Chapitre 9

Ana


Les sœurs Opkins transforment la séance de pâtisserie en un véritable sketch empreint de joie et de bonne humeur.

Où est donc passé notre cher John ? interroge Susan.

Il accorde la guitare sèche qui se trouve près de la cheminée, je réponds en adressant un clin d'œil à Benjamin.

À mes mots, Maguy s'essuie les mains sur son tablier blanc et quitte la cuisine d'un pas décidé.

Qu'est-ce qui lui prend ? je demande perplexe.

À mon avis, elle va voir John, soupçonne Jane, un sourire en coin.

Elle va encore l'ennuyer, râle Sue.

Ou le tanner de venir nous rejoindre, ajoute George, puis il dit à son commis : Bob sort un tablier, s'il te plaît. Un nouveau participant va arriver.

Je doute qu'il veuille se joindre à nous, je précise.

Ce serait mieux de le laisser accorder cette guitare, s'inquiète Benji.

En effet, après des années passées à proximité de la chaleur de la cheminée, le bois du caisson a probablement souffert. Elle pourrait bien être irrécupérable, j'explique.

Étonné de ma remarque, George me fixe puis ajoute :

Tu t'en débarrasserais ?

Si tu la veux, elle est à toi.

Nous avons passé de belles et longues soirées bercées par cette guitare devant le feu.

C'est du passé, exact. Maintenant, elle ramasse la poussière.

George m'examine en haussant un sourcil. Je préfère ne pas poursuivre cette discussion. Si j'entreposais tous les objets des défunts de ma vie, l'hôtel ne serait pas assez grand.

John peut surement la sauver, se rassure Benji. Il sait déboucher un lavabo, il peut réparer la guitare.

L'assemblée pouffe de rire.

Tu as raison de rester optimiste ! je lance.

À ce moment-là, Maguy, suivie de John, réapparait.

Ça sent drôlement bon, ici, s'exclame ce dernier en humant l'air.

Ce n'est pas grâce à vous, je taquine en me concentrant sur la décoration de mon sablé.

Sans perdre un instant, Maguy passe derrière lui pour lui envelopper la taille d'un tablier rouge que lui a discrètement tendu Bob.

Le rouge vous va à merveille, le complimente Maguy avec malice.

Vous ne m'aurez pas, Maguy. J'aime cuisiner de temps en temps. Mais...

Il déteste tout ce qui se rapporte aux fêtes de fin d'année, je l'interromps.

Pauvre homme, le plaint Maguy.

C'est son droit, s'il n'aime pas Thanksgiving ni Noël, le défend Sue.

Ça mérite un baiser ! conclut l'avocat en lui donnant un bisou sonore sur la joue.

Même pas jalouse, remarque sa sœur. Ce n'est pas normal de penser ainsi. Que vous est-il donc arrivé, pauvre chéri ?

C'est parti pour un tour, se lamente Sue. Vous feriez mieux d'y aller avant qu'elle vous rebatte les oreilles avec ses histoires farfelues.

L'assemblée sourit devant leur manège. Il ôte le tablier qu'il pose sur le plan de travail et se dirige vers moi pour prendre deux sablés de la pile de biscuits qui refroidissent sur une grille.

La cannelle masque les effluves de votre parfum, me murmure-t-il tout près.

Si vous n'aimez pas la cannelle, reposez ces gâteaux, maître.

Il me sourit :

J'aime les deux mais c'est dommage pour votre parfum. Ne bougez pas...

De son index, il me frotte avec légèreté l'arête du nez ainsi que la pommette droite. Ma respiration se bloque en sentant son doigt glisser sur mon nez. Nos regards sont figés l'un à l'autre. Je tente de maitriser mon trouble alors qu'un coin de ses lèvres remonte. Je n'arrive pas à croire que les battements de mon cœur s'affolent pour un simple geste. Mais je dois bien me l'avouer... son charme arrogant, lui sied à ravir.

Vous avez mis la tête dans la farine ? me demande-t-il d'une voix feutrée.

Un silence s'installe, les regards tournés vers nous. Sans paraître troublée, je lui réponds sur un ton taquin :

Qu'est-ce que vous voulez ? Pourquoi tant de délicatesse, ce n'est pas de vous !

Vous devriez en parler à Alice.

Qui est Alice, s'étonne Sue.

Ma chienne.

Dites-donc, vous êtes en train de flirter en plein milieu de la cuisine ! s'amuse Maguy.

Nous te remercions pour ta discrète remarque, chère sœur.

