chapitre 28

L'arrivée à Port-Royal fut comme un trajet jusqu'à la potence. Autour d'Esmée, rien n'avait changé. Les rues étaient les mêmes, les habitants égales à eux-mêmes, l'odeur semblable à celle qu'elle avait quittée et l'animation aussi forte. Rien n'avait changé, et pourtant dans le cœur d'Esmée tout était différent.

La jeune femme prit longuement Elizabeth dans ses bras et lui promit de venir déjeuner chez elle le lendemain. Elle regarda son amie rentrer chez elle, escortée par les soldats anglais. Puis elle resta seule, au milieu du port, abandonnée à ce qui restait d'elle. De l'autre côté de la mer, le soleil se rangeait derrière les montagnes, comme s'il se couchait avec son bonheur. La lune se mit à briller et réveilla son chagrin.

Après de longues minutes dans la barque, elle avait cessé de pleurer et s'était mise à ramer. C'est mieux comme ça. C'est mieux comme ça, avait-elle répété à elle-même. Mais maintenant qu'elle était redevenue cette couturière inconnue, elle n'était plus sûre de rien.

Elle observa les vagues se briser sur la coque des navires et les derniers rayons du soleil illuminer la surface des fonds marins dans un dernier salut bercé par la brise du vent et les cris des mouettes. Un dernier salut pour ce qu'elle laissait derrière elle : Will, Jack, le Pearl, sa mère, ce qu'elle avait été et qu'elle enterrait ce jour-même.

Elle retira le collier de sa mère et hésita à le jeter dans les remous de la mer. C'est là qu'était sa place, avec le fantôme de Mary. Mais c'était son seul souvenir, tout ce qu'elle avait d'elle, alors elle le remit autour de son cou et se détourna du paysage qui l'avait abritée pendant des mois et qu'elle quittait définitivement.

Elle remonta la rue principale telle une femme égarée. Les commerçants fermaient leurs boutiques, les hommes rigolaient dans les bars et trinquaient ensemble, les enfants courraient derrière les calèches poursuivis par les chiens sous les cris des mères inquiètes, mais Esmée ne les voyait pas, comme ils ne la voyaient pas non plus. Le temps s'était arrêté, comme à chaque fois qu'elle quittait la mer. Esmée venait d'ailleurs et redécouvrait un monde étranger qu'elle connaissait pourtant si bien.

Quelqu'un la bouscula, s'excusa, mais elle n'y fit même pas attention. Elle avait les pieds sur terre tandis que sa tête dansait parmi les océans.

Incapable d'affronter Carnius ou de retourner à sa boutique, elle se paya un hôtel miteux. Allait-elle y rester une semaine, deux ? Le temps que ça lui suffirait pour fuir la réalité et protéger sa bulle qui menaçait d'éclater à son visage.

Elle se débarrassa des vêtements que Sao Feng lui avait donnés, pris un long bain brûlant, enfila une tunique blanche et se coucha. Elle ne se regarda même pas dans le miroir, refusant de contempler sa nouvelle apparence. La tunique la serrait et lui grattait les bras, celle de Sao Feng s'était mariée parfaitement avec les courbes de son corps.

Elle posa le collier de sa mère sur la table de nuit et le regarda briller à la lueur de la bougie. La couleur s'était assombrie, et le visage de Poséidon commençait à s'effacer. Comme allait s'effacer celui de Jack, de Will, de Barbossa... de tout le monde sauf de ceux qui lui restaient à Port-Royal.

Elle chassa les larmes, souffla sur la bougie et ferma les yeux. Elle eut une pensée pour Jack avant de s'endormir, qui devait être déjà loin, perdu entre les vagues et le vent. Il finirait par l'oublier tandis qu'elle ne trouverait jamais la force d'effacer de sa mémoire ce qu'ils avaient été.

...

Esmée trouva le courage d'aller voir Carnius le troisième jour, lorsqu'elle eut retrouvé ses forces, après qu'Elizabeth lui eut donné du courage et lui eut rappelé que rien n'était une fatalité.

Sur le chemin, Esmée pensa à maintes reprises à fuir, à inventer une histoire rocambolesque, à simuler sa mort ou à faire semblant d'être atteinte d'une maladie qui invalidait sa mémoire, puis reprit son courage à deux mains et toqua à la porte principale de leur ancienne maison. Il était son fiancé, son seul ami et admiratif, sa sécurité et sa promesse d'avenir ; elle lui devait la vérité, comme elle se devait de retourner auprès de lui. Elle avait quitté les océans pour lui. Elle avait quitté Jack pour lui.

