Chapitre 1

2 ans et 9 mois après le jour J

Je me réveille, dans la douceur de l'hiver, encore perdue, à cause de ce qui vient de se passer. J'ai quitté hier soir, cette vie que j'avais depuis deux ans. J'ai réussi à partir, à laisser ces démons derrière moi. Je suis prête à commencer une nouvelle vie. Prête à me reprendre en main et à ne plus succomber à l'amour. L'amour qui nous rend aveugle, l'amour qui n'existe pas.

Ce matin, je suis parée à affronter les questions qui vont fuser. Ces questions auxquelles je ne peux pas répondre. Pas encore. Je suis envahie par cette peur invisible, et la honte de ne pas avoir eu la force d'en parler. De toutes les manières possibles, je suis seule depuis le dernier jour où elle m'a laissée. J'ai senti ce vide grandir jusqu'à absorber toute mon âme et ma joie de vivre. J'ai vécu avec l'ombre de celle que j'étais, et rien de ce qui s'est passé n'a arrangé les choses. Je n'ai fait que sombrer dans l'abysse creusé le jour de sa mort. Je m'assois au bord du lit et réfléchis à la meilleure manière d'aller de l'avant. Du bruit se fait entendre en bas, je me lève, ouvre ma valise et choisis de quoi m'habiller. J'enfile un legging noir et une robe-pull bleu marine. J'ai, depuis longtemps, abandonné l'idée de mettre mes formes en valeur étant donné que j'en ai peu. J'attache mes cheveux châtains en chignon, ne prenant pas la peine de les travailler vu leur frisure. J'ai assez de longueurs pour former une grosse boule au-dessus de ma tête. Je ne maquille que rarement mes yeux. Leur teinte vert olive attire bien assez l'attention et s'accorde à merveille avec le teint hâlé de ma peau. J'ouvre la porte de ma chambre. Je suis prête pour cette journée. Je descends les escaliers en bois afin de rejoindre les deux personnes qui m'ont élevée depuis ma plus tendre enfance.

Chaque marche que je descends provoque un tourbillon de stress. Je ne sais pas ce que je vais bien pouvoir leur dire pour leur expliquer ce qu'il s'est passé. C'est vrai, ils n'aiment pas du tout l'homme que je viens de quitter. Ils le détestent même au plus haut point. Ils le trouvent mauvais. J'aurais réellement dû écouter leurs conseils la première fois que je leur ai présenté. Mais qui écoute ses grand-parents à dix-sept ans ? D'autant plus que notre père est relativement absent et qu'il vient de partir faire sa vie loin de nous, aux Etats-Unis, près de New York, dans la ville de Stamford. Soit-disant pour le travail, mais nous savons très bien que c'est parce qu'il a rencontré une femme, suite à un voyage d'affaire, et qu'il ne veut plus revenir en France, à cause des tourments que nous vivons qui nous entourent, nous et notre famille.

Une fois en bas, je me dirige dans la cuisine où ma grand-mère est déjà en train de s'affairer à préparer le déjeuner. Je suis un peu perdue, je regarde la pendule, il est onze heures trente. Eh bien, je devais être sacrément fatiguée. Je n'ai réussi qu'à pleurer toute la nuit, à me morfondre sur mes deux ans passés à ses côtés. Je ne me souviens même plus d'avoir sombré dans le sommeil après avoir versé tant de larmes.

— Je suis désolée de ne pas m'être réveillée avant Nonna, dis-je tristement.

Elle se tourne vers moi et me regarde avec son air aimable. Au fond, malgré ses yeux affûtés comme des rasoirs, elle est douce et attentionnée. Elle n'est pas très grande et ne mâche pas ses mots. C'est elle qui s'occupait de nous chaque jour lorsque nos parents travaillaient. Elle nous emmenait à l'école et venait nous chercher pour manger le midi. J'ai toujours eu une relation fusionnelle avec ma grand-mère depuis ma naissance et je peux attester qu'elle a un cœur gros comme des millions d'étoiles assemblées. Elle est mariée à mon grand-père, dit "Nonno", depuis près de cinquante ans et entre eux c'est vraiment "l'amore". Elle s'assoit prés de moi et me répond :

— Ne t'en fais pas. Tu devais vraiment avoir besoin de récupérer, répond ma grand-mère, cernée , qui a dû, je pense, m'entendre une bonne partie de la nuit.

J'ai honte. Elle est toute ma vie et je n'arrive même pas à la regarder dans les yeux. Comment ai-je pu me laisser embarquer dans cette histoire ? J'ai été totalement manipulée par ce mec. Je regrette de m'être fait avoir. Il va me falloir un sacré coup de pied pour aborder avec mes grands-parents le sujet de mes tourments.

