chapitre 21
Esmée resta de longues minutes à l'écart, soucieuse des raisons de sa présence sur l'Impératrice. Esmée avait compris que Sao Feng la méprenait pour Calyspo, mais ignorait tout de ses intentions envers elle. Allait-il tenter de la manipuler, l'utiliser, l'emprisonner ? Que ferait-il une fois qu'il aurait découvert qu'elle n'était qu'une simple pirate dénuée de tout pouvoir ? Esmée avait beau être intelligente, elle savait que jouer le jeu ne la sortirait d'affaire qu'un temps et ne la sauverait pas du châtiment qui s'en suivrait. Sao Feng était un homme sévère qui détestait qu'on tente de le berner ou de le prendre pour un imbécile.
Lorsque les hommes de Sao Feng vinrent la chercher, le soleil se couchait sur la mer et le calme avait repris possession des flots, maintenant qu'ils se trouvaient à des kilomètres du Pearl et qu'ils avaient échappé à la Compagnie. Cette réalisation déclencha un frisson désagréable dans son dos ; Esmée était complètement seule livrée à elle-même, cette fois-ci personne ne pourrait lui venir en aide.
Les hommes la guidèrent avec une délicatesse presque crainte dans une sombre pièce éclairée aux lanternes. Un parfum de plantes exotiques embaumait l'endroit et la vapeur aveuglante y propageait une étrange sensation de sérénité. Les hommes la quittèrent, et deux femmes habillées dans des accoutrements typiquement chinois lui demandèrent poliment de se déshabiller afin de la plonger dans une bassine d'eau tiède. Esmée hésita à refuser, puis choisit de ne pas jouer avec le feu et s'exécuta. Une fois qu'elle fut débarrassée de ses vêtements sales, elle entra dans la bassine et laissa échapper un long soupire lorsque l'eau s'empara de sa peau et réchauffa son corps frigorifié. Elle se laissa glisser lentement contre la cuve et regarda les deux femmes y verser des liquides parfumés. La cannelle, le musc, le jasmin et l'encens embaumèrent ses narines et nettoyèrent la crasse, la transpiration et les mauvaises odeurs qui s'étaient accumulées avec le temps. Esmée ferma les yeux, et se laissa porter par cette douce impression de renaitre dans un corps nouveau. Autour d'elle, le monde cessa de tourner à toute vitesse, et son esprit s'ouvrit à une harmonie et à un équilibre intérieur comme elle n'en avait jamais connus de semblable. Tandis qu'elle volait sur un nuage invisible, les deux femmes s'occupèrent de nettoyer ses cheveux dont la coloration rouge avait pratiquement disparu et les coupèrent en un carré soigné. Quand Esmée fut nettoyée, elles l'enveloppèrent délicatement dans une serviette et pansèrent ses plaies avec précaution. Puis, elles lui tendirent une longue tunique noire sur laquelle avait été brodés des inscriptions et figures chinoises. Une fois enfilée, elles vinrent serrer la tunique avec une épaisse ceinture grise.
Esmée s'avança vers le miroir et eut un mouvement de recul lorsqu'elle aperçut son reflet. C'était une autre personne qu'elle voyait dans la glace : une femme élégante, sévère et ambitieuse, marquée par les batailles et la colère, habitée par le courage et la détermination. Dans cette tunique, elle était dans son élément, elle se sentait de nouveau elle-même. Ce fut la première fois qu'elle se sentit aussi vivante depuis la mort de sa mère.
Elle recula quand Sao Feng apparut. Les deux femmes furent congédiées, et le Seigneur Pirate s'avança vers elle. Esmée ne bougea pas, emportée par une confiance solide que même lui ne parviendrait pas à briser.
« Demain, à cette même heure, vous serez arrivée à la Baie des Naufragés, et vous serez libre, Calyspo. » commença-t-il.
« Libre ? » fit Esmée avec un sourire railleur. « Je ne serai jamais libre tant que le Tribunal de la Confrérie n'aura pas décidé de ma libération. »
« C'était une erreur, une grave erreur ! » gronda-t-il d'un ton plus fort. « Si j'avais été là, j'aurais contesté la décision du premier tribunal ! »
Esmée plissa les yeux. Se pouvait-il que sa mère n'ait pas été la seule à désapprouver l'emprisonnement de Calypso ?
