Chapitre 1


John

Je n'aurais jamais imaginé en arriver là, je me murmure en bouclant le fermoir de l'attaché-case rempli de billets.

Avec précaution, je glisse ensuite l'ordinateur portable dans la poche intérieure de la valise de vêtements. Puis, j'enfile mon long pardessus noir en laine de cachemire avant de récupérer l'attaché-case et le bagage. Mon regard balaie le vaste bureau avec l'amère conviction que je ferais mieux de continuer à vaquer à mes occupations professionnelles au lieu d'aller jouer au sauveur. Mais, je n'ai pas le choix. En fermant la porte, je serre la poignée avec l'espoir de retrouver mon siège confortable d'avocat dès le lendemain, probablement épuisé par le stress et la route.

Sophie, j'ai laissé le dossier Humphray sur mon bureau. Merci d'en faire une copie et de l'enregistrer sur le cloud, puis dépose l'original à David. Comme convenu, c'est lui qui me remplacera demain matin au tribunal.

Très bien, maître Jovani. Vous comptez toujours rentrer demain ? s'inquiète-t-elle en observant la valise.

Si tout se déroule comme prévu, je serai de retour pour l'ouverture du cabinet. Toutefois, David me remplacera pour les plaidoiries, car je ne sais pas dans quel état je serai. En revanche, j'assurerai les rendez-vous de la journée.

On annonce du mauvais temps, soyez prudent, maître.

J'ai des pneus neige sur la berline.

En soupirant, je m'approche d'elle pour capter son regard puis ajoute :

Généralement, tu utilises le vouvoiement et le « maître » lorsque nous ne sommes pas seuls. Pas de « boss » aujourd'hui ?

Elle me dévisage avec une mine défaite. Du haut de ses vingt-trois ans, mon assistante me couve comme une femme d'âge mûr qui se soucie de son petit-fils.

Je n'aime pas ce qu'il se passe, murmure-t-elle.

Il a besoin de moi.

J'aurais préféré vous voir voler au secours d'une belle jeune femme.

Je suis vide de désir depuis des mois...et ça me va très bien.

Vous avez peur de vous prendre dans le filet des sentiments...

Qui ne feront que compliquer ma vie déjà remplie, Sophie, je la coupe. Si j'ai du retard, je te contacte, d'accord ? À demain.

N'oubliez pas vos encas... boss ! lance-t-elle sur un ton hésitant avec un léger rictus au coin des lèvres.

Dans la cuisine commune, je récupère la salade, les sandwichs sans gluten et ma thermos de café noir que je range dans la large poche extérieure de la valise. J'examine ma montre qui indique presque quinze heures. Parfait. En comptant les deux pauses, je devrais arriver à Folden vers vingt-deux heures trente.

Avant d'appuyer sur le bouton de l'ascenseur, je fixe la plaque dorée de mon cabinet d'avocats, la fierté de ma jeune vie : « Jovani – Cabinets d'avocats – Droits des affaires », puis baisse le regard vers l'attaché-case en serrant la mâchoire. Un frisson me parcourt le dos. Je risque gros sur ce coup-là...

Sur la quatre-vingt-un, au niveau de Scranton, mon portable sonne. C'est lui. J'active immédiatement le bouton kit main libre du volant :

En chemin ? demande Sins.

Oui, je devrais arriver vers les vingt-deux-heures trente.

Le mauvais temps arrive. Magne-toi !

Vingt-deux heures trente ! je réponds sur un ton sec avant de raccrocher.

Agacé, je prends la prochaine sortie qui se présente puis me gare sur le bas-côté de la route. Après m'être servi un gobelet de café, je me dégourdis brièvement les jambes en sortant du véhicule. À une semaine de Thanksgiving, il règne un froid glacial. L'habitacle de la voiture me semble, tout à coup, plus raisonnable que l'extérieur. Pas grand-chose en vue par ici, ça change des immeubles à l'architecture rectiligne de Manhattan.

Pour casser cette ambiance calme mais anxiogène, je sélectionne la playlist cool sur mon téléphone. Yellow Ledbetter de Pearl Jam s'enclenche. Je tends les bras et me cale en appuyant fort contre le siège ; puis je baisse les paupières en expirant plusieurs fois, longuement, par la bouche comme à travers une paille. La pression retombe légèrement, mais l'appétit n'est pas au rendez-vous. Alors, je me contente d'un second café chaud, même si cela parait un peu stupide vu mon état de tension. La première pause est rapide. Au fond de moi, il me tarde d'en finir avec cette fichue affaire.