— Tu veux un petit déjeuner ou tu attends pour manger avec nous ce midi ? dit-elle d'une voix douce.

En me tournant le dos, elle poursuit la préparation du plat pour ce midi. Je la vois prendre des carottes, les éplucher et les couper en rondelles pour les plonger ensuite dans la marmite où mijote le bœuf bourguignon. Elle continue à me parler, mais son ton change. D'une voix dégoûtée et claire, elle me demande :

— A moins que tu ne retournes voir "l'autre" ? D'ailleurs, pourquoi n'était-il pas là, hier soir, quand tu es arrivée ?

Mes yeux se brouillent, ma vision devient floue et une douleur aiguë surgit au niveau de mon sternum. Merde ! Je vais faire une crise d'angoisse. Ma grand-mère voit que je change de teint, je vire au blanc. Je vais être malade, putain, non pas maintenant, pas devant elle. Elle arrête d'un coup tout ce qu'elle faisait et s'approche de moi presque en courant, en me câlinant comme si j'étais une enfant de trois ans. Un geste doux qui se veut protecteur, comme l'aurait fait ma mère. Je sens sa main chaude sur ma joue et je me dis que c'est là que je veux être. J'ai peur et la plaie qu'il a ouverte en moi est encore plus béante. Mes mains tremblent, je ferme les yeux, des flashs me troublent la vue. J'ai peur, je me sens seule plus que jamais.

— Oh Giulia, excuse-moi ! Je suis désolée ! Excuse-moi, vraiment.

Je reste là ; sans rien dire, sans rien faire, j'apprécie seulement ce contact qui m'a tellement manqué. Un contact doux, rassurant et aimant que me donne ma Nonna. J'essuie quelques larmes qui ont coulé sans que je ne m'en rende compte et réponds d'une voix neutre à ma grand-mère avec l'impression d'être vidée.

— Non, ne t'inquiète pas, ce n'est pas grave. J'ai passé plusieurs jours compliqués. Je suis tellement fatiguée que je suis à fleur de peau. Et puis, j'ai eu du mal à trouver le sommeil cette nuit.

— Tu veux m'en parler Giulia ? dit ma grand-mère en me levant le menton de ses deux doigts pour que je la regarde droit dans les yeux.

Mais je détourne de suite mon regard, et fixe la pendule accrochée au mur. J'observe l'aiguille, c'est fou comme le temps passe lentement lorsqu'on souffre.

— Non, je ne préfère pas en discuter si tu veux bien. Ni qu'on me parle de Tom pour l'instant. La seule chose que je veux que tu saches, c'est que je compte rester avec vous. Je vais finir mes études ici et, maintenant, je ne retourne plus à Béziers. Les allers-retours m'épuisent et il faut que je me concentre sur mon avenir.

Il faut dire que je faisais plus de deux heures de transports, aller et retour, pour me rendre au lycée. A Béziers, j'habitais avec mon ex-petit copain, Tom. J'avais tout quitté pour lui. Je voulais lui prouver mon amour, comme il me l'avait demandé. En y repensant, pourquoi avais-je été aussi stupide pour accepter ? Surtout à seize ans. J'ai quand même, à cette époque, demandé à mon père son autorisation pour y aller, j'étais toujours sous sa responsabilité. Il avait accepté, le temps des vacances, mais comme il partait pour son voyage d'affaire et qu'il n'est jamais revenu, j'étais restée vivre chez Tom malgré mes cours qui commençaient au lycée. A l'époque, j'étais en seconde et je peux vous dire que ma vie n'était pas celle d'une simple lycéenne et que j'aimerais me débarrasser de certains fardeaux. Aujourd'hui, je suis en dernière année de sciences techniques de la santé et du social. Je passe mon baccalauréat à la fin de l'année scolaire. Je croyais au prince charmant, mais je n'ai fait qu'y croire car dans la vraie vie, le prince charmant n'existe pas. Je venais de perdre ma mère et j'avais cet énorme vide à combler. Comment ai-je pu croire que sa perversion me réconfortait ?

Un bruit, à l'extérieur, attire mon attention. Mon grand-père vient tout juste de rentrer et il me sourit. Je me lève et le rejoins là où il range son vélo, dans sa petite cabane en bois, collée à la maison. Une fois dehors, le son du vent et le chant des oiseaux me font fermer les yeux un instant, et là, je la ressens, cette sensation d'être enfin chez moi. Une forme d'apaisement provisoire m'envahit, mon cœur devient de plus en plus léger. Aujourd'hui, le soleil est de sortie et cela annonce les prémices du printemps, une saison que j'affectionne tant. Mon grand-père s'approche et m'embrasse, sur les deux joues, pour me dire bonjour. Cet élan de générosité me donne instantanément le sourire aux lèvres.