J'ai du mal à suivre, mais je pense que je ne vais pas insister, souligne George en se raclant la gorge, nous avons un enfant parmi nous...

Merci pour la pause gourmande et sensuelle, Maguy mais je retourne à mes occupations, poursuit John en m'adressant un regard énigmatique.

Je sais ce que je sais ! J'ai bien compris votre manège... lâche cette dernière en le pointant du doigt.

Sue, je vous joue un air de sérénade, quand vous voulez ! Je suis ravi que vous soyez de mon côté. À plus tard, ajoute-t-il à mon égard.

Indépendamment de ma volonté, les battements intempestifs de mon cœur me déconcertent. Un peu comme le comportement d'Alice que je ne maitrise plus...


Dans mon bureau, John s'assoit sur le siège en face du tabouret que j'installe pour Benjamin.

Vous avez réussi à l'accorder, je demande en désignant du menton la guitare qu'il pose sur une de ses cuisses.

La caisse a bougé légèrement. C'est une bonne guitare, en revanche les cordes doivent être changées. Mais je vais faire avec.

Benji toque timidement à la porte puis entre, le visage radieux.

Alors, prêt pour ta première leçon ? je lui demande.

Je n'ai pensé qu'à ça toute l'après-midi.

Je vous laisse, les artistes, à plus tard.

Je sors sans claquer la porte derrière moi afin de les entendre jouer. Bloquée chez elle à cause de la météo, Julia, la réceptionniste, est une fois de plus absente. Je m'installe derrière le comptoir de la réception afin de relever les messages laissés sur le répondeur. Richard apparait inquiet, les traits tirés.

Que se passe-t-il ?

Je ne trouve pas Benji. Après la pâtisserie, il a dit à sa mère qu'il montait lire dans sa chambre mais il n'y est pas, ni au restaurant, ni au salon, je ne le vois nulle part. Je n'ai pas prévenu Jane pour ne pas l'affoler.

De l'index, je lui fais signe de se taire et de me suivre. Côte à côte, nous écoutons ce qu'il se passe de l'autre côté de la porte. Au creux de l'oreille, je lui chuchote :

John lui donne des cours de guitare mais c'est un secret.

Il hoche la tête en souriant.

Pas mal, Benji, le félicite John. Tu connais pas mal d'accords, finalement.

Oui, mais je ne sais pas quoi en faire. Je ne sais rien jouer.

Quel morceau veux-tu apprendre. Quelque chose de simple, évidemment.

Un chant de Noël ?

Tu es sérieux ?

Je t'ai eu ! s'exclame Benji. C'est pour te taquiner !

Maguy et Ana ont une mauvaise influence sur toi ! Bon, quel morceau ?

Je te laisse choisir, je n'en ai aucune idée.

Il faut trouver un morceau que tu connais : E. King. Écoute...

John accompagne la chanson qui retentit de son téléphone.

Oui, je le connais, mon père aussi, il le chante quand il passe à la radio.

Parfait ! C'est un vieux morceau indémodable. Avec de l'entrainement, tu vas voir, c'est facile. Il comporte quatre accords.

Ha oui ! que Quatre ?

Oui. Je te les joue et tu me dis de quel accord il s'agit, OK ?

John joue le premier :

Un sol !

Exact, un sol à quatre doigts. On continue...

Je crois que c'est un Mi.

Un mi-mineur ! Ensuite...

Un do !

Parfait ! Pour le dernier...

Un ré !

Bravo ! On commence, tu as deux accords par mesure...

Richard me tire vers la banque de la réception :

Dites donc, c'est du sérieux... s'étonne-t-il.

J'en ai l'impression.

Ce John est un drôle de personnage : avocat, plombier, guitariste. Vous le sortez d'où ?

Moi ? De nulle part. Il a atterri au Lodge à cause des chutes de neige.

OK. Je repasse dans quelques minutes. Je vais voir où est Jane.

N'oubliez pas, c'est une surprise.

Motus, dit-il avec un clin d'œil.

Dix minutes plus tard, il réapparait et tend aussitôt l'oreille vers l'entrebâillement de la porte du bureau. Je me poste de nouveau à ses côtés.

Tu es vraiment doué, Benji. Je ne dis pas ça pour te faire plaisir. C'est dommage que tu ne prennes pas de cours. Tu devrais insister auprès de tes parents, comme cadeau de Noël, par exemple.

Mon père ne me croit pas capable d'en jouer. Il me rabaisse souvent parce que je ne suis pas comme lui à son âge et que maman me couve trop !

Il changera d'avis après t'avoir entendu jouer, tu verras.