Une femme ouvrit et la conduisit dans un salon – leur salon, sans chercher à savoir ce qu'elle voulait. Elle la laissa là pendant qu'elle partait appeler Carnius. Esmée en profita pour observer l'endroit. Rien n'avait changé, ni les peintures, ni les tableaux ou les meubles. C'était la même pièce qu'elle avait quittée, et pourtant ce n'était plus sa maison.

« Esmée ? »

La jeune fille se retourna. Carnius se tenait dans l'entrebâillement de la porte. Il ne paraissait pas surpris de la voir, à peine soulagé. Il tenait un livre dans sa main qu'il referma, et descendit ses yeux verts sur sa robe. Son regard était différent, terni par un sentiment qu'Esmée ne parvint pas à déchiffrer. Elle garda le silence, incapable de formuler une phrase.

« Je me demandais quand tu allais venir me voir. » commença-t-il. « Il y a des rumeurs qui disent que la fille du Gouverneur et toi êtes revenues il y a quelques jours. J'ai refusé d'y croire jusqu'à ce que je te revoie. »

Il la contourna, et lui proposa un verre de vin rouge. Esmée ne trouva pas la force de refuser, bien que l'odeur ne lui donnait pas autant envie que celle du rhum. Il lui tendit le verre dans un silence lourd et la regarda s'asseoir sur le canapé. Il était difficile de croire qu'ils avaient été prêts à s'aimer éternellement des mois en arrière. Carnius l'observait désormais telle une étrangère.

« Je suis désolée, Carnius. Pour le mariage. » arriva-t-elle à articuler.

« Seulement pour le mariage ? »

« Pour tout. J'aurais dû te dire la vérité. »

L'homme eut un rictus.

« Tu n'as plus besoin de le faire. Je la connais. »

« J'avais peur que tu ne m'acceptes pas. Je ne t'ai rien dit parce que j'ai enterré cette vie il y a longtemps et que je voulais faire comme si elle n'avait jamais existé. »

« Mais elle existe. La preuve : tu es repartie en mer. »

« Je le devais. Je devais ramener Sparrow... »

« Et où est-il ? »

Esmée évita son regard. Lui, toujours lui, qui revenait dans chaque discussion et qui ne la quittait pas même quand il se trouvait à des kilomètres d'elle et de ses pensées.

« S'il te plaît, ne commence pas... »

« Commencer quoi ? » s'emporta-t-il. « N'ai-je pas le droit de me demander où tu étais ces 6 derniers mois alors que tu m'avais promis de revenir vite ? Alors que tu m'avais dit que tout ça ne comptait pas, que je pouvais te faire confiance, que j'étais la seule personne que tu aimais ? Tu as disparu 6 mois, Esmée. 6 mois ! Si je n'avais pas appris grâce à la Compagnie des Indes que tu étais vivante je t'aurais crue morte ! »

Esmée se leva et lui attrapa le bras d'un geste suppliant.

« Mais je suis là, et je n'ai pas menti. Tu es la seule personne que j'aime, Carnius. Je te l'ai dit : Sparrow fait partie de mon passé. Si je mentais je ne serais pas là. »

L'homme ne dit rien. Son visage était fermé, mais ses yeux trahissaient toute la difficulté qu'il avait à l'ignorer.

« Carnius... » poursuivit-elle. « J'aimerais que tu voies en moi autre chose qu'une pirate. J'aimerais que tu revoies cette femme que tu aimais regarder travailler, cette femme qui a partagé ta maison, ton lit et ton cœur. J'aimerais que tu puisses voir en moi quelqu'un qui est revenue vers toi et qui continue de croire en nous. »

« C'est difficile... » souffla-t-il.

« Je suis prête à rendre tout ça plus facile s'il le faut. C'est ma faute et j'en prendrai toutes les responsabilités, je te le promets. »

Carnius se détourna et s'assit sur le bureau, les yeux rivés sur la fenêtre derrière laquelle le paysage s'étendait au-delà des mers.

