Chapitre 5

John


Avant d'appeler Sophie, je me renseigne sur la location de motoneige ou tout engin qui me permettrait de rejoindre Marcus. En recherchant sur Internet, je constate avec soulagement que la location d'une motoneige, voire un quad, semble possible à Crosfall. Enfin une bonne nouvelle.

Par SMS, je demande les coordonnées GPS du lieu de rencontre à ce débile de Sins, que j'enregistre sur mon téléphone. Finalement, la situation risque de se débloquer si je trouve une machine capable de me rendre à Folden à travers la campagne, en restant discret. Un long soupir achève de me décontracter.


- Salut, boss.

- J'en déduis que tu es seule, Sophie.

- Affirmatif, le froid cause également quelques perturbations dans les transports à Manhattan. Tout le monde n'est pas encore arrivé. Par contre, David est au rapport.

- Je constate que tu n'es pas stressée par mon absence alors qu'hier, tu n'étais pas enchantée que je parte.

- Le fait que tu voles encore une fois au secours de Marcus ne m'enchante pas.

- Je n'ai pas le choix, tu ferais la même chose. J'en suis persuadé.

- Tout ça, à cause d'une promesse qui risque de te coûter très cher un jour, boss. La mallette est en lieu sûr ?

- Sous le siège conducteur.

- Sérieusement ?

- Ma voiture est complètement gelée et qui se douterait que la valise s'y trouve. Je préfère ça que de la cacher dans la chambre. Ce n'est pas plus sûr.

- Tu as certainement raison. L'échange est prévu quand ?

- Très bonne question. Je suis coincé au Crosfall Lodge où je loge dans l'appartement de la gérante car l'hôtel est complet. Le rendez-vous est repoussé à demain. Le soleil a du mal à percer mais d'ici quelques heures, il brillera complètement.

- C'est de bon augure, alors. Concernant l'agenda, j'ai tenté de déplacer le rendez-vous avec Bauer des Entreprises Hastag, prévu en début de matinée, mais ce dernier n'est pas satisfait. Il serait préférable de le contacter. Tu t'en charges ou je demande à David ou peut-être Carter ?

- Je m'en occupe. Je l'appelle dans la matinée, je peux même faire une visio, son dossier est dans le cloud. David s'occupe de ma plaidoirie ce matin. Ensuite, j'ai deux rendez-vous physiques dans l'après-midi. Le premier est une prise de contact donc tu peux demander à Carter de me remplacer. Assiste-le pour compléter le dossier et je prendrai le relais à la prochaine entrevue. En revanche, le second rendez-vous avec Browns devra être décalé à la semaine prochaine.

- Boss, je te rappelle que jeudi prochain, c'est Thanksgiving, de ce fait la semaine est raccourcie.

- Génial... Un instant, je regarde mon planning. Vois si c'est possible de le repousser après Thanksgiving.

- C'est noté. Et tu fais quoi pour Thanks ?

- Très drôle, Sophie. Je bosse comme d'habitude.

- Tu seras avec Marcus ?

- Normalement. Je vais le faire examiner. Pour la suite, je n'en ai aucune idée...

- Sinon l'hôtel est sympa ?

- Pas plus que ça. Mais la gérante est intéressante.

- À quel point de vue ?

- Je t'en dirai plus la prochaine fois.

- Ça fait des lustres que tu ne m'as pas parlé d'une femme. Mmmh, elle doit sortir du lot... Profites-en aussi pour te reposer, en plus du plaisir...

- Très drôle encore une fois ! Je crois que je n'ai jamais été aussi nerveux de ma vie à cause de cette histoire avec Sins, sans parler du fait que Marcus me parait mal en point.

- Je comprends... On te tient au courant pour l'issue de la plaidoirie de ce matin. Et en attendant, profite donc d'être en bonne compagnie.

- Pas facile. J'ai plus d'affinité avec la chienne Alice que sa maîtresse. Bonne journée, Sophie.

- À plus tard, boss.

À ce moment-là, je réalise l'importance d'être entouré de collaborateurs compétents et sérieux. Le professionnalisme de mon équipe me sauve la mise. Je me renfrognais à toujours tout contrôler seul et être l'unique dirigeant du cabinet. Mais je dois avouer qu'ils représentent des éléments précieux. C'est la raison pour laquelle je devrais les récompenser, car rien ne les retiendrait si on leur proposait mieux ailleurs. Je remédierai à cela dès mon retour.

En attendant, je vais m'occuper de l'affaire Bauer.

*

De retour de sa matinée de travail, Ana me surprend en train de faire rouler une cigarette entre chaque doigt de ma main droite. Inquiète de recevoir un fumeur, elle secoue la tête faisant valser ses cheveux bruns puis me rejoint aussitôt dans la véranda. Je souris en devinant ce qu'elle va me dire.

- Vous fumez ?

- Non, je n'ai jamais fumé. C'est seulement un tic. J'aime l'odeur et la sentir entre mes doigts. Vous allez me gronder ?

- Le repas est servi. Il vous donnera des forces pour votre exploit de l'après-midi.

- Vous doutez de mes capacités ?