— La marmotte est enfin sortie de son lit, commence-t-il.

Mon Nonno est petit, nous faisons la même taille. Il a des yeux bleu azur et une mignonne petite calvitie. Il est italien d'origine, contrairement à ma grand-mère qui est française. Mon Nonno a une mine de clown pour nous faire rire. Toujours de bonne humeur, il sait quand on a besoin d'oublier nos tracas quotidiens. Grâce à mes grands-parents, c'est vrai, je ne me suis pas retrouvée à la rue, ils m'ont toujours soutenue dans les bons comme les mauvais moments. Ils ont toujours été présents pour mon frère et moi.

— J'ai vraiment cru qu'on t'avait jeté un sort et que tu dormirais durant cent ans, comme la Belle au bois dormant, me dit-il en me faisant son clin d'œil bien à lui.

Je rigole doucement et, en souriant, lui dis :

— Et toi, j'ai bien cru que tu avais avalé l'ogre du Petit Poucet, cette nuit, tellement tu ronflais.

Et on se met à rire à pleins poumons. Qu'est ce qu'ils m'avaient manqué mes grands-parents ! Malgré tout ce qui s'est passé, je me rends compte que j'ai vraiment perdu beaucoup de temps et que j'en ai tellement à rattraper auprès des miens. Tout ce temps perdu à essayer de survivre avec une douleur omniprésente, j'en ai encore une fois oublié de regarder ce que j'avais. J'ai été tellement naïve, stupide. J'ai honte de moi, comment puis-je me sentir aussi sale ? Pourquoi est-ce moi qui ai honte ? J'ai cette sensation que mon corps ne m'appartient plus. Mais je vais y arriver, je vais retrouver l'ancienne moi. Ma grand-mère nous annonce que le déjeuner sera prêt dans une trentaine de minutes. Je lui réponds que je reviens dans un instant et je file dans la rue adjacente à la leur. Je m'apprête à faire la surprise de mon retour à mon meilleur ami, Kylian.

Kylian vit chez ses parents, à quelques maisons de celle de mes grands-parents. Nous nous connaissons depuis la maternelle. Il n'est pas très grand, nous faisons la même taille. Ses cheveux et son regard noirs apportent à son apparence un côté "dur à cuire" mais il est aussi doux qu'un agneau. Malgré cela, il ne faut pas le chercher non plus. Il a un caractère bien trempé. Il est dans le même lycée que moi, mais depuis mon départ, je ne lui ai pas laissé beaucoup de place dans ma vie. Mon existence entière tournait autour de Tom et ça me fait mal au cœur de réaliser que j'ai délaissé mon amitié pour une histoire d'amour à la con. Je m'avance vers le portillon blanc de sa maison, mon cœur tambourine et mes oreilles me font mal. J'ai peur de sa réaction. Comment le prendra-t-il ? Est-ce qu'il me pardonnera de ne pas lui avoir dit la vérité depuis tout ce temps ? Notre amitié sera-t-elle plus forte que le mensonge ? Je sais que cela ne tient qu'à un fil, il m'en voudra profondément de lui avoir menti durant ces deux années alors qu'il me mettait en garde. Il a toujours été méfiant en ce qui concerne Tom. Je sens l'angoisse monter à mesure que que je m'approche de mon meilleur ami. L'organe dans ma poitrine est de plus en plus rapide, mon ventre me tiraille et mes mains sont moites. Je tapote la poche de mon jean pour m'assurer d'y trouver mon paquet de clopes et j'avance jusqu'à la porte. Je le sais très bien, fumer n'arrange rien à mes problèmes. Mais ce petit poison qui parcourt mes veines m'aide un peu à soulager mes maux. Malgré tout, mes quintes de toux en hiver me rappellent que je devrais penser à arrêter avant de devenir vieille et fripée. J'appuie sur la sonnette et attends. Une silhouette de petite taille apparaît à travers les carreaux de sa porte. Un moment de panique s'empare de moi. La porte s'ouvre. C'est une petite femme, d'âge mûr qui m'ouvre. Elle est brune, avec des yeux noirs comme l'ébène, des cheveux frisés aux ondulations parfaites et un sourire aimant. Elle me rassure à l'instant où je la vois se tenir dans l'embrasure de la porte. C'est un soulagement de voir la mère de Kylian.

— Oh Giulia, mais qu'est-ce que tu fais là ? Comment vas-tu ? Mais ça fait longtemps qu'on ne t'a pas vue ? Tu veux rentrer boire un café ? me demande-t-elle en parlant à peine trois secondes.