« Port-Royal a changé depuis que tu es partie. Les gens ne sont plus les mêmes, ils se posent des questions, parlent entre eux. Même si je te pardonne, viendra le jour où ils apprendront ce que nous cachons et nous en subirons tous les deux les conséquences. Je ne peux pas prendre ce risque. »

« Alors tu me laisserais le prendre seule... »

« Je suis désolé, mais ce n'étaient pas mes choix. Ta vie passée n'est pas la mienne. »

Esmée garda le silence. Elle ne ressentait ni colère ni déception. C'était comme ça, et son cœur ne chavira même pas.

Carnius se rapprocha d'elle et prit son visage entre ses mains.

« Esmée... je t'ai toujours aimée, dès le premier regard que j'ai posé sur toi et je sais que tu l'as toujours su. Je continuerai de t'aimer, même quand la mort m'arrachera le cœur et qu'il ne restera de moi qu'un squelette et des souvenirs. On dit qu'on aime vraiment qu'une fois, et c'est toi que j'ai choisie... Mais tout a changé si vite que je ne pense pas être capable d'y faire face. Je ne suis pas capable de lier ma vie à la tienne. J'ai beau essayé, je n'y arrive pas. »

Esmée eut un faible sourire.

« Que va-t-on devenir ? » murmura-t-elle.

« Je t'aimerai pour toujours, et si un jour je me marie ce sera avec quelqu'un qui ne me fera pas vibrer autant que tu le fais, mais c'est tout ce que je peux t'offrir. Nos chemins se séparent ici. »

La jeune femme hocha la tête.

« Je comprends.... Merci de ton honnêteté. »

Elle reposa le verre qu'elle avait à peine bu sur la table et retourna à la porte. Au dernier moment, elle osa un regard en arrière sur Carnius qui cachait des larmes. Elle, ne ressentait rien, avait même l'impression d'être à mille lieux de lui.

« J'espère que tu auras une belle vie et que tu marieras une femme que tu sauras aimer avec ton âme et ton cœur rassemblés. »

Elle s'éclipsa et retourna dans le jardin. Étrangement, une sensation agréable, comme une brise de vent durant les jours chauds prit possession de son corps. Un poids avait décollé de ses épaules, un fardeau lourd à porter qu'elle avait transporté partout avec elle. Elle avait l'impression d'échapper à une punition, d'être libérée d'un destin qui ne lui appartenait pas et qui ne la menait nulle part.

Avec une légèreté déconcertante, elle quitta la belle demeure et se dirigea vers son atelier. Une voix lui criait que c'était là où elle devait aller.

Elle ouvrit l'enseigne et se faufila à l'intérieur. Elle aurait cru qu'avec sa trahison, la Compagnie des Indes aurait fouillé l'endroit, mais rien n'avait bougé. Les mannequins étaient là où elle les avait laissés, les machines à tissue éteintes, et les planches de tissue immobiles sur les bureaux.

Elle fit le tour, glissa ses doigts sur les matières, et inspira l'odeur que l'endroit dégageait. Elle ne ressentit rien. Ni apaisement, ni joie, ni soulagement. L'atelier ne lui inspirait plus rien.
Elle s'assit à l'un des bureaux, attrapa une robe mal cousue et s'appliqua à la corriger. Elle n'aima pas le premier résultat, encore moins le second, et jeta le vêtement à la poubelle quand le troisième lui donna envie de s'arracher les cheveux.

Elle prit un autre tissue et se figea. La couleur bleue fit écho à la mer, à la pluie et aux orages. Le vert lui rappela les îles perdues, le vent dans les arbres et la mousse sur la coque des bateaux. Le marron la renvoya sur le Pearl, sur le Hollandais Volant, avec Will, dans les yeux de Jack.

Esmée fit valdinguer le tissu et éclata en un sanglot. Que lui arrivait-elle ? Pourquoi rêvait-elle de batailles et de canons la nuit, et pourquoi le jour la ramenait-elle sans arrêt à une période qu'elle avait enterrée ? Pourquoi n'arrivait-elle pas à accepter que Will fût loin ? Et pourquoi penser à Jack lui faisait autant de bien que de mal ? Pourquoi son sourire demeurait dans son esprit, comme si son souvenir s'y était logé ?

Ça fait 3 jours, Esmée. 3 jours. Laisse-toi le temps.

