Chapitre 13

John


L'affaire importante que tu dois régler concerne Marcus ?

Oui, je réponds en me levant. Je vais servir l'entrée sinon je risque de finir la bouteille de champagne.

À mon tour, j'évite le sujet.

Voici pour commencer : aumônière de Saint-Jacques et son méli-mélo de légumes crus accompagné d'un pinot gris. Je précise que le repas est sans gluten même si tu t'en moques.

Qui a préparé le dîner ?

Tu ne m'en crois pas capable ? Je t'ai fait la promesse de ne pas mentir. Pour me faire pardonner, je dois t'impressionner !

C'est un bon début. C'est joliment présenté et... hummm, c'est délicieux ! Je ne dirai pas que tu es un homme à marier, vu ton caractère. Ceci dit, les femmes apprécient quand on leur fait la cuisine.

C'est exactement ce que m'a dit George, j'avoue en lui servant le vin.

Ça ne m'étonne pas de lui. En parlant de mariage, personne ne t'attend chez toi ou quelque part ?

Je ne suis pas marié, je n'ai pas d'enfant ni de chien, aucune attache sauf mon frère.

Ça ne doit pas être facile de te supporter tous les jours, mais tu as bien quelqu'un dans ta vie ?

Et toi ?

Tu sais bien que non.

Idem pour moi. Je ne suis pas un partisan du mariage ou de la vie en couple.

Je serais curieuse que tu développes le sujet.

Le mariage est un contrat qui peut se transformer en une source de problème du jour au lendemain. Je ne suis pas non plus un adepte de la paternité qui met l'homme en situation de faiblesse, tout comme l'amour.

Sa fourchette lui tombe de la main. Je réalise soudain que je viens de me tirer une balle dans le pied. Est-ce dû au champagne ou à ma foutue fierté ! Quel abruti !

Pour rompre le contrat, il y a le divorce, elle suggère calmement.

La période avant le divorce et la prise de décision n'est ni facile ni agréable. Peut-être y as-tu déjà pensé, lorsque ton mari piquait ses crises, mais tu as préféré subir. Ce n'est pas un reproche, c'est ce que font que la plupart des gens, malheureusement. L'espoir n'est pas toujours de bon augure.

Et tu penses que c'est une faiblesse. Toi, tu es si parfait que tu gèrerais la situation en un claquement de doigts.

Je n'aurai jamais à la vivre puisque je ne me marierai jamais.

D'accord. Pour la paternité, tu m'expliques ? Je t'ai entendu parler à Benji et franchement, comme il te l'a d'ailleurs dit, tu ferais un bon père.

Tu m'as espionné ? Tu n'avais pas confiance.

Je voulais entendre le petit jouer de la guitare. Ce que tu lui as dit à propos de Richard, c'était juste... Tu as été bienveillant, attentionné et plein de douceur avec lui. Tu ne peux pas qualifier cela de faiblesse, John.

Comme Patrick, Richard, mon bébé c'est mon boulot ! Je ne crois pas être capable de tenir plusieurs rôles. Dans tous les cas, le cabinet ou la famille en pâtirait. C'est le même schéma à chaque fois.

Pour ton frère, tu penses la même chose ? Vu l'état dans lequel tu te mets.

Sur son lit de mort, ma tante, enfin ma mère adoptive, m'a fait promettre de m'occuper de Marcus. Un gentil gars qui n'a pas la même ambition que moi.

Je vois... Pour en revenir aux femmes. Tu n'as jamais vécu en couple ?

J'ai essayé, une fois pour voir.

Pour voir, tu me sidères !

Elle m'aimait. J'ai tenté l'expérience par curiosité. Au bout de six mois, nous nous sommes séparés. Elle m'a reproché de n'être pas assez présent, ni assez enjoué avec elle, que je ne prenais pas soin d'elle, que j'étais sans surprise. Elle m'a même accusé d'avoir une maîtresse. Un temps, elle a soupçonné mon assistante.

Tu l'aimais ?

Non.

Dans ce cas, ça ne pouvait pas fonctionner, tous les deux. Tu m'inquiètes, tu sais. Es-tu tombé amoureux, au moins une fois dans ta vie ?

Non, je ne crois pas...

Elle se laisse choir sur le dossier de sa chaise puis bredouille :

Tu me fais peur... tu n'a jamais tenu à une femme ?

J'avoue que tenir à quelqu'un ou avoir besoin d'une personne m'effraie. C'est un peu comme sauter d'un immeuble sans parachute. J'ai appris à mes dépens qu'il valait mieux s'en remettre qu'à soi-même.

La soirée sensée me réconcilier avec elle et en train de virer au cauchemar. Elle va me prendre pour un monstre alors que je suis un être ordinaire avec pleins de qualités. L'honnêteté ne me réussit pas ce soir...plutôt insolite pour un avocat !

