On a temps à faire

C'est une nouvelle que j'avais fait pour un concours de nouvelles mais qui a perdu

Notre histoire commence dans la petite île volante de Patime. La particularité des habitants, les Patimiens, consistait à récolter tous les week-ends, des secondes pour faire fonctionner leur grande horloge laquelle permettait à Patime de ne pas s'arrêter dans le temps comme toutes les îles volantes aux alentours. Les secondes se présentaient comme de petites graines fragiles en forme de virgules et ne se trouvaient seulement que dans la prairie de Patime ; s'évaporant trop facilement dans la nature, il fallait donc les ramasser à la main. Ainsi pour éviter la pénurie de secondes et l'arrêt de leur horloge, la prairie se retrouvait envahie, tous les week-ends, par des personnes accroupies cherchant à ramasser ces précieuses petites graines. Autant dire que s'attelaient à la tâche tous les Patimiens qu'ils soient filles, garçons, parents, enfants, jeunes ou vieux.

Tous ?

Non, Victoire et Oliver deux jeunes adolescents allergiques au travail comme d'autres le sont au pollen, rechignaient franchement à donner de leur personne pour cette corvée qui ne leur apportait aucune joie au grand dam de leurs parents qui en tant que Patimiens modèles accomplissaient avec fierté et dignité cette tâche hebdomadaire.

— Je ne pourrais pas rentrer à la maison avec Oliver ? lança Victoire pour la énième fois de ce dimanche matin faisant au passage soupirer sa mère pour la énième fois aussi. On sera sage, il va juste me montrer la nouvelle figurine que son oncle lui a offerte pour son anniv...

Voyant que cet argument ne lui valait qu'un regard noir de sa mère, elle tenta de changer de tactique :

— Mais, surtout, il y a cet exposé que notre prof d'histoire nous a réclamé pour demain et qu'on n'a pas tout à fait fini...

— Si ce n'est que ça, ma chérie, fit sa mère en l'embrassant sur la joue avant de lui laisser tomber dans les bras un gros panier de secondes, Mme Bormu est juste en face, au compteur. Je suis sûre que si tu vas la voir et que tu lui expliques que tu nous aides, elle acceptera de reporter votre devoir à mardi.

Victoire n'étant pas dupe, comprit très rapidement que sa mère voulait surtout que la jeune fille aille au compteur à sa place.

Je ne peux pas y aller, expliqua Mme Maligan en voyant que sa fille la regardait sceptique et n'avait toujours pas bougé. J'ai bien peur que notre cher voisin attende simplement que je parte pour nous voler notre parcelle de secondes.

Qui aimait à ce point le travail au point de vouloir voler le terrain de secondes de quelqu'un d'autre ? N'importe quoi ! Les adultes étaient décidément très bizarres ?

Malgré cette pensée et bien d'autres plus méchantes à l'encontre de ces adultes trop étriqués, Victoire partit sans rien dire vers le compteur en faisant bien attention à mettre une main sur la bâche en gaz qui couvrait le panier afin de ne perdre aucune seconde.

Le compteur comme son nom ne l'indiquait pas, était un endroit qui récupérait les secondes et les envoyait à la grande horloge. Il pouvait aussi compter le nombre de secondes ramassées lesquelles se trouvaient ensuite converties en jours de congé dont que l'on pouvait économiser pour en bénéficier plus tard, d'où peut-être son nom. C'était ce dernier point qui faisait que Victoire détestait aller au compteur, pas parce que l'idée d'obtenir des jours de congé la dérangeait mais parce que sa mère préférait les économiser et continuer d'aider la communauté alors que la jeune fille aurait aimé en profiter pour avoir ne serait-ce qu'un week-end de congé. De plus, il y avait toujours un présentateur au compteur qui criait pour encourager les gens : « Félicitations Mme Varmi ! Vous avez récolté 20000 secondes, vous en avez donc maintenant 432000 sur votre compte et il vous en manque seulement 172400 pour avoir le droit à une semaine de vacances ! La communauté vous remercie pour votre importante participation ! »

Pourtant, quand c'était à Victoire de compter ses secondes, aucune félicitation ni exclamation de joie de la part du présentateur même quand la récolte de sa mère avait été vraiment bonne comme ce jour-là.

