'un avenir meilleur dans un monde meilleur. Il était entre les deux. Le monde réel était trop dur et violent pour lui mais celui des rêves était trop fragile et instable face à cette réalité. Il était en équilibre entre les deux, funambule sur un fil tremblant au dessus d'un abîme de ténèbres infinies.
Il l'aimait encore comme au premier jour, avec sa longue chevelure bouclée et d'un noir d'ébène, elle était sa bouée de sauvetage qui le maintenait à la surface, l'empêchant de se noyer, elle était sa clé d'or pour le monde imaginaire. Il tenta de la retenir, mais elle resta sur ses positions, statue de pierre inébranlable dont même le coeur prenait une teinte minérale.
Lorsqu'elle marcha vers la sortie, il sentit la bouée de sauvetage se dégonfler.
Lorsqu'elle claqua la porte d'entrée, il entendit celle imaginaire se fermer à jamais.
Lorsqu'elle partit sur sa moto rouge, il vit la barre du funambule tomber dans les ténèbres.
Il lutta pour rester à la surface, pour tenir en équilibre sur le fil, mais un torrent de larmes l'emporta dans le noir.
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