Elle quitta l'atelier et retourna chez elle. Malgré son désarroi, elle décida de le rouvrir le lendemain. Avec 6 mois d'absence, elle était persuadée qu'elle aurait assez de travail pour s'occuper les pensées les 2 prochaines années.

1 semaine passa. Elle ne savait pas par où commencer ni où finir.

3 semaines s'écoulèrent. Elle se blessa à plusieurs reprises sur la machine, chose qui ne lui était jamais arrivée depuis ses années d'apprentie.

1 mois suivit. Elizabeth tenta de la rassurer et de lui faire ralentir la cadence, mais Esmée n'écouta pas. Elle travailla jours et nuits et s'endormit à chaque fois sans jamais achever ses œuvres.

2 mois. Elle rêvait toutes les nuits de Jack et du Pearl. Elle se voyait guider un navire entier. Le jour, elle se forçait à s'asseoir à son atelier, mais ne ressentait plus cette passion des premières années. Elle avait perdu la main, quelque chose s'était brisée.

2 mois et demi plus tard, elle osa un regard à la mer qu'elle évitait depuis qu'elle était rentrée, et son cœur se serra. Une voix l'appelait, elle la fit taire.

La dernière semaine du second mois, elle s'assit sur le port et se laissa bercer par le bruit des vagues. Elle n'eut plus envie de rentrer chez elle, elle n'eut plus envie de retourner dans son atelier. Elle avait envie de tout abandonner.

Le troisième mois, Elizabeth lui annonça que le Roi avait nommé un nouveau Gouverneur et qu'elle rentrait définitivement à Londres la semaine suivante.

...

« Quand tu seras partie, je me retrouverai complètement seule. » dit Esmée à son amie.

Celle-ci sourit et la rejoignit à la fenêtre. L'orage guettait, l'air était électrifiant, et le vent faisait doucement danser leurs cheveux. Dans la maison, le personnel emballait les derniers colis. Elizabeth partait dans les prochaines heures, et laissait Esmée là où elles s'étaient connues.

« Will n'est plus là, toi bientôt plus. Que vais-je devenir dans cette ville ? »

« Tu as ton atelier. »

Esmée grimaça. Elle avait cessé de prendre les commandes et repoussait les heures où elle devait travailler. Elle ne voulait plus faire de couture. Elle avait fini par comprendre que les océans lui avaient volé l'un de ses seuls talents. Ou c'était la couture qui s'était retirée pour laisser place à autre chose. Dans tous les cas, elle n'était plus la célèbre couturière qui habillait la cour. Les clients avaient cessé de se presser à son enseigne et ne lui adressaient la parole que pour leurs vêtements. Même ses clients fidèles étaient allés voir ailleurs. Elle était désormais une femme comme une autre, mélangée à d'autres femmes tous identiques que le monde ne voyait ni n'entendait. Celles qu'on oubliait une fois qu'elles étaient enterrées, et dont les souvenirs disparaissaient aussi rapidement que des flocons de neige sur le bout de la langue. Celles qui n'étaient rien d'autre que les esclaves de leur propre vie.

« La couture n'a plus rien à m'offrir. Il est temps que je l'admette. J'ai fait le tour de ses bienfaits. » dit-elle.

« Alors vas-t-en. »

Esmée se tourna vers son amie et l'interrogea du regard.

« Toi et moi n'avons plus rien à faire à Port-Royal. Être à Londres me rapprochera de Will, et toi... n'as-tu pas l'impression de ne plus appartenir à cette ville ? »

« Si. Chaque jour elle s'éloigne un peu plus de moi. »

« Il faut que tu ailles quelque part où tu te sens chez toi, Esmée. Où tu te sens toi. »

« Où ? Je n'ai connu que cette ville. »

« Non. Tu n'as pas connu que cet endroit. »

Esmée détourna les yeux. Le visage de Jack apparut devant ses yeux avec une douleur au coin de l'estomac. Elle avait aussi connu Jack.

« Si tu parles de Jack... » dit-elle.

« Bien sûr que je parle de Jack. »

« Non, Elizabeth. Je lui ai dit adieu il y a trois mois. J'ai dit adieu à tout ça. »

« Et pour quoi ? Pour ça ? Pour me regarder partir pendant que le temps te prend tout ? »

Esmée ne dit rien. Elle aurait voulu être sourde, fuir la conversation, ne pas l'entendre, mais elle resta immobile, car sa raison entendait enfin ce que son cœur criait depuis des mois.

