Chapitre 6
Le temps passe rapidement et la nuit finit par tomber. Je me lève pour partir, consciente que je ne peux pas rester ici pour toujours.
— Merci pour tout, dis-je, ma voix emplie de sincérité. Je reviendrai dès que je le pourrai.
Ils m'adressent des regards empreints de compréhension et de soutien. Leo m'accompagne jusqu'à la sortie de l'entrepôt, la lumière des feux vacillant derrière nous. La nuit commence à envelopper la Friche d'un voile sombre, accentuant le contraste entre cet endroit et la ville lointaine, figée sous le joug du Consortium.
— Fais attention, Clara, me dit-il doucement. La ville est remplie de dangers que tu ne peux pas encore comprendre entièrement. Sois prudente.
J'acquiesce doucement de la tête avant de me détourner pour rejoindre la ville. Sur le chemin du retour, la ruelle se fait de plus en plus sombre. Les murs décrépis qui m'entourent semblent murmurer des avertissements, tandis que les ombres dansantes des lampadaires défaillants me rappellent la froideur de la société à laquelle je dois retourner. La ville se profile à l'horizon, ses gratte-ciels de verre et d'acier dessinant des silhouettes imposantes contre le ciel nocturne.
Je marche d'un pas rapide, mes pensées tournant autour des mots échangés avec Elsa, Jonas et l'Oncle. La gravité de leurs histoires résonne en moi, chaque détail creusant une empreinte indélébile dans mon esprit. En rentrant chez moi, je fais un effort pour adopter l'expression décontractée que mes parents attendent. Ils sont assis à la table du dîner, l'ambiance monotone de la soirée contrastant fortement avec la chaleur et la vie que j'ai laissées derrière moi. Ils parlent de la chirurgie à venir, de l'avenir d'Ella, de détails qui, maintenant, me semblent presque absurdes.
— Clara, comment s'est passée ta journée ? demande ma mère avec une indifférence polie, comme si elle était encore plongée dans ses propres pensées, préfigurant l'absence de toute véritable connexion émotionnelle.
Je me force à sourire, à répondre de manière routinière.
— Comme d'habitude, rien de spécial.
Je m'assois à la table, mes mains tremblant légèrement sous la surface de la nappe. La conversation se poursuit, mais je n'entends plus que des murmures, une litanie de banalités qui semblent se fondre avec le vacarme de mon esprit.
Je me retire plus tard dans ma chambre, fermant la porte avec un soupir de soulagement. L'obscurité de ma chambre, si familière et pourtant si oppressante, m'entoure. Je m'allonge sur mon lit, le plafond blanc me renvoyant un reflet de l'uniformité qui m'oppresse. Le visage d'Ella apparaît dans mes pensées. Le regard d'Ella, notre dernière conversation, se répète en boucle dans ma tête. Son sourire, à la fois excité et craintif, lorsqu'elle parlait de l'opération, me hante. Cette transformation qui, selon elle, serait la clé de son ascension sociale, semble être un piège inéluctable. Je dois lui parler, essayer de la convaincre de renoncer.
J'attrape ma veste et sors de ma chambre, déterminée à la retrouver avant qu'il ne soit trop tard. Je me précipite vers la maison d'Ella, ma silhouette se faufilant entre les ombres, cherchant à éviter l'attention des drones de surveillance. La peur de me faire attraper se mélange avec l'urgence d'atteindre mon but.
Arrivée devant son appartement, je remarque que les rideaux à son étage sont tirés, cachant le monde intérieur de la vue extérieure. Mon cœur se serre, je frappe doucement à la porte, espérant que quelqu'un soit encore éveillé.
— Clara ? la voix d'Ella, teintée de surprise et de sommeil, résonne derrière la porte.
Je n'attends pas qu'elle me réponde et pousse légèrement la porte, qui s'ouvre avec un grincement. Ella est là, dans l'entrée, en pyjama, ses cheveux tombant en cascade autour de son visage. Ses yeux sont gonflés, probablement de fatigue ou d'angoisse. Elle me fixe, visiblement confuse.
— Clara ? Que fais-tu ici à cette heure-ci ?
Je me frotte les mains nerveusement, cherchant mes mots. Les mots que j'ai répétés dans ma tête tant de fois me semblent maintenant insuffisants.
— Je... Je ne pouvais pas attendre. Je ne veux pas que tu subisses cette opération. Je sais que tu le fais pour tes parents, mais... ça va changer qui tu es. Je ne veux pas te voir perdre qui tu es. Cette opération, elle ne te fera pas simplement changer d'apparence ; elle te changera profondément, peut-être même te détruira. Tout ce que tu es, tout ce que nous avons partagé, cela pourrait disparaître. Je suis allée à la Friche, Ella, et j'ai vu ce que cela signifie vraiment de résister. De garder sa propre identité.
Elle me regarde, ses yeux remplis d'une surprise mêlée à une légère colère.
