Chapitre 5


Après mon escapade dans la Friche, les jours défilent, et je me sens de plus en plus étrangère à ma propre vie. Chaque matin, je me lève avec une sensation de vide, comme si tout ce qui faisait autrefois partie de moi s'éloignait doucement. L'école n'est plus qu'une succession de moments insipides, où je peine à trouver un quelconque intérêt. Les conversations avec mes camarades, autrefois distrayantes, sont devenues des épreuves de superficialité que je n'ai plus la patience de supporter. Et même avec Ella, ma meilleure amie depuis toujours, les échanges sont devenus pesants, vides de ce lien complice que nous partagions auparavant.

Alors qu'elle babille sur les dernières tendances ou les réformes scolaires à venir, je me force à écouter, hochant la tête machinalement au bon moment. Mais mon esprit est ailleurs. Toujours. Il erre dans les ruelles de la Friche, où les murs abîmés et les plantes sauvages semblent plus vivants que tout ce que j'ai connu. Il se perd dans les yeux de Léo, ce garçon qui semble incarner tout ce que je crains et tout ce que je désire à la fois.

— Clara, tu m'écoutes ? me demande Ella, interrompant mes pensées.

Son regard, légèrement inquiet, s'attarde sur moi, cherchant à capter mon attention. Je cligne des yeux, tentant de refocaliser mes pensées sur le présent.

— Oui, bien sûr. Désolée, je suis un peu dans la lune aujourd'hui, lui dis-je en essayant d'offrir un sourire d'excuse.

Elle me rend mon sourire, un sourire complice, comme nous avions l'habitude de le faire. Mais cette fois, il manque quelque chose. Elle ne comprend pas, ne peut pas comprendre. Je suis consciente que quelque chose a changé entre Ella et moi. C'est comme si une fissure invisible s'était formée entre nous, grandissant chaque jour un peu plus, menaçant de nous séparer pour de bon. Et malgré tous mes efforts pour sauver notre amitié, je sais que je ne suis plus tout à fait la même personne, et elle non plus.

Un jour, je cède à cette envie irrépressible. Au lieu de rentrer directement chez moi après les cours, je bifurque vers la Friche, mon cœur battant à un rythme effréné. Je marche à travers les rues étroites de Harmonia Perfecta, le cœur tambourinant dans ma poitrine. Je sais que je prends un risque en allant à la Friche. Mes parents seraient horrifiés s'ils savaient. Mais l'idée de rentrer chez moi, de m'asseoir à la table du dîner et de sourire poliment devant leur conversation monotone sur les dernières directives du Consortium de la Beauté, m'est devenue insupportable. Je ne supporte plus cette vie. Chaque pas que je fais m'éloigne de cette existence, m'emmène vers quelque chose de plus authentique, quelque chose de vrai.

Je m'enfonce de plus en plus dans les rues délabrées, où les murs sont recouverts de graffitis que personne ne prendra jamais la peine d'effacer. Les bâtiments en ruine qui m'entourent semblent chuchoter des histoires oubliées, des récits de ceux qui ont refusé de se plier au modèle imposé, qui ont préféré vivre libres, même si cela signifiait être traqués et réduits à l'oubli. Ici, tout est plus brut, plus réel. C'est à la fois terrifiant et fascinant. Leo m'attend, comme s'il se doutait que j'allais revenir. Dès qu'il me voit, son visage s'éclaire d'un sourire sincère, une rareté dans ce monde.

— Clara, tu es revenue, dit-il, sa voix grave et chaleureuse résonnant dans l'air calme de la Friche.

Je hoche la tête, un sourire timide étirant mes lèvres.

— Oui... Je ne pouvais plus supporter de rester là-bas.

Je marche à ses côtés, et il m'emmène plus loin, plus profondément dans la Friche, là où les ruines semblent être avalées par une végétation luxuriante.

— Je veux te présenter à d'autres personnes, me dit Léo en m'adressant un sourire complice. Je pense que tu les aimeras bien.

Nous continuons à marcher jusqu'à une grande bâtisse en ruine, autrefois un entrepôt à en juger par la taille et les restes des machines abandonnées. L'air est frais, chargé d'humidité, et une odeur de terre mouillée me parvient, me rappelant que je suis loin du contrôle aseptisé du Consortium de la Beauté.