« Tu n'es plus chez toi ici, Esmée. » continua Elizabeth. « Je vois le voile se déposer sur tes yeux quand tu parles de Jack, je vois ton visage s'illuminer quand on parle de Davy Jones, du Pearl, de tout ce qu'on a connu. Je vois ton bonheur se ternir avec les jours qui passent, avec cette ville qui n'a plus rien à te dire. Tu ne devrais pas être ici, Esmée. Tu n'aurais jamais dû revenir. »

Esmée se mordit la lèvre. Au loin, la mer semblait lui crier de la rejoindre, de se jeter dans ses bras. Elle détourna les yeux. Une boule s'était coincée dans sa gorge.

« N'as-tu pas l'impression d'avoir commis une erreur en quittant le Pearl ? » acheva Elizabeth.

« Elizabeth, si je reviens sur ma décision, je m'embarque dans l'inconnu, dans le risque... »

« N'est-ce pas ce qui t'a permis de devenir capitaine et Roi des Pirates, le risque et l'inconnu ? N'est-ce pas ce qui te porte depuis le début ? »

« Ce qui me porte c'est... »

L'aventure et la liberté. Elle voulut dire la paix et le calme, mais ça aurait été mentir. Elle haïssait les jours qui se ressemblaient et l'ordre qui régnait. Elle voulait être libre, ne plus répondre aux exigences des clients, regarder le soleil se coucher en se demandant ce que le prochain lui réservait. Elle voulait être quelqu'un dont on se souvenait, être quelqu'un qui n'avait peur de rien, guidée par la soif d'aventure et de liberté. Une liberté qu'elle avait ressentie seulement en mer, loin de sa routine et de l'occupation anglaise.

« C'est... ? »

« Je ne sais plus qui je suis, Elizabeth. J'aimerais savoir, mais je suis incapable de me comprendre. » avoua-t-elle.

« Tu écoutes trop ta raison. Fais confiance à ton cœur, et tu sauras. »

La dame de compagnie d'Elizabeth vint la chercher. L'heure du départ était arrivée. Esmée accompagna son amie jusqu'au port et ne put s'empêcher de verser une larme en la serrant dans ses bras. Elle ne la reverrait pas, elle le savait. Tout le monde lui échappait, tous ceux qui l'avaient fait se sentir vivante et entière avançaient. Le chapitre se fermait en la laissant sur la dernière page.

« Avance, Esmée. » lui chuchota Elizabeth à son oreille. « Arrête de te sous-estimer et avance. »

Elle fit volte-face et avança vers le navire, dos à Esmée. La jeune femme la regarda s'éloigner, le cœur battant. Ils partaient tous et elle restait au point de départ.

Elle ferma les yeux, et s'imagina sa vie à Port-Royal sans Elizabeth. Carnius l'avait abandonnée, son atelier ferait bientôt faillite, et elle ne redeviendrait personne. Elle redeviendrait la pauvre femme qui avait tout perdu et dont personne ne se souvenait. Port-Royal avait été son refuge, aujourd'hui ce n'était plus que sa prison, son tombeau, sa corde qui l'étranglait et la tuait lentement.

N'as-tu pas l'impression d'avoir commis une erreur en quittant le Pearl ?

Esmée pensa au navire glissant sur les flots, au vent dans ses cheveux, aux chants des vagues, aux cris de guerre, aux rires de victoire, à l'odeur du sel et au goût de la mer. Elle pensa à Jack, et son cœur gonfla. Elle s'était persuadée que le temps effacerait son visage et apaiserait sa peine, mais le pirate demeurait dans son cœur, comme il persistait à apparaître dans ses pensées. Jack et ses plaisanteries moyennes, Jack et ses stratagèmes douteux, Jack et son art de s'attirer tous les dangers et d'en sortir, Jack et sa personnalité inhabituelle. Jack et l'amour qu'elle ressentait pour lui alors même qu'ils étaient séparés par les montagnes et les mers.

