chapitre 26

Pas Will. Tout le monde sauf Will. Pas le garçon avec qui elle s'était lié d'amitié. Pas le garçon qui l'avait aidée à sauver Jack. Pas le garçon qui avait partagé ses mauvais jours et ses longues nuits. Pas le garçon qu'elle retrouvait chaque soir dans son atelier pour se plaindre des clients et du temps qui ne passe pas. Pas le garçon, qui malgré toutes ses erreurs et ses faux pas, continuait d'être l'une des personnes auxquelles elle tenait le plus, une personne qu'elle ne cesserait jamais d'aimer. Tout le monde mais pas lui.

Esmée baissa les yeux en direction du cœur qui battait entre ses doigts. Le seul espoir du garçon reposait sur cet organe. Si Will n'embrochait pas le cœur, il mourrait, il n'était plus. Il devait l'embrocher ou était à jamais perdu. Mais ce cœur, il était pour Mary Read. Il était pour sa mère qui s'était sacrifiée pour elle, il était pour sa mère dont Jones avait pris la vie, il était pour sa mère qui avait tout vu, tout vécu, tout combattu, admirée et aimée, et pourtant jamais vengée. Esmée le lui devait. Elle devait lui rendre justice. Elle devait tuer Jones et prendre sa place. Pour sa mère.

Esmée leva les yeux et croisa le regard de Jack qui avait repris connaissance. Doucement, il secoua la tête, et elle comprit.

Non, ce n'était pas elle. Cette femme guidée par la colère et la rancune, ce n'était pas elle, ça n'avait jamais été elle. Deux ans auparavant, elle n'aurait pas laissé le chagrin l'emporter sur la raison et lui voler ce qu'elle était. Elle n'avait jamais vécu en pensant aux autres, et aujourd'hui elle vivait seulement à travers le souvenir de sa mère. Elle s'était perdue entre le passé et le présent, et en avait oublié qui elle était. « Ne te condamne pas pour quelque chose dont tu n'es pas responsable. » Esmée comprit enfin ce que Bill avait voulu dire par là : elle ne voulait pas prendre la place de Davy Jones, elle ne voulait pas rester en mer toute sa vie, elle ne voulait pas que la soif de vengeance l'efface et la punisse. Seule la colère lui avait fait croire le contraire. Mais ça n'était pas sa vie ni son destin, et ne le serait jamais. Sa mère était morte, il était temps qu'elle l'accepte et la laissa dans les souvenirs de son passé. Jones avait laissé la vengeance et la rancune l'avaler et ne laisser de lui qu'un être vide, ; elle ne reproduirait pas la même erreur.

Alors, pendant que Jones se battait avec Bill, elle s'assit près de Will, lui prit sa main froide, enroula ses doigts autour de son poignard et le planta avec véhémence dans le cœur de Davy Jones.

Le pirate se raidit. Ses tentacules s'agitèrent, et son regard devint vide. Il se tourna vers Esmée et la dévisagea avec horreur, mais il était déjà loin, parti dans les limbes de la mort. Doucement, alors qu'Esmée ne le quittait pas des yeux, il bascula en arrière et souffla le nom de la seule personne qu'il avait aimée. Il eut un dernier tonnerre, puis il disparut dans les remous de la mer.

Esmée aurait espéré ressentir soulagement, mais elle ne put même pas se réjouir ; la main de Will était devenue glaciale. Son ami partait, suivait le même chemin que Jones. La jeune femme serra ses doigts entre les siens tandis qu'Elizabeth lui criait de rester avec elle. Mais le garçon n'entendait plus, ne les sentait plus. Il ne restait que son corps, son âme était déjà loin.

« Pourquoi ça ne marche pas ?» s'écria Esmée. « Il a embroché le coeur, il devrait se réveiller ! »

Elle ne comprenait pas. Pourquoi était-il en train de mourir ? C'était pourtant lui qui avait tué Jones, c'était lui qui avait tenu le poignard et empalé son coeur. Il devait se réveiller et prendre la place de Jones en tant que capitaine du Hollandais Volant, comme la malédiction le voulait. Alors pourquoi partait-il ? Pourquoi était-il si froid ?

« Je ne comprends pas... j'ai pourtant fait ce qu'il fallait... je croyais que... »

Elizabeth la regarda avec un chagrin que l'on voit seulement dans les yeux de ceux qui ont tout perdu ou qui croient avoir tout perdu, et Esmée eut l'horrible réalisation que rien ne sauverait son ami. Il était perdu, parti. C'était trop tard. Elle aurait beau remuer ciels et terres, rien ne le ramènerait. La mort l'avait déjà emporté dans son monde, là d'où les humains ne reviennent jamais.

Pas lui. D'abord ma mère et maintenant Will. Pitié non.

Le corps entier d'Esmée tremblait, en proie à une douleur violente, de celles qui chassent bonheur et envie de vivre.

« Pardonne-moi, pardonne-moi... » murmura Esmée à l'oreille de Will alors que ses larmes se mélangeaient à la pluie. « Tu avais raison. J'aurais aussi trahi le monde entier pour ma mère. J'aurais dû le comprendre plus tôt. Pardonne-moi. »

Mais le garçon demeura immobile, l'agonie avait couvert son ouïe. Esmée n'avait jamais ressenti pareille colère et si lourde peine. C'était comme si son coeur était aux prises d'une tempête.

« Tu n'as pas le droit de me le prendre, Calypso ! Tu n'as pas le droit ! » hurla-t-elle au ciel qui grondait.

Un mouvement derrière elle attira son attention. L'équipage de Jones sortait de leurs cachettes en répétant un mantra angoissant.

Partie du navire, partie de l'équipage. Partie du navire, partie de l'équipage.

Esmée les regarda se rapprocher du corps de Will comme des rapaces sur leurs proies, tenta de les repousser, mais en vain. Ils allaient prendre son ami et l'emporter dans les abysses, là où elle ne le reverrait jamais.

« Esmée ! »

Esmée se tourna vers Jack qui lui montra l'horizon. Le bateau s'était nettement rapproché du maelström et menaçait de tomber dans son œil. Ils ne pouvaient pas rester là. Ils devaient retourner sur le Pearl.

Le pirate attrapa deux cordes reliées par un tissu et lui fit signe de le rejoindre. Esmée comprit son stratagème : elle accrocha Elizabeth et la força à quitter le corps de Will. La jeune fille se débattit d'abord, puis céda et attrapa l'un des embouts. Esmée se dépêcha d'enrouler ses bras autour de la taille de Jack et lui fit signe de décoller.

« Accrochez-vous ! » fit le pirate en tirant sur les linceuls.

Le parachute improvisé fut entraîné par la vitesse et s'envola. Tandis qu'ils traversaient le ciel, Esmée ne quitta pas le Hollandais Volant du regard. Le bateau fut emporté par le tourbillon qui avala le navire, prenant avec lui ce qui restait de Will. Lentement, comme s'il avait conscience de la situation tragique, le maelström se referma sur le Hollandais Volant, et ne laissa rien du navire, si ce n'était une ombre lointaine perdue dans les abysses.

Quand il n'eut plus rien à regarder hormis les vagues, Esmée ferma les yeux et laissa les larmes chargées de chagrin couler sur ses joues.

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