— Alors, tu ne t'es toujours pas débarrassé de ta mère ? railla la voix reconnaissable d'Oliver dans son dos.

— Car tes parents t'ont lâché, toi ? répliqua-t-elle en le poussant dans le champ de secondes faisant râler plusieurs personnes à propos de l'immaturité de leur comportement.

Pas vraiment ! répondit-il avec un air mystérieux en se relevant avant de sortir de sa poche un doudou qui semblait avoir était mâchouillé pendant des heures par un bébé – ce qui a bien y réfléchir devait sans doute être le cas. Mais ceci devrait m'aider dans mon entreprise d'émancipation.

Et comme si le reste de ses informations devait rester entièrement confidentielles, il partit dans un coin reculé de la prairie en invitant d'un signe de la main son amie à le suivre. Elle s'exécuta en oubliant son panier de secondes Une fois arrivé dans un coin ombrageux près de la forêt, le jeune homme, ravi de pouvoir faire la démonstration de sa malice, balança d'avant en arrière avec fierté le doudou comme s'il s'agissait d'un artéfact précieux plutôt que d'un simple doudou :

— Donc, mon adorable petit monstre de sœur Lisa ne peut pas dormir sans. Aussi lui ai-je subtilisé afin de la faire pleurer. Et en tant que grand frère modèle, j'ai donc proposé à mes parents d'aller récupérer la précieuse Mme Lapin afin d'arrêter la crise de larmes ! Tu m'accompagnes ?

Voyant sa mère découvrir près du compteur, le panier abandonné, la réponse de Victoire ne tarda pas et ce fut en se fendant d'un petit sourire mutin qu'elle déclara :

— Evidemment !

— Tu crois qu'il se passe quoi si l'on tombe de l'autre côté du rempart ? demanda Oliver.

Afin d'illustrer son propos, le jeune homme, jeta comme pour le faire ricocher un galet de l'autre côté du mur qui se figea en plein milieu du ciel entre deux flocons de neige. S'étant arrêtée pour voir à quel moment le projectile de son ami se rendrait compte que les lois de la physique n'était plus en vigueur dans l'espace où il avait atterri, Victoire commenta :

— Tu finis comme ton caillou !

— Non, mais ce que j'aimerais savoir, expliqua Oliver, c'est si notre cerveau s'arrête avec le temps et si on a alors l'impression que mille ans valent une seconde ou si on continue de penser en mode « zut pourquoi y a que moi pour rester coincé dans des situations improbables comme celle-ci ! »

— Dans les deux situations, ce n'est pas un petit peu déjà notre cas ? répliqua Victoire avec un sombre sourire.

Elle continua ensuite sa promenade sur le rempart, ravie de voir quel effet avait eu ses paroles sur le garçon qui en espérant trouver un élément pour contredire son amie, scrutait de l'autre côté du rempart la neige qui recouvrait les autres îles ainsi que le ciel infini.

Mais il fallait se rendre à l'évidence, Victoire avait raison. Même si, grâce à sa vallée, l'espace protégé de l'arrêtage de temps comme l'appelait les deux adolescents, était plutôt grand avec son lac, ses forêts, champs, prairies... il fallait bien avouer que cette vie était un peu trop routinière et que vivre dans une boucle temporelle éternelle n'aurait pas changer grand-chose. S'il avait été meilleur en poésie, Oliver aurait osé faire une métaphore en déclarant qu'il se trouvait comme dans une boule à neige qu'on retournait à l'infini sans s'inquiéter pour les personnes à l'intérieur des petites maisons, lesquelles ne comprenaient plus pourquoi on les martyrisait ; ne comprenaient plus pourquoi cette condition continuait de les paniquer. Mais étant très mauvais en poésie, Oliver se contenta de demander à Victoire en la voyant s'arrêter soudainement :

— Pourquoi tu t'arrêtes ?

