Chapitre 1
"FAITS DIVERS
Vol de tissus aux ateliers Crior
Hier matin, en arrivant sur leur lieu de travail, les couturières des ateliers Crior ont constaté que les portes de l'atelier avaient été forcées et que plusieurs pièces de différents tissus, destinées à la fabrication de vêtements, avaient disparu pendant la nuit. Elles ont immédiatement appelé la police qui enquête en ce moment même. La date, le ou la coupable et surtout le mobile du crime sont encore inconnus, même si on peut supposer que c'est la même personne qui a commis le vol des pièces de mécanique des entrepôts de réparations Peunolt."
Victoire reposa le journal du matin sur son lit de fortune, pensive. Ça y est, c'était dans le journal. Bon, ça n'avait pas d'incidence sur le plan. La police continuait à enquêter, mais elle n'allait rien trouver. Elle s'en était assuré. Mais mieux valait quand même qu'il n'en sache rien. Ça ne servait à rien de l'inquiéter encore plus alors que le plan était sur le point d'aboutir.
Le ronronnement des machines juste au-dessus de sa tête mit fin à sa réflexion, alors qu'une atroce odeur d'essence se répandit dans la pièce plongée dans la pénombre. Les murs se mirent à trembler, ajoutant au vacarme. Victoire soupira. Elle avait l'habitude de ce genre de dérangements (tout le monde avait l'habitude), mais ça l'agaçait toujours autant. Elle se demandait souvent si au dehors, on pouvait dormir ou se concentrer sans être sans cesse importuné par ces troubles parasites.
Victoire leva la tête et parcourut du regard sa chambre. Elle était très simplement meublée : en-dehors du lit sur lequel Victoire était assise, il y avait une petite table de bois avec sa chaise, un lavabo pour la toilette, un pot de chambre, une gazinière surmontant un placard où s'entreposaient quelques provisions, une pendule dont la vitre en verre permettait de voir les mécanismes, un miroir crasseux et un porte-manteau où était accrochée une fourrure violette et un chapeau de plumes de la même couleur, seuls objets un peu luxueux que possédait Victoire, et dont elle était fière. Sur le mur de briques dont la peinture craquelait, il y avait seulement une croûte insignifiante et des tuyaux qui sortaient de la gazinière et montaient au plafond, où se balançait une ampoule à la faible clarté. Derrière ce mur se trouvaient les machines qui faisaient autant de bruit, dégageaient une odeur si forte et faisaient trembler le tableau et les tuyaux. Pas de fenêtres. Victoire n'était elle-même pas très élégante. Elle percevait dans le miroir l'image d'une jeune femme maigre et petite, aux cheveux bruns emmêlés et gras et à l'air épuisé, vêtue uniquement d'un uniforme de travail à la propreté douteuse. Pourtant, elle était plutôt belle et l'air déterminé qui ressortait de sa personne la distinguait des autres femmes de sa classe sociale.
Victoire n'entendit ni le mécanisme s'enclencher, ni la pendule sonner, mais elle vit les rouages tourner à travers la vitre. Elle se leva et prit d'un geste vif et mécanique le manteau pendant sur la patère, puis sortit, se préparant mentalement à une nouvelle journée de travail. Le palier était éclairé d'une étrange lumière verte. Victoire ne s'attarda pas devant l'ascenseur, bondé comme toujours et dévala les marches. Elle préféra ne pas poser ses mains sur la rambarde graisseuse et enfila des gants trouvés dans les poches de son manteau. Une fois dehors, elle respira le moins possible l'air pollué par les nombreuses cheminées qu'arboraient les toits d'ardoises et par les voitures à vapeur et trains sillonnant les routes plus ou moins élevées qui perçaient la ville de long en large. Elle voulait garder son souffle pour un autre air, plus pur. Elle ne contempla pas désespérément le ciel ou plutôt l'absence de ciel, caché derrière un épais rideau de fumée noire et poisseuse qu'on entrevoyait à peine entre les façades autrefois blanches rendues grises et tristes par la poussière qu'on pourrait presque voir suspendue dans l'air immobile si il y avait eu des lampadaires assez puissants pour percer la nuit permanente qui régnait sur cette ville qu'il était une fois on surnommait la ville Lumière. Elle contempla plutôt ces nuages d'un air de défi, car elle voulait les transpercer et passer à travers, voir au-delà. Elle ne baissa pas la tête en passant devant le palais du Louvre dans la cour duquel se dressait, avachi dans la lourdeur de l'atmosphère, un drapeau rouge sang dont les couleurs ternissaient. Elle ne se laissa pas non plus contaminer par le désespoir qui flottait partout comme un virus. Elle préféra se battre et garder espoir.