En entrant, je découvre un espace aménagé avec soin malgré les apparences extérieures. Des tapis usés recouvrent le sol inégal, et des draps colorés sont suspendus au plafond, formant des sortes de parois pour délimiter des espaces de vie. Un groupe de personnes est rassemblé autour d'un feu improvisé. Leurs visages, éclairés par la lueur vacillante des flammes, sont marqués par la vie, authentiques, sans les masques de perfection que le Consortium impose.

— Clara, je te présente Elsa, Jonas et l'Oncle, annonce Leo en désignant tour à tour les trois personnes devant moi.

Elsa est la première à se lever. Elle a des cheveux blonds cendrés, presque argentés, qui tombent en boucles désordonnées autour de son visage fin. Ses yeux sont perçants, d'un bleu pâle, presque translucide, et ils me scrutent avec une curiosité bienveillante. Sa présence dégage une chaleur presque réconfortante, une promesse d'acceptation dans ce monde fragmenté.

— Ravie de te rencontrer Clara, dit-elle d'une voix douce, presque mélancolique.

Jonas se lève également. Il est plus grand que Léo, avec une carrure imposante. Ses cheveux noirs, un peu en bataille, et ses yeux marron foncé ont une intensité qui attire l'attention. Il semble avoir une aura de calme résolu.

— Salut, Clara, dit-il d'un ton amical mais réservé. Léo m'a expliqué pourquoi tu es ici. On est contents de t'accueillir parmi nous.

L'Oncle est la dernière personne à se lever. Il est un homme d'un certain âge, les cheveux blancs épars et une barbe mal entretenue. Ses yeux, bien que fatigués, sont d'un bleu vif, presque électrique. Il a une présence à la fois imposante et rassurante.

— Clara, je suis Abby, dit-il en inclinant légèrement la tête. Si Leo te fait confiance, alors tu es la bienvenue ici.

Je me sens immédiatement enveloppée par un sentiment d'appartenance. Ces personnes semblent comprendre la lutte que je mène, sans avoir besoin de mots.

— Alors, c'est vrai, murmure Elsa en me fixant. Tu viens de la ville, mais tu n'as pas subi la transformation. Ça te terrifie, pas vrai ?

Je reste un moment sans répondre. Ils connaissent déjà mes pensées, mes doutes. Il n'y a pas de mensonge possible ici.

— Oui, ça me terrifie, avouai-je finalement, ma voix tremblante. Je ne veux pas perdre qui je suis.

— Personne ne veut ça, dit Jonas d'un ton amer. Mais très peu sont prêts à faire ce qu'il faut l'éviter.

Leo s'assied près du feu, son regard fixant les flammes comme s'il y cherchait des réponses. Je le rejoins, m'installant à ses côtés, sentant une étrange sensation de camaraderie avec ces gens que je ne connais que depuis peu, mais qui partagent mes angoisses. Sa présence réchauffe mon cœur, et je sens que quelque chose de profond est en train de naître entre nous, quelque chose que je ne peux pas encore nommer, mais qui est aussi vital que l'air que je respire.

— Qu'est-ce que tu regardes ? me demande-t-il soudainement, en levant les yeux vers moi.

Je sursaute, prise sur le fait. Je n'avais même pas réalisé que je l'observais si intensément.

— Je me demandais comment tu fais. Comment t'as survécu tout ce temps, sans devenir... comme eux ?

Léo laisse échapper un léger rire, mais il n'y a pas d'amusement dans ses yeux.

— C'est drôle que tu dises ça. Parce que la vérité, c'est que je me suis demandé des milliers de fois comment j'allais tenir. Comment j'allais survivre.

Il se tourne vers moi, et je vois dans son regard quelque chose de vulnérable, un reflet de cette douleur qu'il cache si bien. Il marque une pause, comme s'il pesait ses mots.

— Tu sais, Clara, quand mes parents ont été tués, j'ai été jeté dans un monde où chaque jour était une lutte pour rester en vie. La Friche est devenue ma maison, mais elle n'a jamais été un endroit facile. J'ai dû apprendre à me battre, à me défendre. Et je ne parle pas seulement de me défendre physiquement. Je parle de défendre ce que je suis, ce que je crois.

Je comprends ce qu'il dit, mais je ne peux m'empêcher de penser à tout ce qu'il a dû endurer. Comment un gamin de douze ans a-t-il pu survivre dans un monde aussi hostile ?

— C'est lui qui m'a appris tout ce que je sais, m'explique-t-il en désignant Abby du doigt. Lui, et d'autres comme lui. Mon oncle... ce n'est pas vraiment mon oncle, tu sais. C'est juste le nom que je lui ai donné. Il s'appelle Abby. Pour moi, il a pris la place d'une famille que j'avais perdue.