Afin de stopper net la tournure de cette discussion, je lui saisis à nouveau la main sans la quitter des yeux. Je ne désire pas la décevoir. Ainsi, je lance sur un ton taquin :

Tu pourrais me conseiller sur la vie de couple ou me convaincre de changer. Ah ! non, ce n'est pas possible, ça prendrait trop de temps... Nous nous quittons demain.

Je débarrasse les assiettes et me sauve en cuisine. Je me sens de plus en plus agité et maladroit.

Plat suivant : saumon croustillant au sésame, accompagné de sa purée de carottes et topinambours, j'annonce d'une voix sûre.

Je te remercie. Ça sent très bon. Je constate qu'Alice est repue, elle n'a pas bougé d'un poil et reste étonnamment silencieuse ce soir.

Tu l'as vexée lorsque tu lui as ordonné de sortir de la cuisine. Elle est susceptible, notre Alice. Encore un peu de vin ?

Juste un fond, s'il te plaît, me répond-elle sur un air agacé.

Alice m'adore. Elle ne peut pas le nier.

Le bruit des couverts contre la porcelaine meuble un instant le silence.

Tu as fini ton réquisitoire contre moi ? je lui demande.

Pas tout à fait... Pourquoi as-tu pété les plombs ce matin ?

Nous y voilà. Pas de mensonge. Je bois une gorgée pour me laisser le temps de tourner la réponse dans ma tête.

Mon frère va m'accompagner à Manhattan. Il est dans une mauvaise passe. Je vais l'aider à trouver un job et l'héberger quelque temps.

D'accord, mais toute cette agressivité ?

J'ai une boite à faire tourner. Je me retrouve coincé ici à cause de la météo. Je dois le ramener au plus tôt. Sa santé est fragile.

Le poids de la responsabilité envers la famille.

Tout à fait !

Tu vas devoir gérer ton boulot et ton frère ! Tu vas y arriver ?

Très drôle ! Si nous faisions une pause.

J'imagine que tu as besoin de jongler avec une cigarette...

Elle connait mes manies. Je lui souris.

Laisse. Je débarrasserai après.

Elle m'accompagne dans la véranda où elle se recroqueville, gelée par la température.

Quel froid !

Je reviens sur mes pas et récupère le plaid soigneusement plié sur l'accoudoir du canapé. Elle me dévisage, surprise, tandis que je l'enroule délicatement autour de ses épaules. Mes bras l'encerclent dans un geste protecteur. Lentement, je la serre contre moi. Son parfum m'enivre, ses yeux gris captivent mon regard et font battre mon cœur à la manière d'un pauvre adolescent troublé.

Je la désire de plus en plus.

Ça va aller ?

Oui, merci, répond-elle d'une voix timide en baissant le regard.

À regret, je relâche mon étreinte pour saisir une cigarette du paquet posé sur le bord de fenêtre.

D'une voix douce, presque hésitante pour ne pas rompre l'atmosphère feutrée qui nous entoure, elle me murmure.

J'ai une autre question, John...

Pourquoi la cigarette alors que je ne fume pas ?

Elle esquisse un sourire.

Petit, je volais les cigarettes de ma tante mais ne les fumais pas. Un psychologue en a déduit que l'odeur était le seul lien qui me rattachait à ma mère. C'est devenu une manie qui, je crois, me calme. C'est ridicule à mon âge, je sais.

Donc quand tu es nerveux, tu bois ou tu manipules une cigarette dans tous les sens.

C'est à peu près ça. En fait, tous les matins, j'ai mon rituel où je bois mon café avec une cigarette. Alice est au courant, elle m'accompagne. Pour la boisson, c'est très rare, je te le jure.

On a tous des blessures, des cicatrices émotionnelles qu'on essaie de masquer, John.

J'acquiesce de la tête en replaçant une mèche de cheveux derrière son oreille.

Les yeux dans les yeux, je voudrais te répéter combien je regrette mon comportement. Je me déteste d'avoir perdu le contrôle et me sens minable.

Je ne suis plus en colère, John. Je suis presque touchée de tous les efforts que tu as faits pour moi ce soir.

Presque ?

Je te charrie ! Ce qui me plaît le plus, c'est de voir l'avocat avouer une faute ! Maître Jovani...

Je plaide coupable, votre honneur ! je réplique en faisant valdinguer la cigarette dans les airs avant de la rattraper habilement et de la reposer sur le bord de la fenêtre.

Elle en rit. Je lui prends la main par-dessus le plaid.

Au moins, je ne partirai pas le cœur lourd.

Elle détourne le regard.

Dernier acte : le dessert ! j'annonce pour effacer sa gêne.

Il fait meilleur à l'intérieur.


Et voici : ma tarte au citron meringuée.

George n'est pas un Juda, je retire ce que j'ai dit.

Je ne te pensais pas gourmande.

J'adore aussi le chocolat.

Tout comme moi. On vient de trouver un point commun.

Formidable, Jovani ! constate-t-elle sur un ton ironique.

Je déteste quand tu m'appelles ainsi.

J'espère bien !

OK.

C'est divin, dit-elle en levant les yeux au ciel.