Parce qu'elle ne voulait pas passer sa vie dans cette prison morne et poussièreuse.
Parce qu'elle voulait se battre.
Parce que c'était ça que son prénom signifiait. Elle allait se battre, et elle allait gagner. Elle allait remporter la victoire. Elle se l'était promis.
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Lorsqu'elle revint des ateliers Crior, ce soir-là, il faisait à peine plus sombre. Seuls quelques horloges permettaient à Victoire de se rendre compte de l'importance du temps passé au travail. Elle était réellement épuisée, pourtant la journée n'était pas terminée, loin de là. En fait, le plus important allait bientôt commencer. Elle sauta presque les escaliers et inséra à grand-peine la clé de l'appartement dans la serrure tant elle était fébrile. Enfin, la porte accepta de s'ouvrir et Victoire s'engouffra dans la petite pièce, claquant la porte derrière elle. Ce n'était sans doute pas très discret mais elle ne pouvait se permettre de le faire attendre plus longtemps. Il était tout le temps si anxieux, il allait finir par se demander ce qui se passe...
Elle se dirigea à grands pas vers le tableau accroché au mur et, ignorant ses tremblements de nouveaux causés par le grondement des machines, elle le fit pivoter. Un trou carré se révéla, et Victoire attrapa la lourde clé biscornue qui était posée à l'intérieur. Elle l'inséra dans la serrure de la pendule. Aussitôt, les rouages se mirent à tourner dans le sens inverse de lorsqu'elles indiquaient l'heure. Le meuble coulissa, révélant un escalier assez court au bout duquel on voyait une lueur. Victoire s'y engouffra sans hésiter.
Peu de temps après, elle pénétra dans une étrange et immense salle aux murs couverts d'engrenages. Une partie d'entre eux, sur le mur d'où débouchait l'escalier, étaient en plein fonctionnement, mais la plupart étaient au repos. De nombreuses lampes apportaient une lumière assez simple, éblouissante cependant pour Victoire qui était habituée à une obscurité presque perpétuelle. Et au lieu de plafond, il y avait le toit, démesurément haut. Ce n'était pourtant pas le plus impressionnant.
Au centre de la pièce se tenait un étrange objet, aussi gigantesque que séduisant. Il était composé d'une assez large cabine de métal ressemblant à une cabine d'ascenseur au centre de laquelle se tenait un large pilier de métal où était incrusté un étrange assortiment de boutons et de leviers. Le pilier trouait le plafond de la cabine et aboutissait dans un cylindre recouvert de tôles. Un tuyau partait du haut du cylindre pour arriver dans un assemblage bizarre de tissus cousus entre eux qui formaient quelque chose qui ressemblait à un immense ballon dégonflé. Minuscule par rapport à cet étrange appareil, un ouvrier plaçait les tôles de métal pour fermer complètement le cylindre. Victoire s'approcha de lui.
- Camille ! Le boulot avance bien ?
Le dénommé Camille se retourna, révélant un visage assez doux sous les taches d'huile et de suie qui recouvraient son visage. Deux yeux bleus sombres et vifs brillaient dans cette étendue poussiéreuse tandis que des cheveux noirs assez courts dépassaient d'une casquette de toile. Ce fut d'une voix claire et expressive qu'il répondit :
-Ouais, ça devrait être bientôt terminé. Mais le vioque refuse toujours de nous révéler ses secrets...