Je reprends la quatre-vingt-un. Le tableau de bord signale, accompagné d'un bip, une température de zéro. Rien d'anormal pour la saison. Cependant, lorsque les premiers flocons de neige commencent à s'écraser sur le pare-brise, mes mains se crispent sur le volant. La météo avait annoncé de la neige seulement dans deux jours. J'espère que ça ne deviendra pas problématique au niveau de la station Folden. Le GPS indique encore quatre heures de route mais l'avantage, c'est que par ce temps et à cette heure, l'autoroute est presque déserte, particulièrement un jeudi.

Les chutes de neige s'intensifient, m'obligeant à réduire la vitesse. Malgré l'estomac un peu noué par la situation, j'entame un sandwich sans gluten garni de crudités et de jambon, en conduisant d'une main. Même avec la musique, le bruissement de la neige écrasée par les pneus résonne dans l'habitacle. Mon seul souhait est d'atteindre Folden. Si Marcus et moi devons passer la nuit à l'hôtel, ce n'est pas un problème. J'ai prévu des affaires au cas où. Sophie saura gérer les quelques rendez-vous du lendemain avec l'aide de mes collaborateurs, David et Carter.

Mais atteindre ma destination en temps et en heure s'annonce périlleux.

T'es où, mec ? Ici, on ne voit plus à deux mètres, s'inquiète Sins à l'autre bout du fil.

Je viens de quitter la trois cent quatre-vingt-dix. Je suis sur la route de Folden, et roule quasiment au pas car je ne vois pas grand-chose, non plus.

On t'attend !

Je suis au courant...

Je touche au but malgré le rideau blanc qui s'épaissit de minute en minute. Le GPS m'informe enfin de tourner à droite pour m'engager sur la montée de la station. La berline peine à avancer. Par moment, les roues patinent. Quelques voitures en difficulté stationnent déjà sur le bord de la chaussée.

Soudain, des lumières bleues clignotent face à moi. Des gyrophares d'un véhicule de police. Je suis contraint de m'arrêter. Un officier, armé d'une lampe de poche, toque à ma vitre :

Bonsoir, shérif Bennett, se présente-t-il avec un signe de la tête. L'accès à la station est bloqué. D'importantes chutes de neige ont provoqué un éboulement de la paroi rocheuse. Vous devez faire demi-tour.

Non, ce n'est pas possible ! Je dois absolument me rendre à Folden. Une route secondaire à me conseiller, shérif Bennett ? je demande poliment.

Non, c'est l'unique voie pour accéder à la station. Vous devez redescendre, monsieur. Vous pouvez passer la nuit à l'hôtel Crosfall Lodge. Reprenez la route principale puis continuez en direction de sur sept kilomètres. L'hôtel se trouvera sur la droite, il est indiqué. Soyez prudent, le manteau neigeux est instable et il commence à geler.

Pas moyen de me rendre à la station à pied ?

S'il vous plaît, s'impatiente le shérif. Faites demi-tour, d'autres personnes attendent derrière vous !

Avant de fulminer, je remonte la vitre et repars. J'attends de ne plus être dans son champ de vision pour rappeler Sins.

La station est fermée ! Comment on fait ?

Quoi ?

La neige a provoqué un éboulement sur la montée !

Putain ! C'est la merde !

Il doit bien y avoir un autre accès ?

À motoneige par la forêt...

Tu te moques de moi ?

Non ! Fait chier...

Les flics m'ont redirigé vers un hôtel pour la nuit, mais je préfèrerais récupérer Marcus et en finir avec toi !

Et moi, récupérer mon fric !

C'est quoi la suite ?

Je te rappelle, lance-t-il avant de raccrocher.

Je tape violemment le volant. Je n'arrive pas à croire que je fais demi-tour si près du but. En attendant son appel, je n'ai pas d'autre choix que de me rendre à l'hôtel. Je ne vais pas prendre le risque de me retrouver pris au piège sur l'accotement de la route. Les essuie-glaces ne tiennent plus la cadence. Je suis forcé de rouler au pas.

*

Malgré la colère qui accélère les battements de mon cœur, je suis soulagé d'arriver à l'hôtel. La route ne permet plus de circuler en sécurité surtout en berline. Les pneus neige ne suffisent plus. J'aurais dû anticiper les éventuels caprices de la météo. Garé à côté d'un pick-up bleu avec d'énormes roues, je réalise que ce type de véhicule conviendrait davantage à la situation.

Le téléphone sonne de nouveau :

C'est mort pour ce soir, Jovani. L'accès devrait reprendre après-demain si le temps permet le déblaiement.

Quoi ?! Non, je suis censé rentrer demain !