« Il vous a condamnée à prendre forme humaine pour que l'humain devienne le seul maître des océans, et pas... »
« Moi. » interrompit Esmée.
« Mais un être comme vous ne devrait jamais être enchaîné à une forme inférieure. »
« Pour un ravisseur vous parlez bien. Mais des chuchotements devant des barreaux de prison perdent tout leur charme »
Esmée s'était rapprochée du pirate et tentait de l'intimider, comme l'aurait fait Calyspo. Le pirate descendit son regard sur le collier qu'Esmée portait autour de son cou, et se détourna d'elle. La jeune femme cacha aussitôt le bijou dans sa tunique.
« Peut-on me blâmer pour ce que j'ai fait ? Chaque homme est attiré par l'océan, même s'il met sa vie en péril. » dit-il.
« Certains peuvent offrir leur désire pour l'océan en justification de tous leurs crimes. » répliqua Esmée.
« J'offre seulement mon désir. »
« Et en retour ? Les humains agissent dans leur propre intérêt, servir une bonne cause n'a jamais été la motivation d'une vie de mortel. C'est ce qui fait d'eux des êtres si... faibles. »
« Je me contenterai de vos dons, si je suis digne de les recevoir. »
Esmée eut un petit sourire. Bien évidemment, elle aurait dû s'en douter. Ils étaient tous les mêmes.
« Et si jamais... j'en décidais autrement ? » murmura-t-elle à son oreille.
« Alors j'affronterai votre fureur ! »
Esmée se retrouva plaquée contre le mur, et Sao Feng posa agressivement ses lèvres sur les siennes. D'abord surprise, la pirate tenta ensuite de le repousser, mais il la tenait si fort qu'il griffa sa peau. Enfin, elle parvint à lui donner un coup de pied et il fut projeté de l'autre côté de la pièce. Esmée resta figée, incapable de bouger. Sao Feng s'était retourné vers elle et la toisait d'un regard rempli de haine. Esmée chercha hâtivement le sabre dans sa ceinture tandis que le pirate s'avançait d'un pas sec vers elle. Elle s'apprêta à le frapper, quand un boulet de canon fit exploser les murs dans un nuage de bois et expulsa Sao Feng à plusieurs mètres.
Esmée leva la tête. Elle entendait les pas frénétiques des soldats et les cris des créatures : le Hollandais Volant les attaquait.
Devant elle, Sao Feng était allongé, immobile. Doucement, elle se rapprocha de lui et eut un hoquet lorsqu'elle remarqua qu'une buche lui avait transpercé la poitrine. De sa main tremblante, il lui tendit un objet.
« Tenez... prenez. » dit-il avec une voix faible.
Esmée attrapa le bijou, son cœur accéléra la cadence. L'une de neuf pièces de huit. Il la faisait Seigneur Pirate.
« Vous voilà capitaine. » dit-il.
Elle voulut dire quelque chose, mais le pirate lui agrippa la manche et approcha son oreille de sa bouche.
« Ça aurait dû être comme ça depuis le début. Faites honneur à votre mère, Esmée Read. » susurra-t-il.
Esmée se figea, tandis que Sao Feng prenait son dernier souffle. Il l'avait reconnue, il savait qui elle était.
Incapable de détourner le regard du corps du pirate, Esmée fut parcourue d'un tremblement, et laissa deux larmes s'échouer sur sa tunique, tandis que les canons continuaient de s'abattre sur le bâtiment dans des bruits atroces.
Il l'avait reconnue et il l'avait faite capitaine, comme elle aurait dû le devenir, tel que son destin avait été écrit avant que Jones n'y inscrive son propre chapitre. Elle ferma les yeux et serra le poing sur le bijou. L'océan était à elle, la vengeance était à elle, le nouveau monde était à elle, et elle se promit de ne jamais faillir, de ne jamais décevoir sa mère qui la regardait d'en haut, et de ne jamais laisser quiconque lui voler ce qui lui était depuis si longtemps dû. Lorsqu'elle rouvrit les yeux, ce fut comme si elle était de retour sur le Revenge, lorsque tout lui avait paru possible.
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