Chapitre 3
Le lendemain matin, je me réveille avec la tête lourde, encore engourdie par le manque de sommeil. Les images de la veille tournent en boucle dans mon esprit : la silhouette dans la rue, l'idée folle de rejoindre la Friche, le visage impassible de mon père. Rien ne semble vraiment réel, comme si je flottais entre deux mondes, celui où je dois me soumettre et celui où la révolte me tend la main.
Je me lève péniblement et jette un coup d'œil par la fenêtre. La ville de Clarity est toujours aussi figée dans cette perfection étouffante. Aucun signe de vie particulier. Une partie de moi se demande si tout ce que j'ai vu hier soir n'était pas le fruit de mon imagination. Peut-être que mon esprit, saturé par la peur et la révolte qui bouillonne en moi, me joue des tours.
Je soupire et me prépare à sortir. Aujourd'hui, je dois me rendre au centre citoyen pour un énième contrôle de conformité. Chaque semaine, on nous observe, nous scanne, pour vérifier que tout est en ordre, que nos pensées restent dans le cadre de ce qu'on attend de nous. C'est ridicule, mais personne n'ose le remettre en question.
En descendant dans les rues, l'air est frais, comme une promesse d'évasion. Je croise les visages parfaits des Élégants qui déambulent déjà, chacun dans son rôle. Ils me sourient, mais leurs sourires ne m'atteignent pas. Le Centre de Sélection est un immense bâtiment tout en verre, un monument à la gloire de la Beauté Égalitaire. En franchissant ses portes, je suis accueillie par un bruit sourd, régulier, presque hypnotique. Le genre de bruit qui te fait oublier de penser, qui te plonge dans une sorte de torpeur contrôlée.
— Clara ? Ça va ? me demande Ella, qui m'a rejointe.
Elle m'observe, ses yeux bleus inquiets. Je hoche la tête, mais je sens mes mains trembler légèrement. Chaque pas vers le rendez-vous avec le médecin me rapproche de l'inéluctable. Les paroles de mon père résonnent encore en moi, mais elles ne m'apaisent pas. Au contraire, elles me poussent à lutter.
— Je crois que je ne me sens pas très bien, dis-je soudain à Ella. Peut-être que je devrais rentrer chez moi.
Elle fronce les sourcils, inquiète.
— On est presque arrivées, Clara. Tu ne veux pas te faire remarquer en manquant ton rendez-vous...
Elle a raison. Si je commence à éviter les contrôles, ils vont me surveiller encore plus. Je prends une profonde inspiration et continue, mes pas plus lents, mais résolus.
Une fois à l'intérieur, nous sommes séparées. Ella part dans une autre section, tandis qu'on m'accompagne vers une salle d'examen. Je me retrouve face à une femme au visage lisse, impeccable, parfaitement symétrique. Une Élégante. Elle m'observe quelques secondes avant de parler d'une voix douce, presque mécaniquement rassurante.
— Clara, je vais te poser quelques questions pour nous assurer que tout se passe bien.
Je hoche la tête en silence. Mon esprit s'évade, cherche une issue, un moyen de fuir cet endroit qui me donne la nausée.
— Est-ce que tu es prête pour la transformation ? demande-t-elle, sa voix glissant doucement dans l'air comme une chanson apaisante.
Je ne réponds pas tout de suite. J'ai envie de hurler que je ne suis pas prête, que je ne serai jamais prête, mais mes lèvres restent scellées. Elle me fixe, attendant une réponse qui ne vient pas.
Soudain, un bruit de porte qui claque dans le couloir attire mon attention. Mon cœur fait un bond. Pour une raison que je ne peux pas expliquer, l'ombre de la veille refait surface dans mon esprit. Je sens une tension étrange dans l'air.
La femme Élégante me regarde avec insistance, sentant peut-être mon malaise.
— Clara ? Ça va ?
Je me force à sourire.
— Oui, tout va bien, je... je suis prête.