Qu'est-ce que tu crois ? Que je suis ravi de ce bordel ! T'as pas le choix. Et si tu te barres, adieu Marcus ! Tu ne ferais pas ça à ton pleurnichard de frère ? Tu veux l'écouter te supplier ?

Oui, passe-le-moi !

Non ! j'ai parlé trop vite. Je te le passerai demain, si tu es encore dans les parages.

Les routes sont fermées, je te signale !

Rappelle demain matin !

Les paupières clauses, je tente de me contrôler en inspirant profondément. Je déteste quand le planning est perturbé !

Putain de merde ! je crie en me défoulant de nouveau sur le volant.

La neige tombe comme un rideau épais qui masque la vue. Je n'ai pas le choix.

Je décide de laisser l'attaché-case caché sous le siège pour ne pas éveiller les soupçons et récupère ma valise.

L'imposant battant de la double porte de l'hôtel s'ouvre facilement sous mon empressement. L'ambiance cosy et chaleureuse du hall d'accueil avec le parquet de bois clair, aurait pu m'apaiser en temps normal. Le bruit des roulettes de mon bagage résonne dans ce silence alors que je me dirige d'un pas rapide et décidé vers la réceptionniste. Les poings crispés sur la banque d'accueil, j'inspire longuement avant de m'adresser à elle :

Il me faut une chambre, s'il vous plaît, je demande d'une voix rauque et lasse.

Désolé, monsieur, l'hôtel est complet.

Écoutez, les routes sont bloquées ! Un shérif m'a redirigé vers vous pour y passer la nuit, je hausse le ton, exaspéré. Croyez-moi, je ne suis pas ici de mon plein gré. J'avais d'autres projets ! Si vous jetez un œil dehors, vous comprendrez que les routes sont tout simplement impraticables ! À moins que vous ne me permettiez de passer la nuit au chaud, je serais contraint de rester dans ma voiture, car il est impossible de repartir dans ces conditions !

M...

Juste un canapé pour la nuit ! je crie.

M...

Laissez tomber ! Je vais aller crever dans ma voiture ! Demain, vous n'aurez qu'à téléphoner à la morgue pour récupérer mon corps !

Vous avez raison, monsieur...

Maître Jovani ! je m'emporte de plus belle.

Me fixant de ses yeux gris, la réceptionniste s'attend à ce que je poursuive mon monologue.

J'allais donc vous dire, maître Jovani, que nous comprenions votre situation et que nous allions trouver une solution. Je vous prierais juste de patienter quelques minutes.

Ce contre-temps ne m'arrange pas ! J'ai une affaire urgente à régler à Buffalo, je mens en retrouvant un timbre de voix plus calme.

Je suis désolée de ce désagrément, maître. En attendant, veuillez remplir le formulaire d'enregistrement, ensuite vous pourrez patienter dans la salle de télévision vitrée que vous apercevez à votre droite.

Résigné, je reste muet pendant que je renseigne la fiche puis m'empresse de me rendre dans la salle vitrée. Une banquette marron en forme de U fait face à un immense écran plat qui relate la météo de la nuit et du lendemain. Je me laisse choir en fixant la télévision, désespéré de comprendre que je vais rester coincé à l'hôtel pour deux nuits au minimum, le temps que les conditions météorologiques permettent le déblaiement de l'accès à la station. Je prends la télécommande rangée sur un support à droite de l'écran pour l'éteindre.

Je préviens Sophie par texto : « Pardon pour l'heure tardive. Je ne serai pas de retour demain. Routes fermées à cause de la neige. Je t'appelle dans la matinée. Jovani. »

Malgré mon inquiétude pour Marcus, je dois absolument me détendre. Il faut qu'il tienne le coup face à ces brutes !

Le dos commence à me tirailler, la nuque se raidit sans parler de mes pieds qui ne supportent plus les chaussures de ville. J'aurais dû me changer avant de partir, seulement j'étais persuadé de régler cette affaire en un claquement de doigts comme lorsque je plaide une affaire au tribunal. Je déteste ce sentiment d'être à la merci de ce que je ne maitrise pas... je ne supporte pas lorsque les évènements m'échappent... J'aurais pu anticiper ou prévoir certaines éventualités !

La tête appuyée contre la vitre, j'observe la réceptionniste qui s'active au téléphone. J'espère qu'elle se démène pour moi. Elle sent mon regard peser sur elle, me lance un coup d'œil furtif puis disparaît vers la salle de restaurant ou le bar, d'après les indications affichées sur le mur du fond. Son déhanché dans sa jupe crayon noire, assortie à des escarpins noirs et sexy, me ramène quelques mois en arrière... je ne me souviens plus de son prénom, d'ailleurs.

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