Esmée ouvrit les yeux et comprit. Sa place n'avait jamais été à Port-Royal, comme elle n'avait jamais été au bras de Cornius. Sa place était au milieu des océans, égarée entre le danger et le risque, perdue dans la passion du lendemain incertain et dans les interdits enfreints. Il n'y avait que la mer pour l'emporter dans le bonheur de la liberté et l'euphorie de l'aventure. Il n'y avait que la pirate qui dormait en elle pour la transporter au-delà des océans. Il était temps qu'elle l'admette. Son destin ne l'attendait pas sur terre, mais en mer.

« Elizabeth ! Attends ! »

La jeune femme se retourna et regarda son amie la rejoindre.

« Combien de temps mets-tu pour aller à Londres ? »

« Trois jours, pourquoi ? Souhaites-tu venir ? »

« Non, mais peux-tu me déposer quelque part ?

« Bien sûr, où ? »

Esmée eut un sourire.

« A Tortuga. »

Un énorme sourire illumina le visage d'Elizabeth et elle lui fit signe de grimper sur le navire.

...

Le trajet dura plusieurs heures, durant lequel Esmée n'eut Jack pour seule pensée. Elle réalisait qu'elle avait commis une grave erreur en le quittant. C'était lui dont elle avait besoin, et qu'elle aimerait même après la mort. Carnius lui offrait sécurité et prospérité, mais n'aurait jamais su la combler. Il n'avait que l'argent et l'admiration, tandis que Jack y mettait les mots, les gestes et la pensée. Esmée comprit enfin pourquoi elle avait été soulagée que Carnius rompe leur fiançailles. Elle ne le voulait pas l'épouser, elle ne voulait pas vivre avec lui jusqu'à son dernier souffle, elle ne voulait pas s'enchaîner à une présence qu'elle n'aimait pas et qui ne lui apportait rien d'autre que du matériel. Elle avait toujours aimé Jack, depuis le premier jour, et n'aimerait que lui. C'était ainsi, et même la colère des océans n'y changerait rien. Tous deux étaient éternellement liés et leurs destins se rejoignaient toujours, qu'importe le nombre de fois où ils se séparaient.

Je t'attendrai partout où je serai. Jack l'avait compris avant elle.

L'île se dessina dans l'ombre à la nuit tombée. Esmée remarqua aussitôt les voiles noires du Pearl qui dansaient au gré du vent. Il était là. Jack était là. Elle s'empressa de prendre ses affaires et alla trouver Elizabeth. Elle la serra longuement contre elle, respirant une dernière fois son odeur de vanille. Leurs chemins se séparaient ici. Une regagnait la mer tandis que l'autre retournait sur terre.

« Je continuerai d'être ton amie, même sans te voir. » dit Elizabeth avec des larmes dans les yeux.

« Tu trouveras toujours une sœur en moi, Elizabeth. Je te le promets. »

Les deux filles se sourirent une dernière fois, puis Esmée descendit du navire. Elle regarda le bâtiment s'éloigner avec l'amie sur qui Esmée espéra que les dieux veilleraient. Elle savait que même si elles ne se revoyaient jamais, elles étaient éternellement rattachées l'une à l'autre. Elles étaient pareilles en étant complètement différentes.

Esmée tourna les talons et se dirigea vers le Pearl. Elle cria le nom de Jack, de Barbossa et Gibbs, mais personne ne lui répondit. Le navire était vide. Alors elle s'enfonça dans l'île, là où la musique et les cris provenaient. Elle retrouva l'euphorie de l'endroit, les pirates fous et l'odeur du rhum et de la mer. Elle ne put s'empêcher de sourire. Elle était bien chez elle, comment avait-elle fait pour mettre autant de temps à le réaliser ?

Elle fit le tour des bars à la recherche d'un visage familier mais ne trouva personne. Où étaient-ils tous passés ? Elle craint de tomber sur Jack en compagnie d'autres femmes, mais celui-ci aussi semblait s'être volatilisé. Pourtant le Pearl était amarré. Il devait bien être quelque part.

« Miss Esmée ! »

Cette dernière se retourna et repéra Gibbs qui lui faisait des signes de main, attablé à quelques mètres. Avec lui, Marty, Cotton, Pintel et Ragetti vidaient leurs pintes de rhum. Jack n'était pas parmi eux. Esmée sourit et les rejoignit. Elle n'avait jamais été aussi heureuse de les revoir. Leur absence dans sa vie avait sonné comme un creux, comme un manque qu'elle n'aurait pas pu combler.