Elle note quelque chose sur son écran sans me regarder. Mon mensonge glisse sur elle comme si elle n'avait pas vraiment besoin d'entendre ma réponse. Je quitte la salle rapidement, le souffle court. Une fois dehors, j'ai l'impression de pouvoir enfin respirer.
— Clara !
La voix d'Ella me tire de mes pensées. Elle se tient à quelques mètres, me faisant signe. Je la rejoins, toujours sous le choc de ce qui vient de se passer.
— Ça s'est bien passé ? me demande-t-elle, son regard doux mais rempli de curiosité.
Je hoche la tête, incapable de formuler une phrase cohérente. Elle sourit et pose une main légère sur mon bras.
— C'est bientôt fini, Clara. Une fois la chirurgie faite, on pourra enfin se concentrer sur l'avenir. Tout ira bien.
Son optimisme me donne presque envie de pleurer. Elle ne comprend pas. Elle ne voit pas ce que je perds, ce que nous perdons tous.
— Oui, c'est ça, l'avenir... murmuré-je, plus pour moi-même que pour elle.
Lorsque je rentre chez moi, mes parents sont déjà installés dans le salon, plongés dans une conversation banale, comme s'ils ne se rendaient pas compte de l'écart grandissant entre nous.
— Clara, où étais-tu encore ? demande mon père sans lever les yeux de son journal.
Je sens son agacement à peine dissimulé. Son ton, mêlé de lassitude, m'incite à ne pas répondre. Le silence s'installe, et ma mère, sans me regarder, soupire en fixant la fenêtre.
— Tu devrais vraiment commencer à te préparer pour la chirurgie, dit-elle doucement. Tu n'as plus beaucoup de temps.
Son insistance me fait l'effet d'un coup de poignard. Je tente de maîtriser ma frustration, mais les mots s'échappent malgré moi :
— Pourquoi est-ce que vous ne comprenez pas ? Ce n'est pas juste une question de conformité ou de beauté. C'est de ma liberté qu'il s'agit !
Mon père abaisse son journal et me fixe, son regard se durcit, comme s'il attendait que je cède sans discuter.
— Clara, commence-t-il d'un ton glacial, nous en avons déjà parlé. La chirurgie est une nécessité pour notre avenir. C'est pour ton bien, pour que tu aies une vie meilleure.
— Mais vous ne voyez donc pas ? insisté-je, la voix tremblante de frustration. Ce n'est qu'un moyen de nous forcer à entrer dans un moule, d'effacer notre individualité !
Ma mère détourne enfin les yeux de la fenêtre pour me regarder. Ses yeux verts autrefois vifs sont désormais ternis par la conformité. Elle a toujours été la première à prôner la soumission aux règles, et je vois bien qu'elle est épuisée par cette bataille constante qu'elle mène.
— Clara, chérie, tu es trop jeune pour comprendre. La chirurgie est la clé pour s'assurer un avenir sans soucis. Nous avons suivi ce chemin pour te garantir une vie meilleure.
Ses mots sont doux, mais ils me blessent. C'est comme si elle parlait à une enfant incapable de comprendre la réalité. Mon père, impassible, se redresse dans son fauteuil.
— Tu dois accepter les règles pour le bien de tous, affirme-t-il. La société est ainsi faite, et tu dois y trouver ta place. Il est trop tard pour des rébellions inutiles. Le Consortium ne tolère aucune contestation. Tu vas finir par nous attirer des ennuis, Clara ! Nous avons payé le prix fort pour rester en règle, et je ne te laisserai pas tout détruire à cause de tes idées stupides !
Je fais un pas en arrière, les yeux écarquillés par la surprise et la douleur. Les mots de mon père crier dans un excès de rage me font mal. Se rendant peut être compte qu'il est allé trop loin, il esquisse un pas vers moi mais je recule, les mains tendues. Une fois dans ma chambre, je m'effondre sur le lit. Les larmes me brûlent les yeux, mais je les retiens. À quoi bon pleurer ? Mes parents ne comprendront jamais. Pour eux, tout est déjà décidé, tout est simple. Et moi, je suis censée suivre leur chemin. Mais ce n'est pas une vie, ce n'est pas mon avenir.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top