— Clara, je comprends que tu sois préoccupée, mais... tu ne sais pas ce que c'est d'avoir mes parents comme moi. Ils comptent sur moi pour que je m'adapte, pour que je devienne ce qu'ils espèrent.
Je secoue la tête, presque désespérée.
— Mais est-ce que tu veux vraiment cela ? Devenir quelqu'un d'autre juste pour faire plaisir à tes parents ? Qu'est-ce que TU veux pour toi-même ? N'as-tu jamais rêvé de quelque chose qui ne corresponde pas aux attentes de tes parents, quelque chose qui te soit propre ?
Ella regarde au loin, son expression se durcissant légèrement sous la pression de ma question. Sa voix est à peine un murmure quand elle répond :
— Je ne sais pas. Je n'ai jamais vraiment eu la chance de le savoir. J'ai toujours fait ce qu'on attendait de moi.
Je fais un pas en avant, me rapprochant d'elle.
— C'est justement cela que je veux que tu découvres. Il reste encore du temps avant l'opération. Tu as encore la chance de décider ce que tu veux vraiment, avant qu'ils ne décident pour toi.
Ella finit par lâcher un soupir, ses épaules se relâchant légèrement. Elle se dégage de mon étreinte, se dirigeant vers la cuisine, où la lumière pâle d'un réfrigérateur mal fermé éclaire à peine la pièce. Je la suis, observant chaque mouvement avec une anxiété croissante.
— Je... Je dois réfléchir, dit-elle finalement, la voix brisée. C'est tellement difficile de choisir entre ce que je veux et ce que mes parents attendent de moi.
Je m'assois à une chaise en bois éraflée, essayant de trouver les mots pour l'aider.
— Tu n'as pas à prendre cette décision seule, Ella. Je suis là pour toi. Il y a des gens dans la Friche, des gens qui ont choisi de vivre autrement, sans se conformer à ce que le gouvernement impose. Ils croient en la liberté, et ils essaient de préserver ce qui reste d'individualité. Peut-être que... peut-être que parler avec eux pourrait t'aider à voir les choses sous un autre angle.
Elle s'appuie contre le comptoir, les bras croisés, les yeux fixés sur le sol comme si elle cherchait des réponses là où il n'y en avait pas.
— J'ai entendu parler de la Friche, bien sûr, mais c'est tellement loin de ce que je connais. Ça doit être dangereux là-bas, non ?
Je hocha la tête, consciente de la réalité.
— Oui, c'est dangereux. Mais il y a quelque chose de précieux là-bas, Ella. La liberté de choisir, de vivre selon ses propres règles, même si c'est difficile. Tu n'as pas à tout accepter sans réfléchir. Peut-être qu'en explorant ces options, tu trouveras ce que tu veux vraiment.
Elle se tourne enfin vers moi, son regard embué par les larmes.
— Et toi, Clara ? Pourquoi es-tu si déterminée à m'aider ? Tu pourrais juste te sauver et te concentrer sur ta propre sécurité.
Je me lève, traversant la pièce pour me rapprocher d'elle.
— Parce que tu es mon amie, Ella. Parce que je sais ce que c'est que de se sentir oppressée, de craindre de perdre ce qui te rend unique. Je ne veux pas que tu traverses ça seule. La Friche n'est pas juste un refuge, c'est aussi un lieu d'espoir. Peut-être qu'en partageant nos craintes et nos rêves, nous pourrons trouver une voie ensemble.
Ella semble touchée, mais elle reste encore hésitante.
— Je vais parler à mes parents, essayer de comprendre ce qu'ils attendent vraiment de moi et ce que je veux pour moi-même. Si je décide de ne pas me faire opérer, je ne sais pas ce que cela impliquera pour eux, pour moi. Je... je suis tellement perdue.
Je prends une profonde inspiration, essayant de transmettre toute la confiance que je ressens malgré la situation.
— Quelle que soit ta décision, sache que tu n'es pas seule. Je serai là pour te soutenir. Et si tu choisis de venir avec moi à la Friche, sache que tu trouveras une communauté prête à t'accueillir.
Ella m'adresse un sourire triste mais sincère.
— Merci, Clara. Je vais réfléchir à tout ça, et je te tiendrai au courant.
— Prends le temps dont tu as besoin. Je dois partir maintenant avant que les VigilEyes ne se posent de trop de questions sur moi.
Ella m'accompagne jusqu'à la porte, son visage marqué par une résolution naissante. Je franchis le seuil, la porte se fermant doucement derrière moi. Je sais que j'ai fait tout ce que je pouvais pour l'aider. Maintenant, il ne reste plus qu'à espérer qu'elle trouvera le courage de se battre pour elle-même.
Alors que je regagne les ombres des rues silencieuses, ma décision de me rendre à la Friche se renforce. Si Ella ne peut pas encore voir le chemin qu'elle doit suivre, je vais devoir me débrouiller pour sauver ceux qui peuvent encore l'être.
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