« Miss Esmée... » poursuivit Gibbs en se levant. « Qu'est-ce que vous faites là ? On pensait ne jamais vous revoir. »

« Crois-moi, je le pensais aussi il y a quelques heures. Savez-vous où est Jack ? Il n'était pas sur le Pearl et je ne le trouve nulle part. »

« Jack ? » fit Marty. « Il est sur le Pearl. »

Esmée fronça les sourcils. Pourtant personne n'avait répondu à ses appels. Comme s'il avait lu dans ses pensées, Marty continua.

« Il s'est enfermé dans ses appartements, a refusé de sortir et a demandé que personne ne le dérange jusqu'à l'aube... »

Esmée fit une moue. Ce n'était pas dans ses habitudes de refuser une virée à Tortuga.

« C'était très bizarre. » fit remarquer Pintel.

« Si vous voulez mon avis, quelque chose le préoccupe... » marmonna Ragetti comme si quelqu'un d'autre qu'eux s'intéresserait à leur conversation.

Esmée hésita à poser des questions, puis se ravisa.

« Très bien, merci. »

Elle fit volte-face et s'apprêta à les quitter quand la voix de Gibbs l'interpella.

« Miss Esmée, est-ce que cela veut dire que vous faites de nouveau partie de l'équipage ? »

Esmée eut un sourire et hocha la tête.

« Si votre capitaine m'accepte, oui. »

Elle les laissa célébrer son retour et se dirigea vers le Pearl. Doucement, elle grimpa sur le navire et s'approcha de la cabine privée du capitaine. Elle posa son oreille contre la porte, mais n'entendit rien. Seule une lueur jaune derrière la serrure confirmait la présence du pirate. Esmée prit une longue inspiration et toqua.

« J'emplumerai celui qui ose me déranger ! » cria une voix.

Les poils d'Esmée se dressèrent. Il n'y avait que sa voix pour lui procurer un tel effet. Bon sang, qu'est-ce qu'il lui avait manqué.

« Même si c'est une vieille amie ? » lança-t-elle.

Elle attendit une réponse, mais seul le silence lui répondit. Elle crut d'abord qu'il l'ignorait, puis des bruits de pas se rapprochèrent et la porte s'ouvrit. Esmée retint son souffle quand le visage de Jack apparut. Le pirate la regarda sans rien dire, elle le regarda sans rien dire non plus. Sa présence avait réveillé une dizaine de sensations qu'Esmée avait cru mortes et son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Moins elle le voyait, plus elle l'aimait. Elle en était désormais certaine.

« Esmée... » souffla-t-il. « Que fais-tu ici ? »

« Je n'avais plus rien à faire à Port-Royal. »

« Et ton fiancé ? » demanda-t-il en cherchant des yeux une bague à ses doigts.

« Il... il a rompu les fiançailles... »

Le regard de Jack s'assombrit.

« Oh. Désolé de l'apprendre. » marmonna-t-il.

Il se détourna d'elle et retourna dans sa cabine. Esmée le suivit et l'observa se rasseoir à son bureau. Elle resta en retrait, blessée par son indifférence. Pourquoi agissait-il d'une telle manière ? La revoir lui procurait-il si peu de réaction ? Alors qu'ils étaient censés s'être dit adieu ?

« J'imagine que c'est pour ça que tu es partie. » dit-il dos à elle.

« Comment ça ? »

« Si l'homme que tu voulais marier t'a rejetée, je comprends que tu aies voulu fuir. »

« Ce n'est pas pour ça que j'ai quitté Port-Royal. »

Le pirate ne dit rien, penché sur une carte. C'était comme si elle était transparente.

« Même s'il avait accepté je ne l'aurais pas épousé, Jack. » continua-t-elle.

« Et pourquoi ? »

« Parce que je ne l'aimais pas. »

« Ça n'a aucun sens. »

« Tu avais raison, Jack. Je n'ai rien à faire là-bas. Ça n'a jamais été ma place. »

Le pirate se leva et lui fit face. Son visage trahissait son incompréhension.

« Et c'est où, alors ? » demanda-t-il.

« En mer... Avec toi. »

« Que veux-tu dire par là ? »

Esmée s'avança doucement vers lui et accrocha son regard. Une bouffée de chaleur rosit ses joues.