— Tu n'entends pas ? fit-elle sans se retourner vers lui avec un air absorbé.

Tendant l'oreille, Oliver essaya de percevoir le bruit dont parlait son amie. La tâche était plutôt ardue car le vent sifflait à travers les meurtrières. Il arriva cependant à entendre une faible voix venant de l'étage du dessous.

— Ça vient du bas ! déclara-t-il.

Et sans attendre plus d'informations, Victoire courut vers le premier escalier qu'elle aperçut pour le dévaler.

Une fois à l'étage du dessous, protégé du vent, on pouvait entendre des pleurs étouffés au travers d'une porte menant à l'extérieur du rempart.

Alors que Victoire était déjà en train d'essayer d'ouvrir la porte, Oliver la stoppa et s'exclama :

— T'es folle ! Si on fait ça, on va rester bloqués pour l'éternité !

— Ne sois pas ridicule, si quelqu'un parle, c'est qu'on peut vivre de l'autre côté !

— Peut-être que c'est juste notre imagination !

— Nos deux imaginations en même temps ? J'y crois pas !

Sur ce, Victoire ouvrit la porte qui menait à un petit escalier de service en spirale et sans attendre l'aval d'Oliver, la jeune fille le descendit ; elle fut très vite suivie par le garçon qui marmonnait sur le fait qu'une fois encore ils allaient au-devant des ennuis. Mais une fois arrivé au bas de l'escalier, ses bougonnements furent arrêtés par son amie qui murmura bruyamment :

— Chut !

Oliver s'exécuta aussitôt, de toutes façons il n'aurait pas pu en faire autrement : la vue qu'il avait devant lui était à couper le souffle. Ce n'était pourtant qu'une modeste petite terrasse calée en contre-bas de l'île avec quelques plantes grimpantes, un carrousel et une balustrade en fer forgé donnant évidemment sur les flocons en suspension. Ce n'était cependant pas pour profiter de la vue que Victoire avait demandé à son ami de se taire mais pour éviter de faire peur à la petite fille aux cheveux noirs qui s'était cachée derrière le manège en voyant la jeune fille. C'est donc en marchant d'un pas lent vers elle que Victoire se présenta avec douceur :

— Salut, moi c'est Victoire et toi ?

— Alice ! répondit rapidement la petite fille en sortant de sa cachette avant d'essuyer ses yeux rougis par les larmes afin de paraître plus courageuse.

Peine perdue cependant, car la voyant effectuer ce geste, Oliver demanda :

— C'est toi qui pleurais ?

Entendant cela, Alice devint aussi rouge que son manteau et Victoire donna un coup de coude à son camarade qui tenta de se justifier :

— Quoi ? On est bien venus car on avait entendu quelqu'un pleurer ?

— Et c'est le cas, avoua Alice. J'étais triste !

— Pourquoi ? questionna Victoire.

La jeune fille pensa avoir posé une question indiscrète car Alice tourna les talons mais au lieu de s'enfuir ou de repartir se cacher, l'enfant partit s'accroupir au pied d'une rose trémière en mettant une main sur son cœur comme pour faire une prière. Elle fut rapidement rejointe par les deux adolescents qui arrivant près d'elle, furent surpris de découvrir au pied de la rose, une petite plaque en marbre indiquant :

Charles Marnece

(1933-2019)

— Une tombe... ? murmura Victoire du bout des lèvres.

S'asseyant en déposant sa tête sur ses genoux, Alice annonça d'une faible voix :

— C'était mon grand-père, il est mort il y a un an.

Oliver et Victoire eurent alors un même mouvement de recul. Fallait-il lui dire qu'ils étaient en 2155 ? Et que son grand-père était donc mort, il y avait plus de cent ans ?

Ignorant la stupeur des deux adolescents, Alice continua :

— J'étais très triste... et je le suis toujours un peu... Mais comme il a été construit en fonction de mes émotions, le manège des souvenirs perdus s'est transformé en celui des instants perdus.