- J'ai l'habitude de ces épisodes glacials...le sol est une patinoire, maître.

Puis, en m'observant de haut en bas, elle ajoute :

- Vous vous êtes mis sur votre trente-et-un ? Je suis sûre que vous auriez fait sensation torse nu dans la salle de restaurant.

- Je n'en doute pas... Vous êtes déçue ?

- Ce qui veut dire aussi que pour tenter votre exploit, vous allez vous rechanger à nouveau.

- Bien évidemment !

- Vous me sidérez...

- J'en suis ravi.

- À tout à l'heure, Alice. Je t'apporterai des restes, ma fille.

- Elle ne nous accompagne pas ?

- Non, jamais, à cause des clients qui pourraient en avoir peur ou être allergique. Et George ne le permettrait pas pour une raison d'hygiène, non plus. Les animaux ne sont pas acceptés dans le restaurant.

- Elle reste sagement enfermée ici, toute la journée ? Je retire ce que je t'ai dit, Alice. Tu n'as pas la vie d'un caniche mais d'un poisson rouge.

Ana relève ma remarque par un long soupir en me fusillant du regard.

- Couvrez-vous, maître Jovani. Il fait très froid, me rappelle-t-elle.

Je la suis sans quitter des yeux la peau nue de sa nuque dégagée.


À l'image de l'hôtel, la salle de restaurant dégage une ambiance chaleureuse avec l'identique parquet au ton clair et une gigantesque cheminée en pierre qui domine la pièce. Ses flammes crépitantes diffusent une chaleur réconfortante, contrastant avec le froid polaire qui règne à l'extérieur. Environ une cinquantaine de personnes se trouvent attablées dans un léger brouhaha mêlé de murmures et de cliquetis de couverts. Ana se dirige avec assurance vers une grande table où plusieurs visages souriants l'accueillent.

- Je vous présente maître Jovani, avocat à Manhattan.

- Enchantée, maître, se précipite une dame aux cheveux gris très gracieuse qui me tend la main. Je me présente, Margareth Opkins mais appelez-moi Maguy. Voici ma sœur, Susan.

- Enchanté également Maguy, dis-je alors qu'elle me serre encore la main fermement.

- Tu peux le laisser en paix, Maguy, lui souffle sa sœur en lui tapotant l'avant-bras tandis que Maguy s'obstine à ne pas me lâcher. Je vous préviens, elle est en train de vous jauger. Méfiez-vous.

- Chut, Sue ! Tu vas le mettre mal à l'aise.

- Libère sa main, sinon il ne pourra pas manger, intervient à nouveau sa sœur.

- Encore une seconde, insiste-t-elle en plongeant son regard vert pénétrant dans le mien. La plus petite étincelle peut allumer le plus grand des feux...

- Pardon ?

- Ne faites pas attention, John, me conseille Sue. Elle divague et se prend pour un grand manitou !

- Et toi, tu n'es qu'une jalouse sorcière ... Tu sais que je ne me trompe jamais !

- Facile à dire ! Tu parles en énigme et ensuite, tu interprètes à ta sauce pour retomber sur tes pattes !

Maguy me lance un clin d'œil puis me répète à voix basse :

- La plus petite étincelle peut allumer le plus grand des feux...

- Si vous permettez Maguy, je continue les présentations, reprend enfin Ana, voici Jane accompagnée de son fils Benjamin qui est allé saluer George en cuisine, tout droit venus de Washington.

- Mon époux est encore scotché au téléphone pour ses affaires, enchantée, maître.

- Je comprends, je suis avocat spécialisé en droit des affaires.

- Mon époux est banquier, spécialisé dans l'immobilier.

- Eh bien, il ne me reste plus qu'à vous servir et vous souhaiter un bon appétit, ajoute Ana qui aide la serveuse à poser les plats sur la table.

Le regard insistant de la serveuse sur moi me fait sourire. Je m'empresse de la saluer d'un geste de la tête.

- Je vous présente Mary, notre serveuse en chef et compagne de notre cuisinier George qui chaque jour, nous ravit les papilles par ses talents, m'explique Ana.

- Tous les ans, nous venons passer une semaine de vacances à l'hôtel pour Thanksgiving, précise Maguy. Entre la neige, les sapins, les cheminées et l'excellente cuisine de George, c'est Noël avant l'heure ! Pour quelle raison êtes-vous au Lodge ? Pour le farniente devant la cheminée, le spa ? Si c'est pour skier, je vous plains.

- En fait, je devais rendre visite à mon frère, mais j'ai été forcé de faire demi-tour. La police m'a dirigé vers l'hôtel pour patienter.

- Oh ! je comprends. Vous auriez plus mal tombé, maître !

- Appelez-moi John.

Je sens le regard appuyé d'Ana. Elle vient de découvrir une nouvelle facette de ma personnalité : je peux être affable et agréable. Ce qui est généralement mon attitude lorsque les affaires de famille ne me pourrissent pas la vie.

Pour répondre à son regard, je lui murmure :

- Mais pas vous !