« Je suis une pirate, Jack. Je l'ai toujours été, et ça ne me quittera jamais. Croire que venger ma mère était suffisant à supprimer qui j'étais était une erreur stupide de ma part. Les océans m'habitent autant que je les possède. »

Le pirate ne dit rien, alors elle continua.

« J'ai cru bêtement qu'en épousant un homme fortuné et en m'en tenant à ma couture je retrouverais une sorte de paix antérieur et une raison de continuer à me voiler la face, mais j'avais faux sur toute la ligne. On n'échappe pas à son destin en construisant des murs invisibles. »

Délicatement, elle caressa la joue de Jack qui ne bougeait pas.

« Jack, si je n'ai pas épousé Carnius, c'est tout d'abord parce qu'il a refusé, mais aussi parce que je ne l'aimais pas. Je ne l'ai jamais aimé comme je l'aurais voulu. Je voulais qu'il soit quelqu'un qui m'emporte corps et âme, qui me fasse voyager dans son monde et me promette des rêves, mais j'ai fini par me rendre compte que la seule chose que je trouvais en lui c'était la sécurité et la prospérité. Il n'était rien d'autre qu'une façon de fuir ce que je suis. Je voulais me marier pour me lier à une autre vie et me détacher définitivement de la personne que je refusais d'être. Quand il a appris pour mon passé de pirate, il a rompu les fiançailles. Il avait compris avant moi qu'on n'efface pas ce que l'on est. Il avait compris qu'il ne me rendrait pas heureuse et que je finirai toujours par revenir à toi... Parce que tu es la seule personne qui m'accepte véritablement pour qui je suis et qui n'a jamais eu peur de ma véritable nature. Tu as toujours su qui j'étais véritablement, et tu es celui qui m'a amenée à le réaliser à mon tour et à l'accepter. Sans toi, je ne serais rien d'autre qu'une couturière perdue. Sans toi je continuerais à fuir un passé qui ne veut que mon bien. Je te dois tant, Jack. Je te dois mon être, mon devenir et mon renouveau. »

Le regard du pirate s'adoucit et il la contempla comme si elle était la huitième merveille du monde, comme si elle était le plus beau trésor que les océans gardaient. A ses yeux, elle l'était.

« Je n'y suis pour rien. C'est toi qui as fait tout ça, c'est toi qui es allée si loin. Tu n'as pas eu besoin de moi pour devenir capitaine, ou mener tous ces hommes, combattre Jones et sauver Will. Tu l'as fait toute seule. » dit-il dans un souffle.

« Je le sais, comme je sais que ça ne sert plus à rien de nier les sentiments que je ressens en les remplaçant par d'autres... Je t'avais dit que certaines personnes se voient sans jamais se trouver et qu'on en faisait partie... J'avais tort. Je veux croire que tu es quelqu'un que je vois tous les jours et que je trouve dans tous mes rêves. Je veux croire que... »

Esmée ne put achever sa phrase. Jack l'avait interrompue en plaquant ses lèvres sur les siennes dans un baiser fiévreux. Le corps d'Esmée répondit aussitôt : elle enroula ses bras autour de son cou et laissa le pirate la rapprocher de son torse. Une avalanche de frémissons se déversa dans son estomac et grandit jusqu'à envelopper son cœur. Jack la tenait si fort que n'importe qui aurait senti la douleur dans son dos, mais Esmée était emportée par le baiser, et ne ressentait rien, hormis les caresses du pirate et son souffle contre sa bouche. Elle bascula la tête en arrière quand il déposa des baisers dans son cou.

« Est-ce que sa majesté Read a l'intention de rester ? » souffla-t-il entre deux baisers.

Esmée sourit et accrocha son regard chargé d'envie.

« Hmmm... un jour j'aurai mon propre navire et équipage, mais pour l'instant je suis bien ici. » dit-elle.

Le pirate sourit et ne laissa plus de place à la parole. Esmée laissa le pirate envelopper son être entier et s'abandonna à son toucher, bercée par la certitude que son bonheur se trouvait là.

FIN.

bon bah voilà c'est fini :((

j'ai mis du temps à publier ce chapitre, en partie parce que j'ai été pas mal occupée mais aussi parce que je pense qu'une partie de moi ne voulait pas y mettre fin...

j'espère que vous avez aimé jusque là... demain je publie le dernier épilogue et NDA et puis on dira au revoir à tout ça...

i am severely depressed right now :/

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