Je l'espère... Il est souvent de mauvaise humeur. Je crois que c'est à cause de son travail. Parfois, on ne le voit pas de la journée même lorsqu'on est en vacances.

C'est un homme d'affaires. J'en sais quelque chose. Parfois les dossiers sont complexes et difficiles à traiter. Généralement, ils demandent plus de temps que prévu. Je ne dis pas ça pour le défendre, mais je sais ce qu'il ressent sans parler de la contrariété qui peut nous ronger. On a toujours l'esprit préoccupé. C'est difficile de décrocher.

Tu as des enfants ?

Non, pas de femme ni d'enfant. Je suis trop pris par mes affaires. Pour en revenir à ton père, tu ne dois pas lui en vouloir. Il t'aime malgré ce qu'il peut laisser paraître.

Parfois, je me le demande...

Tu ne dois pas en douter.

Le visage de Richard se voile par l'émotion. Je lui serre le bras par compassion.

Tu ne dois pas douter de ses sentiments envers toi, insiste John. Il est là pour toi, quoi que tu en penses.

Tu sais, même maman parfois elle est triste. Je sais quand elle a pleuré même si elle sourit.

Il a de grandes responsabilités en tant que banquier. Il ne voit pas toujours le mal qu'il peut causer autour de lui. Mais tu dois être le plus fort et lui prouver de quoi tu es capable. Par exemple, pour la guitare tu dois insister, parles-en à ta mère. Je suis certain qu'elle t'écoutera si tu insistes.

Je ne suis pas sûr mais j'essaierai.

Très bien... autre chose : tu dois lui montrer, même lui dire, que tu l'aimes, que tu tiens à lui, que tu comprends ses humeurs, ses colères. Un mot, un geste suffit.

D'accord.

S'il ne répond pas à tes gestes, tes paroles, continue, n'abandonne pas. Montre-lui que tu tiens à lui.

Qu'il a un métier difficile et qu'il travaille dur tout pour que nous ne manquions de rien.

Exactement ! Tu as tout compris. Regarde, même si le temps gâche tes vacances, tu en as quand même. Il fait l'effort de venir au Lodge puis de rendre visite à la famille de ta maman à Buffalo.

Oui, on fait de la luge et du ski aussi d'habitude.

Tu vois, malgré ses sautes d'humeur, il pense à toi.

Oui... merci, John. Tu sais ? Tu ferais un excellent papa !

Il ne répond pas.

Le regard noyé, Richard détourne la tête. Sans rien dire, il s'éclipse, le pas chancelant comme s'il venait de recevoir un coup sur la tête.

Par expérience, je sais que les mots peuvent blesser lorsqu'ils vous ramènent, d'une façon abrupte, à la réalité.

Quant à moi, je reste pantoise devant tant d'écoute et de sagesse de la part de John. Des fourmillements me parcourent le corps comme touchée par tant d'émotion. Des qualités que je ne lui aurais jamais prêtées, apparaissent à chaque moment. Il peut se montrer autant agaçant et irritable que charmant et à l'écoute. En à peine quelques jours, il m'a plusieurs fois surprise et déconcertée. Déconcertée par son audace, son charme, son physique, son visage, son sourire et ses colères qui grondent comme un coup de tonnerre mais qui ne m'atteignent pas le moins du monde. J'ai connu pire.

Quant à Alice, elle le bade. Elle possède un sixième sens pour cerner les gens en quelques secondes. Elle ne se trompe jamais.

Cependant, un sentiment étrange persiste. La cigarette qu'il manipule sans cesse, sans parler de l'appel que j'ai surpris dans la véranda. Le ton de la discussion était vif, son visage exprimait une grande anxiété avec des yeux exorbités. Ses colères foudroyantes poussées à leurs paroxysmes. Son regard d'un bleu glacial. Puis la raison réapparait.

Tout le monde semble apprécier sa présence. Le seul à avoir des réserves était Richard, mais même lui, va finir par l'accepter. Pourtant, comment pourrais-je, moi, apprécier cet homme qui me met si mal à l'aise dès que nous nous retrouvons seuls ? Je fais de mon mieux pour paraître détachée, mais un sentiment indescriptible au fond de moi m'incite à garder mes distances.


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MERCI DE VOTRE LECTURE ! Je continue progressivement à vous faire découvrir mon roman.

N'hésitez pas à me dire ce que vous appréciez et ce que vous n'aimez pas du tout.

Je fais également appel à vous si vous constatez des incohérences... car j'en ai relevé quelques-unes lors de la relecture.

Merci encore et à bientôt pour la suite !!

Besos.

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