Rien ne serait plus divin que ton corps nu contre le mien... Malheureusement, l'alcool ne dissout pas mon désir et ne fait qu'exacerber mes fantasmes. Putain !


À contrecœur, la fin de la soirée approche alors que je crève d'envie de passer la nuit avec elle. Je vais devoir être habile.

Encore un peu de champagne pour accompagner ta dégustation ?

Non, mais sers-toi, ne te gêne pas. Merci pour ce fameux repas. Je suis très impressionnée. Merci également de tes confidences.

Te parler est simple. Je suis touché par ta sincérité. Je ne suis donc pas qu'un avocat arrogant et colérique qui finira vieux garçon et seul au monde ?

Non, à travers ce que tu crois être tes convictions, il n'en est rien, précise-t-elle d'une voix douce.

Elle baisse le regard puis d'une voix normale, elle ajoute :

Il se fait tard, John. Je t'aide à débarrasser avant de monter.

Mon corps se crispe. Le but de cette soirée était qu'elle m'accorde son pardon, cependant j'en espère plus. Non, non, Jovani ! Reste soft sinon tu vas la faire fuir.

Non, ne touche à rien, s'il te plaît. Accorde-moi une danse, avant qu'on se sépare, je m'empresse de demander.

Je...

S'il te plaît, Ana, j'insiste en lui tendant la main.

L'hésitation se lit sur son visage.

Sans attendre, j'ouvre ma playlist sur le portable.

Évite Yellow Ledbetter. Elle me rappelle la mort de Patrick, murmure-t-elle.

Je lève les yeux vers elle. Tout à coup, sa fragilité me bouleverse. Sans que je puisse en comprendre la raison, mes jambes ne parviennent pas à bouger.

Thinking out loud de Ed Sheeran résonne doucement en fond. Enfin, elle s'approche délicatement. Je l'enveloppe de mes bras. À son contact, un soulagement m'envahit. Le tissu de sa robe bruisse sous mes doigts qui se lovent dans le creux de ses reins. Soudain, une vague d'angoisse me submerge à la pensée de la quitter. Carpe diem, John ! je m'intime. Ma respiration s'adoucit au rythme langoureux de nos corps bercés par la musique. Son regard fuit le mien. Alors, je la serre plus fort comme pour la rassurer. Sa tête se pose au creux de mon cou. C'est magique. Les battements de nos cœurs résonnent dans nos corps enlacés. Mes yeux se ferment afin de capturer chaque détail de ce moment pour l'ancrer à jamais dans ma mémoire. Son parfum. La chaleur de ses mains dans mon dos. Et toujours ces battements qui réclament davantage. En cet instant suspendu, je réalise le besoin de la garder près de moi.

Je la désire tellement.

Lorsque la voix du chanteur s'éteint, nous demeurons l'un contre l'autre figés, dans un silence trahit par nos battements.

D'un pas hésitant, elle se détache de moi pour se diriger vers l'escalier. Sans me regarder, elle articule :

Ne pars pas, s'il te plaît...

Ses mots réveillent un espoir qui me pousse à réagir. Sans réfléchir, je la rattrape par la taille, mes doigts s'enfoncent dans le tissu de sa robe. Ses mains glissent sur les miennes qui s'accrochent davantage à sa taille. Lentement, je dépose sur sa nuque des baisers légers. Sa peau brûlante frissonne sous mes lèvres. Son souffle se coupe.

Jamais une femme ne m'a rendu aussi fou.

D'un geste sûr, je la tourne vers moi et lui prends le visage entre mes mains :

Lorsque j'ai tenu ton visage ce matin, ce n'était pas pour te faire du mal, Ana.

De son regard feutré, elle balaie mon visage.

Embrasse-moi, je susurre comme une plainte.

Son visage se détache de mes mains pour effleurer une première fois mes lèvres. Ses yeux se lèvent vers les miens puis elle s'approche à nouveau. La pression dans mes veines me fait perdre patience. Alors, je capture sa bouche, la goutte, la savoure, puis la caresse de ma langue avant de danser avec la sienne. Je ne veux pas me séparer d'elle. Une main autour de sa nuque, l'autre posée au bas de son dos, je la presse contre moi. Un gémissement s'échappe de sa gorge en sentant mon érection sur son bas ventre.

Pourtant, d'une main sur mon torse, elle me repousse avec lenteur. Sans un mot, ni un regard, elle regagne l'escalier d'un pas hésitant. Moi aussi, j'hésite à la suivre.

Je l'observe désespérément monter, attendant un signe, un mot pour la rejoindre.

Lorsqu'elle atteint la dernière marche, je l'interpelle :

Ana, tu viendras me voir à Manhattan ?

Elle s'arrête sur la dernière marche.

Je ne crois pas, non, articule-t-elle sans se retourner.

Quand la porte se referme derrière elle, la seule pensée de la perdre me glace le sang. Pour la première fois de ma vie, je me retrouve face à des sentiments que je ne sais pas gérer... 

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