Chapitre 2
De retour chez moi, je fais les cent pas dans le petit salon, mon esprit en ébullition. Je ne peux pas me laisser transformer, effacer tout ce que je suis. Mais qu'est ce que je peux faire ?
Un bruit sourd me sort brusquement de mes pensées. Je me retourne, le bruit vient de la porte d'entrée. Je me fige, une boule au ventre. Est-ce Ella qui revient ? La poignée tourne lentement, et je retiens mon souffle. Une silhouette familière apparaît dans l'encadrement : mon père. Celui avec qui j'avais partagé tant de moments complices, avec qui je riais aux éclats avant. Je l'observe, son visage lisse et sans émotion, ses yeux autrefois vifs, désormais ternes. Il n'est plus que l'ombre de lui-même.
— Papa ? je murmure, la voix à peine audible.
Il entre sans un mot, referme doucement la porte derrière lui et s'avance vers moi, le regard distant. Un silence pesant s'installe entre nous. Il s'assied sur le canapé, ses mains croisées, le dos droit, dans une posture rigide qui ne lui ressemble pas. Je m'assois en face de lui, cherchant désespérément quelque chose à dire, quelque chose pour retrouver notre relation perdue.
— Je pensais que tu rentrerais plus tard, dis-je finalement, maladroite.
Il reste silencieux pendant un moment, fixant un point invisible devant lui. Puis, il parle, mais sa voix est étrangement plate, dénuée de la chaleur qui la caractérisait avant.
— Clara, je dois repartir mais je voulais te parler... de ton avenir.
Mon cœur se serre. Je sais de quoi il veut parler. La chirurgie. Celle qui l'a transformé, qui a effacé tout ce qui faisait de lui mon père.
— Il ne faut pas que tu résistes, Clara. C'est... la meilleure chose pour toi, dit-il sans émotion.
Je secoue la tête, luttant contre les larmes qui montent. Ce n'est pas lui. Ce n'est plus lui. Mais je dois essayer, je dois essayer de retrouver cet homme qui m'a toujours soutenue, celui qui me comprenait mieux que personne.
— Papa, tu ne comprends pas. Je ne veux pas de cette vie ! Je ne veux pas devenir comme... ça, dis-je en pointant vaguement vers lui, sans oser être plus directe.
Ses yeux, vides et froids, se posent sur moi. Il semble réfléchir, mais c'est comme si la connexion entre son cœur et ses pensées avait été coupée.
— Je ne veux pas te perdre, Clara, dit-il enfin, sa voix se brisant légèrement, une infime trace d'émotion perçant à travers ce masque. Je veux que tu restes avec nous, que tu sois en sécurité, dans l'ordre établi.
Je me redresse, le cœur battant à tout rompre. Cette petite fissure dans sa façade m'offre un mince espoir. Peut-être qu'une part de lui est encore là, enfouie sous cette perfection imposée.
— Papa... tu te souviens de nos discussions, de nos rêves ? On voulait explorer le monde, découvrir des lieux encore inconnus. Tu me disais toujours qu'être différent, c'était ce qui nous rendait uniques. Tu ne voulais pas de cette vie, toi non plus, avant la chirurgie. Qu'est-ce qui t'a fait changer ?
Il baisse les yeux, comme s'il luttait contre quelque chose en lui. Je m'approche, posant une main hésitante sur son bras.
— Je sais que tu es encore là, quelque part. La chirurgie n'a pas pu tout effacer... Papa, tu dois te souvenir.
Ses doigts tremblent légèrement sous ma main. Il serre les poings, son visage se crispe brièvement, et pendant un instant, je crois voir une lueur de lutte dans ses yeux. Mais elle disparaît aussi vite qu'elle est apparue.
— Clara... c'est pour ton bien, finit-il par dire d'une voix redevenue monotone. Nous ne pouvons pas échapper à ce qui est nécessaire.
Je sens une vague de désespoir m'envahir. C'est comme s'il était prisonnier de lui-même, condamné à répéter un discours qui ne lui appartient pas.
— Mais si je ne veux pas de cette vie ? Si je veux rester comme je suis, imparfaite mais vivante ? Tu ne comprends pas, papa, je préfère encore tout perdre que de me perdre moi-même, dis-je d'une voix tremblante, les larmes aux yeux.