Victoire soupira. Il y avait déjà eu une tentative de s'enfuir en montgolfière de cette ville pourrie, mais elle avait échoué. Par chance, ils avaient réussi à dénicher le génial ingénieur qui avait reconçu l'appareil volant avec les moyens dont il disposait et à le cacher de la terrible milice armée dans un des hangars secrets que le groupe avait réussi à construire. Ironie du sort : il avait désormais beaucoup trop peur pour les aider. Or, c'était de lui que dépendait ce projet : sans lui, la montgolfière ne pourrait pas s'élever. Camille parut lire dans les pensées de la jeune femme :
-Il est dans la cuisine, si tu veux savoir.
Les rebelles avaient tout prévu : un appartement de plusieurs pièces entièrement meublé, avec électricité et eau courante côtoyait le hangar où était stocké la montgolfière. C'était là qu'était caché le vieux. Ce dernier était d'ailleurs assis devant à la fenêtre de la cuisine, en train de regarder d'un oeil effrayé la montgolfière. Il ne baissa pas les yeux vers Victoire quand elle passa dans son champ de vision. Lorsqu'elle entra dans la pièce et s'assit en face de lui, il resta silencieux pendant un instant puis se mit à parler tout en continuant à fixer l'engin :
-J'ai l'impression de revivre tout ça. C'est un cauchemar...
Victoire fixa l'ingénieur. Il n'avait jamais paru aussi vieux qu'aujourd'hui. En fait, il paraissait prendre dix ans chaque jour. Elle sentit qu'aujourd'hui encore, il ne dirait rien. Elle tenta tout de même sa chance :
-Vous n'allez vraiment pas nous aider ?
La réponse ne se fit pas attendre. Le vieil homme tourna ses yeux vers Victoire en fronçant les sourcils :
-Non, non et non ! Je vous remercie encore et encore de me cacher, mais je ne veux pas-je ne peux pas- vous aider. Je vous l'ai dit : arrêtez tout de suite ou ils vont vous trouver. Ils vous trouvent toujours. Vous ne pouvez rien faire. Vous pensez pouvoir vous échapper et ils vous abattent avant que vous ayez pu faire quoi que ce soit.
Victoire et Camille avaient tout essayé avec lui: ils l'avaient menacé de le dénoncer, ils l'avaient traité d'égoïste et de lâche, ils avaient tenté de jouer sur sa compassion, ils lui avaient dit qu'il leur était redevable... Rien n'avait marché. Le vieux ne voulait pas les amener à la mort, il ne voulait pas revivre la peur, il ne voulait pas sortir de ses traumatismes.
Le vieil homme tendit un article de journal à Victoire. Elle le connaissait déjà par coeur à force de l'avoir lu, mais elle le reparcourut encore des yeux.
"Arrestation de terroristes dangereux : la Mairie encore une fois victorieuse
De dangereux terroriste ont été arrêtés ce samedi. Ils étaient cinq : l'ingénieur Archibald Vermeille, le pilote de train Isidore Leblanc, la mécanicienne Milena Strauss, l'architecte Maurice Le Flamand et la couturière Géraldine Lerouge ont été dénoncés par notre héroïne nationale, la bibliothécaire Sarah Lefebvre, décorée de la Croix du Citoyen comme récompense. Ils ont été ensuite exécutés dans la prison de la Santé. Ils préparaient un dangereux attentat à la bombe dans un endroit encore inconnu de Paris. Seul l'ingénieur a réussi à s'évader. Ordre de le signaler au plus vite à la Milice Armée si vous le voyez."
-Ils ne disent pas tout dans l'article. Ils nous ont torturé pendant des heures. C'était... indescriptible. Je n'oublirai jamais les cris de mes amis. C'est le gardien de prison qui m'a sauvé. Il n'a pu que me sauver moi. Les autres étaient trop faibles. Oh, comme je m'en veux de les avoir laissé mourir... Après, vous m'avez trouvé.
Il fondit en larmes. Victoire, gênée, resta silencieuse.
"On y arrivera, nous."
C'est ce qu'elle voulait dire.
Les mots lui restèrent en travers de la gorge.
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Chapitre 1 terminé-1906 mots
J'espère que ça vous a plu !
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