Un café à midi ? Alors que je suppose les déranger en plein déjeuner. "Seigneur, bonté divine, cette femme est un amour" hurle cette petite voix au creux de mon âme.

La mère de mon meilleur ami me lance un grand sourire, et je la sens vraiment heureuse de me revoir.

— Oh non merci, je ne veux pas vous déranger. Je voulais seulement passer faire un coucou à Kylian, il est là ? je demande avec mon cœur qui tambourine toujours.

— Oui il est là, je l'appelle tout de suite! me dit-elle et elle s'éloigne, me laissant seule devant la porte d'entrée, qui reste ouverte.

Je l'entends lui dire :

— Allez Kylian, va la voir, elle veut te dire bonjour.

Sur les mots de sa mère, je vois mon meilleur ami apparaître. Il avance, les yeux baissés et le sourire crispé. Il passe devant moi sans même un regard. Rien. Nada. Il avance, ouvre son portillon et avance sur le trottoir. Il longe sa clôture et je le suis. Il met du temps avant de se retourner et de me regarder mais là, en attendant un signe, quelque chose qui me permettrait de savoir ce qu'il ressent, je n'en peux plus. Je suis lâche. Pourtant, les mots veulent sortir, ils sont là pas loin. J'ouvre la bouche mais aucun son n'en sort. Je reste muette face à l'antipathie de mon meilleur ami. Il est là mais ne me regarde pas. Il est blessé, je le sens, alors je me lance. Je me confonds en excuses alors qu'il est toujours dos à moi. Et ça me brise le cœur.

— Kylian, je suis sincèrement désolée, je me rends compte que j'ai été une amie de merde ces derniers temps. Je suis qu'une merde de toute façon. Je n'ai pensé qu'à mon cul et je ne pensais pas aux autres. Je suis vraiment vraiment désolée !

Au moment où les mots franchissent mes lèvres, il s'arrête net. Il me regarde enfin et je sens bien qu'il est énervé. Je me rends compte que j'ai presque arrêté de respirer jusqu'au moment où il me répond, comme s'il baissait son bouclier.

— C'est bon, je ne t'en veux pas mais je te jure que la prochaine fois que tu me mets de côté, mec ou pas, je te mettrai un coup de pied au cul et je ne rigole pas.

Je me mets à rire, et il me prend dans ses bras. Une accolade amicale qui m'a manqué, beaucoup trop manqué. Un bien-être intérieur qui se répand dans mon cœur me remonte le moral. Il est là pour moi et me le prouve encore à présent. Comment puis-je douter de son amitié ? Mais cela n'en reste pas moins compliqué que d'avouer à la personne que l'on considère comme un frère, ce que le premier amour peut détruire en une fraction de seconde. Je tâte ma poche et sors mon paquet de cigarette, il me regarde et me dit :

— Il y a des choses qui n'ont pas changé, allons ailleurs.

Depuis que nous fumons tous les deux, nous le faisons cachés du monde. Ses parents et mes grands-parents ne le savent pas, alors nous nous cachons dans un petit chemin à côté de chez lui, où personne ne peut nous apercevoir. Je prends une cigarette et lui en tends une qu'il accepte volontiers. Je le regarde avec un petit sourire en coin et lui dit :

— Effectivement, certaines choses n'ont pas changé et ça me fait plaisir qu'on ait toujours notre petit secret rien qu'à nous.

Nous rions tous les deux. Voir son sourire ravageur me remonte le moral. J'ai tellement été coupée de tout et de tout le monde. Je sens encore le poids de ces deux ans sur mes épaules, mais ce rire allège un peu mon fardeau.

— Alors, dis-moi, Giulia, pourquoi es-tu revenue ? dit-il en allumant sa clope.

Ça y est, on y vient. Je ne sais pas trop par où commencer. Qu'est-ce que je pourrai bien lui dire ? Ai-je la force de tout lui raconter ? Va-t-il le supporter ? Giulia, stop, c'est ton meilleur ami, il ne te jugera pas, il n'est pas comme ça, dis ma petite voix dans la tête. Les mots restent coincés dans ma gorge mais je reprends consistance face à son regard insistant.

— Je suis partie de Béziers. Je suis revenue vivre ici. Tu sais les trajets et tout et tout... ça me gonflait. Du coup : TA DAAM ! me revoilà, dis-je comme pour présenter une surprise.

— Oui, mais avec Tom ? me questionne-t-il.

Et en entendant ce prénom sortir de sa bouche, celui qui représente mon plus grand cauchemar, mes yeux deviennent flous. Ma vue se brouille, et je ne l'entends plus... Des petits points blancs apparaissent et j'ai l'impression de tomber dans le néant.

C'est le trou noir complet.

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