Il me regarde en silence, et cette fois, il semble réellement absorbé par mes paroles. Ses lèvres s'entrouvrent, mais aucun son ne sort. Il se lève soudainement, comme s'il ne pouvait plus supporter la tension de cette conversation.
— Tu ne peux pas... tu ne dois pas résister, murmure-t-il avant de tourner les talons.
Je le regarde s'éloigner, la gorge serrée, alors qu'il se dirige vers la porte. Au moment où il pose la main sur la poignée, il se retourne vers moi.
— Je t'aime plus que tout, Clara, dit-il, sa voix vacillante, presque méconnaissable, avant de quitter la pièce.
Les mots résonnent encore dans l'air après son départ, me laissant seule, bouleversée par cette brève lueur d'humanité que j'ai cru percevoir en lui. J'ai l'espoir insensé que, malgré tout, la chirurgie n'a pas complètement détruit l'homme que j'aimais. Je me dirige vers ma chambre, le cœur lourd, et m'assois sur le lit, fixant le plafond blanc, sans vie. Je sens mes pensées s'embrouiller, la peur me gagner, mais au fond de moi, une petite flamme continue de brûler, une flamme de révolte que je n'arrive pas à éteindre.
Je me lève soudainement et me dirige vers le coin de la pièce. Sous les planches du sol, là où personne ne songerait à chercher, je tire discrètement deux objets : un carnet de croquis et un autre de chansons. Le carnet de chansons contient des paroles griffonnées à la hâte, des mots qui viennent du plus profond de mon être, des morceaux d'âme que je refuse d'abandonner. Le carnet de croquis, usé par les années, est rempli de dessins que j'ai faits en secret, des visages et des paysages que je rêve de voir un jour. Dessiner est l'un des rares moyens que j'ai trouvés pour exprimer cette part de moi que le Consortium de la Beauté ne pourra jamais contrôler.
En feuilletant les pages, je redécouvre mes croquis, des visages qui sont loin d'être parfaits, mais qui respirent la vie, l'émotion, la diversité. Des visages qui contrastent avec la froide uniformité qui m'entoure. Mon propre visage, dessiné sous différentes perspectives, des paysages imaginaires où la nature reprendrait ses droits, où les bâtiments seraient envahis par la végétation, où la vie serait chaotique, imprévisible, mais vraie.
Je m'arrête sur un dessin particulier. Une esquisse de la Friche, cet endroit dont on murmure l'existence mais que personne n'ose réellement mentionner. La Friche, cet espace à la périphérie de Harmonia Perfecta, où les rebelles, les refusés, ceux qui ont échappé à la Beauté Égalitaire, se cachent. Une zone abandonnée, où la nature a repris ses droits, où les bâtiments en ruine témoignent d'un passé révolu, où les hommes et les femmes, pourchassés par le Consortium, trouvent une liberté éphémère mais précieuse.
Si je pouvais rejoindre ceux qui vivent là-bas, loin des drones, des caméras, de cette oppression subtile qui pèse sur nous à chaque instant ? Mais aussitôt, la réalité me rattrape. La Friche, c'est une chimère, un rêve fou qui pourrait me coûter la vie. Et je ne suis qu'une adolescente de 17 ans, sans ressources, sans alliés.
Un bruit soudain me tire de ma rêverie. En bas, dans la rue, une silhouette se faufile rapidement dans l'ombre. Je me penche à la fenêtre, intriguée. Ce n'est pas un Élégant, ses mouvements sont trop rapides, trop nerveux. Quelqu'un d'autre est dehors à cette heure tardive. Qui est-ce ? Un rebel ? Un de ceux qui vivent cachés dans la Friche, échappant à la surveillance ? Je me penche davantage, espérant voir quelque chose de plus, un indice, mais la rue redevient silencieuse et immobile, comme si rien ne s'était jamais passé.
Un nom me vient en tête : Leo. J'ai entendu des rumeurs à son sujet, un jeune homme qui aurait refusé la chirurgie et qui aurait trouvé refuge dans la Friche. Les histoires à son sujet sont rares et confuses, mais elles ont toutes un point commun : Leo est un symbole de résistance, un espoir pour ceux qui, comme moi, refuseraient de se soumettre.
La nuit avance et je dessine jusque tard dans la nuit, sentant l'épuisement peser sur mes épaules. Mais avant de céder au sommeil, je remets les carnets dans leur cachette. Si quelqu'un les découvrait, je serais immédiatement suspectée de déviance, et mes chances de m'échapper seraient réduites à néant.
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