La populaire
Sois parfaite. Je crois bien que c'est la phrase qu'on me répétait le plus. Je ne saurais dire quand ça a commencé.
Peut-être était-ce quand Marjorie, ma nounou, m'a expliqué qu'il ne fallait pas que je pleure et réclame mes parents... Ils étaient occupés, ils avaient des boulots qui leur demandaient beaucoup de leur temps. C'était pour m'offrir le meilleur avenir possible, m'avait-elle expliqué. Ils m'aimaient très fort, mes parents, alors il ne fallait pas que je pleure.
Peut-être était-ce le jour où j'ai ramené une mauvaise note en dictée et que mon père m'a fait venir dans son bureau pour m'expliquer que ce n'était pas possible. Ils travaillaient tellement pour moi, la moindre des choses étaient de leur rendre un peu la pareille. Je ne pouvais pas avoir de mauvaises notes. Il fallait que je sois excellente en cours. Surtout si je voulais reprendre les affaires familiales ensuite... Je l'avais écouté religieusement pendant la demi-heure qu'il m'avait accordée puis je l'avais regardé filer en réunion.
Peut-être était-ce à cause du soin tout particulier qu'avait Marjorie à choisir ma tenue, à m'expliquer quelle forme et quelle couleur allait ensemble et quoi porter dans quelle circonstance. Je n'étais même pas encore entrée au collège et déjà je savais ce qu'on devait porter à un coktail...
Peut-être était-ce quand j'ai été inscrite à des cours de danse, de gymnastique et de piano. Le piano était une activité distinguée après tout, un loisir que je pouvais me permettre. Et l'on m'offrait le meilleur professeur possible. Quant à la danse et la gymnastique, il fallait que je me muscle mais joliment, de manière féminine après tout. Mon corps devait être parfait. D'ailleurs, on avait toujours surveillé ce que je mangeais. Très sain, très équilibré, toujours. Marjorie m'apprenait ce qui était bon pour la santé et ce qui ne l'était pas. Elle me pesait régulièrement aussi et vérifiait ma courbe de poids par rapport à ma taille. Il ne fallait surtout pas que je dépasse une certaine barre.
Peut-être était-ce le jour où j'avais commencé à avoir de la poitrine et qu'on m'avait expliqué que, souvent, les garçons faisaient des blagues et qu'il fallait faire attention. Ils n'étaient pas capables de se contrôler donc c'était à moi de ne pas les encourager. Je devais veiller à ce que ma tenue ne soit pas trop excitante, à ce que mon attitude soit sage, à ce qu'on ne me remarque pas trop.
Peut-être était-ce le jour où mon père a insisté auprès de la directrice pour que je sois la cheffe du groupe pour la préparation de la pièce de théâtre de fin d'année. Et bien sûr, je n'étais digne de n'incarner que le rôle principal.
Peut-être était-ce le jour où l'on m'a expliqué que je ne devais pas me laisser faire devant les moqueries des autres, que j'étais une Rocheleaux, que je donnais les ordres et que je dominais. Pas l'inverse.
Peut-être était-ce le jour où mon père m'a expliqué que Clément Laux était un bon parti et qu'il fallait que je me rapproche de lui. D'après ma mère, ses parents étaient aussi intéressés par une possible union, alors nous devions nous y astreindre. C'était pour le bien de la famille et cela la ferait prospérer.
Alors j'étais parfaite. De mon chignon savamment déstructuré à mes vêtements en passant par mon maquillage et mon allure. J'inspirai profondément et me lançai dans le bain. D'un pas parfaitement maîtrisé, je m'avançai jusqu'à Clément et le saluai d'un baiser. Il se saisit d'ailleurs de mes hanches d'une manière possessive qu'on m'avait appris à aimer et m'entraina à l'intérieur du lycée.
Je me tenais droite, j'ignorai les regards meurtriers de ceux que j'avais humiliés. Je n'en tirais aucun plaisir. Ils étaient une gêne sur le chemin vers la vie parfaite qu'on exigeait de moi. Je saluais mes amies tout aussi parfaites que moi, qui venaient du même milieu social et qui étaient donc les meilleures compagnes dont je puisse m'entourer comme me l'avait signalé ma mère.
Je passais la journée à être attentive en cours, toujours avoir la bonne réponse quand on m'interrogeait, à ricaner quand Mathias se trompait lui. Je me moquais aussi de lui le midi à la cantine quand il s'installait seul dans son coin, sans amis pour lui tenir compagnie. Moi, j'étais entourée par mes amies parfaites, mon copain parfait et ses amis parfaits.
Et jamais, jamais, je n'avouerai que les rougeurs de Mathias sur sa peau basanée étaient la chose la plus mignonne du monde. Jamais je n'avouerai que j'aimais ses grands yeux noirs en amande, sa timidité et ses poèmes que Clément lui avait volés pour l'humilier.
Parce que Mathias n'était pas parfait. Il n'avait rien à faire dans mon univers. C'était une tache qui ne partait pas même en frottant. Et ça m'énervait autant que ça me soulageait.
Parce qu'en vérité, je n'étais pas parfaite du tout.
Alors chaque matin, je me le répétais. Sois parfaite. J'enfilai mon masque. Sois parfaite. Et je jouais la comédie toute la journée. Sois parfaite. Parce qu'il n'existait aucune autre possibilité.
***
Bonjour,
Ça fait une éternité pas vrai ?
J'espère que ça vous a plu.
Lyra
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