Je sens une boule se former dans ma gorge. Léo a vécu tant de choses que je ne peux même pas imaginer. Et pourtant, il est là, face à moi, vivant, respirant... libre.

— Comment as-tu fait pour ne pas... abandonner ?

Ma question reste en suspens, à la fois par crainte et par respect. Il me regarde, et je vois une lueur de détermination dans ses yeux.

— Parce que je savais que, si j'abandonnais, ils auraient gagné. Ils auraient pris ce qu'il y a de plus précieux en moi. Ma liberté, mon humanité. J'ai vu trop de gens se faire avaler par ce système, perdre leur identité, leur âme. Je ne pouvais pas les laisser me prendre ça.

Je reste silencieuse, touchée par son histoire. Elsa, Jonas et Abby, restés silencieux pendant notre échange, par respect pour Léo, nous regardent avec curiosité.

— Je peux savoir... Pourquoi avez-vous rejoint la Friche ? demandai-je, la curiosité perçant à travers mon anxiété.

Elsa, dont le regard est perdu dans les flammes, commence à parler. Sa voix est douce mais empreinte de tristesse.

— Je suis venue ici après que mes parents ont été réquisitionnés pour la chirurgie obligatoire, raconte-t-elle. Ils étaient artistes, comme toi, Clara. Ils ont résisté au début, mais finalement... Ils ont disparu. Je me suis retrouvée seule, et la Friche est devenue mon refuge. Ici, je peux encore ressentir ce qu'ils voulaient partager avec le monde.

Jonas prend la relève, sa voix grave ajoutant du poids à ses mots.

— Pour moi, c'est un peu différent. Mes parents étaient dissidents, mais ils ont été tués lors d'une rébellion. J'ai grandi dans la rue, appris à survivre. La Friche est le seul endroit où je peux vraiment être libre, sans avoir à masquer qui je suis. Je pense que c'est ce que nous avons tous en commun ici : une quête pour préserver ce que le Consortium veut nous ôter.

Abby se penche en avant, sa voix portant la sagesse des années passées.

— Quand j'étais soldat, j'ai vu les horreurs que le gouvernement pouvait commettre au nom de la perfection. J'ai déserté après avoir réalisé que cette "Beauté égalitaire" n'était rien d'autre qu'une couverture pour un contrôle absolu. J'ai trouvé un sens à ma vie en aidant ceux qui refusent de se conformer, ceux qui, comme vous, cherchent un moyen de préserver leur identité.

— Je ne savais pas... murmuré-je, encore sous le choc de ce que je viens d'apprendre. Je pensais que vous aviez simplement choisi de vivre à l'écart. Je ne savais pas que vous aviez tous perdu quelque chose d'aussi précieux.

Elsa me regarde avec une expression de compassion et de compréhension dans ses yeux clairs. Elle semble percevoir ma douleur, comme si elle avait traversé des chemins similaires.

— Nous avons tous perdu quelque chose, dit-elle doucement. Mais la Friche est devenue notre lieu de résistance, un endroit où nous pouvons encore nous accrocher à ce que nous étions avant que tout ne change.

Le silence qui suit est lourd de réflexions. Les crépitements du feu sont les seuls bruits qui rompent la quiétude de la soirée. Puis Jonas, toujours assis avec un calme solennel, se tourne vers moi.

— Qu'est-ce que tu vas faire ? demande-t-il, son regard se faisant sérieux.

Je ne sais pas. Je n'ai pas encore de plan, juste cette envie brûlante de fuir, de ne pas me soumettre. Mais je suis lucide, je sais que rester ici indéfiniment n'est pas une solution viable. Le Consortium de la Beauté ne tarde jamais à traquer les récalcitrants. Et mes parents... Je pense à eux malgré moi, à leur apathie, à leur résignation, mais aussi à leur amour maladroit. Je ne peux pas les abandonner, pas encore.

— Je dois retourner à la ville, dis-je finalement, ma voix plus ferme que je ne l'aurais cru. Mais je reviendrai. Je ne peux pas rester là-bas, pas pour toujours.

Abby me regarde avec une expression que je n'arrive pas à déchiffrer. Une lueur de compréhension passe dans ses yeux, suivie d'une ombre de tristesse.

— Tu as encore du temps, mais pas beaucoup, prévient-il.

Je déglutis, consciente qu'il dit vrai. Mon anniversaire se rapproche de plus en plus, je vais devoir prendre une décision avant qu'il ne soit trop tard. 

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