Chapitre 1


Je fixe mon reflet dans le miroir, mémorisant chaque détail de mon visage. Mes doigts effleurent le contour de mon nez retroussé, mes tâches de rousseur qui se dispersent en une constellation irrégulière, et mes lèvres qui se pincent sous le poids de mes pensées. Mes yeux verts, si profonds qu'ils me rappellent une forêt en hiver, me renvoient un mélange de peur et de révolte. Mes cheveux, d'un châtain flamboyant, encadrent mon visage avec une indiscipline que j'ai toujours aimé. Mais le temps me file entre les doigts.

Dans quelques semaines, tout cela ne sera plus qu'un souvenir. Ces traits qui sont les miens, que je chéris et déteste à la fois, disparaîtront sous le scalpel d'une politique appelée la "Beauté Égalitaire", mise en place il y a cinq ans. Ici, à Harmonia Perfecta, à dix-huit ans, chaque citoyen subit une chirurgie esthétique obligatoire imposée par le Consortium de la Beauté, notre gouvernement. Tous ceux qui avaient plus de dix-huit ans à ce moment-là, n'ont pas eu d'autres choix que de subir l'opération pour se conformer. Ce qui est vécu comme un rite de passage par les autres n'est pour moi qu'une procédure qui gomme les particularités, uniformisant tout le monde : des visages symétriques, des corps sculptés, une apparence parfaite, mais dénuée d'âme. La moindre singularité est devenue une menace pour l'ordre.

Chaque jour, le nœud présent dans ma gorge se resserre à l'idée de devenir un simple numéro, une Élégante parmi tant d'autres. Mais je ne peux pas exprimer mon dégoût ouvertement. Même mes pensées sont sous surveillance. Les VigilEyes, ces drones omniprésents, épient la moindre déviance. Il y a également des caméras à chaque coin de rue et encore plus à proximité des places publiques, comme Auréale et Pristinella.

Je m'éloigne du miroir avec un soupir. Mon appartement, appelé un Christallium, identique à tous les autres, est aussi froid et impersonnel que la ville de Clarity elle-même. Cette ville moderne, bâtie selon l'idéal de Beatum, reflète l'idéal du gouvernement : une beauté uniforme et une perfection rigide, où l'architecture de verre et d'acier domine. Les rues sont impeccablement propres et entretenues, mais elles manquent cruellement de vie.

Comme à l'accoutumée, je descends rejoindre Ella dans la salle commune de l'immeuble, où elle m'attend avec une tasse de thé fumant. Ses cheveux blonds, lisses toujours parfaitement coiffés, contrastent avec les miens, indisciplinés et sauvages. Je reste là quelques secondes à la regarder avant qu'elle ne lève ses yeux bleus sur moi.

— Clara, tu es encore en retard, dit-elle, mais avec un sourire tendre.

Je m'assieds en face d'elle sans répondre. Je ne lui dis pas que j'ai passé trop de temps devant le miroir, à essayer de graver dans ma mémoire ce visage que je vais bientôt perdre. À la place, je prends une gorgée de thé, laissant la chaleur se répandre en moi.

— Tu penses encore à la chirurgie, hein ? demande Ella, brisant le silence.

Je hoche la tête. Comment pourrait-il en être autrement ? Je jette un coup d'oeil rapide autour de moi, pour être sûr que personne ne nous écoute et que je peux parler librement.

— Je ne comprends pas pourquoi tout le monde accepte ça si facilement, dis-je, la voix pleine de frustration. Nous sacrifions ce qui nous rend uniques. Pourquoi ? Ressembler à des clones ?

Ella soupire doucement et repose sa tasse.

— Clara, tu sais qu'on ne peut rien y faire. Ils nous surveillent. Tu as entendu parler de ceux qui ont essayé de s'échapper...

Elle n'a pas besoin de finir sa phrase. Ceux qui ont osé s'opposer ouvertement ont, soit disparu et personne ne sait où ils étaient partis, soit ils ont été capturés et tués pour avoir défié le Consortium. Je serre les dents.