- Je vous remercie pour cette précision, maître. Mais je ne me permettrai pas de vous appeler par votre prénom, vous ne m'êtes pas assez familier, ni sympathique pour ça.

Prends ça dans les dents, John.

Elle me plait vraiment.

- Je vois... murmure Maguy en nous observant.

Sa sœur la regarde perplexe.

- Tu vois quoi encore ?

- Je viens de voir une petite étincelle...

- Ça m'apprendra à te poser des questions, s'agace Sue. N'en dis pas plus, s'il te plaît, et laisse-nous manger en paix.

Les éclats de rire de la tablée témoignent de la bonne humeur communicative des sœurs Opkins dont les réparties pétillantes animent les conversations.


À la fin du repas, Ana m'accompagne en cuisine afin que je salue le cuisinier.

- Merci pour cet excellent repas et surtout de tenir compte de mes exigences, dis-je en lui serrant la main.

- Je ne fais que mon travail, maître. Et je vous rassure, vous n'êtes pas le seul à avoir des exigences alimentaires.

- Appelez-moi, John. La sauce qui accompagnait ce riz pilaf était une merveille. J'aime cuisiner de temps à autre mais j'avoue ne pas avoir votre talent. C'était fin et je me répète, délicieux !

- Je vous en prie, John.

- Si vous permettez, maître Jovani de Manhattan, je vous raccompagne à l'appartement. Vous devez vous changer pour votre mission de l'après-midi, me dit-elle amusée.

George ne comprend pas son allusion, mais fixe Ana en levant un sourcil, à priori étonné de son comportement.

- N'oublie pas les restes pour ta peluche, ajoute-t-il en lui tendant un récipient en plastique.

- Merci, George. À tout à l'heure, répond-elle en lui arrachant des mains la gamelle, agacée par mon petit rire sarcastique.

*

La parka doublée, les gants et les boots fourrées que la blanchisseuse m'a refourgués, me tiennent chaud, mais j'ai bien cru me ridiculiser en franchissant le portail en dix minutes. Dix minutes d'efforts laborieux ! J'espère qu'Ana ni personne d'autre, derrière les vitres, ne m'a observé me débattre pour éviter la chute. Je ne me sens pas du tout à l'aise sur mes jambes. Le sol est tellement blanc et compacte qu'il m'éblouit sous les rayons du soleil. Je ne parviens pas à distinguer la route du bas-côté. Du blanc à perte de vue. Je ne distingue même pas Crosfall. Cette sortie ne va pas aboutir, je le sens. À peine ai-je pensé ces mots que je me rattrape de justesse sur les genoux pour m'éviter l'embarras de me ramasser sur les fesses même si je suis seul au monde.

La libération de Marcus ne sera ni pour aujourd'hui, ni pour le lendemain, au vu de la situation météorologique annoncée.


KO, je rentre à l'hôtel et jette, sans retenue, la paire de gants sur la banque de la réception. Ana n'est même pas surprise par mon attitude, ce qui me contrarie encore plus. Alors que je me dirige vers l'appart, elle me rattrape sous l'abri de Plexiglas :

- Vous vouliez attirer mon attention, c'est fait, me précise-t-elle en me tendant les gants.

Sans répondre, je les récupère.

- Que puis-faire pour vous, maître ?

Alors, je me rapproche d'elle. Seulement quelques centimètres nous séparent. Puis, lentement, elle lève la tête pour plonger son regard gris doucereux dans le mien. Son parfum boisé, toujours présent entre nous deux. Je la plaquerais bien contre le Plexiglas afin de goûter sa bouche, lui mordiller sa lèvre inférieure alors qu'une main se glisserait lentement entre ses cuisses chaudes... Je suis en train de devenir dingue ou quoi ?

Oui, elle me plaît vraiment.

Un courant d'air soulève ses cheveux mais je ne sens même pas la piqure glaciale. D'une main hésitante, je replace une mèche de ses cheveux derrière l'oreille. Elle écarquille les yeux puis ajoute enfin :

- Si vous m'expliquez la raison pour laquelle vous souhaitiez vous rendre en ville, je pourrais peut-être vous aider, maître.

- Vous voulez aider un homme si peu aimable... Je veux aller à Crosfall. Je n'en peux plus de ce trou à rats !

Ma voix ne traduit pas ce que mon esprit imagine, ni ce que mon désir me suggère de faire. Un instant, je crois me perdre dans ses yeux hypnotisant. Il me semble que je retiens mon souffle.

J'essaie de me ressaisir mentalement :

- Merde !

Je vocifère ma super réplique en donnant un coup de pied dans la neige ce qui me fait mettre de la distance entre nous. Elle me fusille du regard. Je devine qu'elle serre les dents pour garder son self-control.

- On se retrouve au dîner, maître Jovani, me lance-t-elle sans sourciller.

- Ne comptez pas sur moi ce soir, je réponds en reprenant mon chemin.

- Très bien ! Je vous ferai apporter un plateau repas, maître Jovani de Manhattan.

Ne souris pas ! Ne souris pas, pauvreidiot... Un jour, je la ferai sortir de ses gonds ou la ferai tomber dans mes bras... Elle n'a pas repoussé ma main.

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