— Quelle différence ? demandèrent les deux adolescents d'une même voix en observant le carrousel avec attention comme s'il cachait de sombres secrets.

— Le manège des souvenirs perdus présente des scènes heureuses qui se sont passées et qu'on a oubliées ou dont on ne se souvient pas bien. Les gens étaient heureux, beaucoup de secondes étaient fabriquées ainsi, fit Alice d'une voix nostalgique avant de s'assombrir. A l'inverse le manège des instants perdus montre des scènes qui ne se sont jamais passées et qu'on aurait aimé voir exister ; les gens étaient alors plein de regrets et venaient donc moins souvent ; ainsi, le manège a arrêté de produire des secondes. Il y avait bien sûr la prairie mais qui prend du bon temps à ramasser de minuscules graines pendant des heures ?

Beaucoup de gens ! auraient répondu les deux adolescents mais la vérité qu'ils tentaient sans cesse de se cacher à eux-mêmes était tout autre.

Si tout le monde participait à la récolte de secondes sans se plaindre, il y avait de fortes chances pour que la plupart des gens ne le fasse simplement que par pur sens du devoir en sachant quel destin horrible les attendait s'ils ne le faisaient pas.

— Ensuite la neige s'est arrêtée, fit Alice en désignant les flocons en suspension. Je n'entendais plus rien sur les remparts. Jusqu'à ce que vous arriviez, je pensais que toute l'ile s'était arrêtée, je suis donc restée ici car apparemment le temps continuait d'avancer grâce au manège.

Victoire et Oliver restèrent muets face à ces révélations, et qu'auraient-ils pu dire ?

Tu te trompes sur toute la ligne, l'île ne s'est pas arrêtée simplement, il est normalement interdit d'aller sur les remparts car on peut tomber de l'autre côté et rester bloqué. De plus, cela fait plus de cent ans que t'es bloquée dans le temps, au-dessus on est en 2155. D'ailleurs, on ferait mieux de partir nos parents doivent nous chercher depuis des mois, là !

Non, ce n'était vraiment pas une bonne idée ! Ils ne pouvaient cependant pas laisser le silence qui s'était installé s'étirer à l'infini. Prenant son courage à deux mains Victoire tenta :

— Et si nous faisions un tour de manège pour nous amuser ?

— Tu n'as pas entendu ce que je t'ai dit ? la rabroua Alice, Le manège est cassé...

— Et je m'en fiche ! rétorqua l'adolescente en prenant le bras de son camarade pour aller s'installer dans l'un des carrosses de princesses du carrousel.

— Comment on fait pour le démarrer ?

La suivant de mauvais gré, Alice s'assit à côté d'elle et déclara :

— Manège des souvenirs, fais-moi rêver !

Aussitôt le carrousel commença à tourner faisant voir aux trois enfants des moments joyeux qui ne s'étaient jamais réalisés et ne se réaliseraient sans doute jamais car leur monde était tel que rien n'y changerait jamais. Cela ne froissa pourtant pas le moral de Victoire ni d'Oliver qui, tout en ayant conscience de la situation, étaient bien trop heureux de faire du manège pour s'en soucier outre mesure. Aussi transmirent-ils rapidement leur joie à Alice qui avait la drôle d'impression d'avoir pleuré pendant un siècle. Et sans qu'ils s'en rendent compte les scènes qui se jouaient devant leurs yeux devinrent celles qu'ils avaient vécues et appréciées.

Absorbée par les moments de joie qu'elle avait vécus avec sa mère, Victoire mit un peu de temps à remarquer les secondes tomber en se mélangeant aux flocons mais une fois que ce fut le cas, elle ne put s'empêcher de murmurer :

— Il neige !

En effet, si plus loin dans le ciel, les flocons étaient toujours en suspension, ici à moins de deux mètres de la balustrade, ils avaient, pendant une seconde, recommencé à tomber comme si le dôme qui les protégeait de l'arrêt du temps s'était légèrement agrandi. Comme si leur champ des possibilités pour faire face à cette menace s'était légèrement agrandi...


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