— Mais... il doit bien y avoir un autre moyen, non ? Une autre issue ?

Ella secoue la tête, visiblement troublée par ma détermination.

— Te rebeller ? Clara, c'est insensé. Nous avons grandi ici. C'est tout ce que nous connaissons.

— Non, c'est ce qu'ils veulent que nous devenions, dis-je, ma voix tremblante. Je ne veux pas devenir une Élégante, sans âme ni identité. Je veux rester moi-même, avec mes défauts, mes particularités, tout ce qui fait que je suis Clara.

Le silence s'installe. Ella semble peser mes mots, mais je sens que quelque chose en elle résiste à cette idée. Finalement, elle soupire.

— Parfois, il vaut mieux accepter ce qu'on ne peut changer. Regarde autour de toi. Personne ne semble malheureux après la chirurgie.

— Parce qu'ils n'ont plus le droit d'être malheureux, je murmure, le regard perdu dans le vide. Ils n'ont plus rien de personnel, même leurs pensées, on dirait qu'elles sont modifiées.

Un long silence suit. La lumière artificielle éclaire la salle, impassible et parfaite. Pourtant, à l'intérieur de moi, c'est le chaos.

— Qu'est-ce que tu vas faire, Clara ? demande finalement Ella, sa voix à peine plus forte qu'un murmure.

Je la regarde. C'est la question que je me pose depuis des semaines depuis que le compte à rebours avant mon dix-huitième anniversaire a commencé.

— Je ne sais pas, dis-je honnêtement. Mais je ne suis pas sûre de pouvoir simplement accepter.

Elle me fixe, cherchant quelque chose dans mon regard. Peut-être espère-t-elle que je plaisante. Mais je suis sérieuse. Terriblement sérieuse.

— Fais attention, Clara. Les rêves peuvent être dangereux ici, dit-elle doucement.

Je sais qu'elle a raison. Malgré tout, je sens que quelque chose en moi a déjà changé. L'idée d'accepter ce destin qu'on m'impose devient de plus en plus insupportable.

Nous quittons la salle commune en silence. Le poids de nos choix nous sépare déjà. Ses pas sont calmes, résignés alors que les miens sont lourds, hésitants, chargés d'une révolte qui ne demande qu'à éclater. Les rues de Clarity sont impeccables, comme toujours. Les visages des Élégants que nous croisons sont lisses, uniformes, et vides. Serai-je comme eux dans quelques semaines ? Une ombre sans âme, un visage parfait mais creux ?

Nous approchons du Centre de Chirurgie, cet édifice qui domine la ville. Ses murs en acier brillant reflètent la lumière artificielle des lampadaires, donnant l'impression qu'il est vivant, qu'il respire une vie sinistre, prête à dévorer tous ceux qui y pénètrent. Un frisson me parcourt, couvrant mes bras nus de chair de poule. Chaque pas vers ce bâtiment me rappelle que bientôt, je pourrais perdre tout ce que je suis.

— Clara... tu crois vraiment que résister pourrait changer quelque chose ? murmure soudain Ella.

Je tourne la tête vers elle, surprise. Ce doute, ce léger espoir dans sa voix, me réchauffe le cœur.

— Je ne sais pas, Ella. Mais je sais que je ne peux pas vivre en devenant quelqu'un que je ne suis pas.

Elle baisse les yeux, tiraillée. Peut-être que mes paroles plantent une graine de doute en elle. Peut-être qu'elle commencera, elle aussi, à questionner ce destin imposé. Le silence retombe alors que nous arrivons à l'intersection où nos chemins se séparent.

— Quoi que tu décides, Clara, je serai là pour toi, dit-elle, sincère.

Je la remercie d'un signe de tête. Mais au fond de moi, je sais que nos routes divergent déjà. Ella prend le chemin de son propre Christallium et je m'arrête un instant, mon regard se perdant vers les limites de la ville avant de poursuivre mon chemin.

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