.......... Chapitre troisième (2/2)

Où, au milieu d'une multitude d'achats, les trois compagnons parviennent à saisir une piste au sujet des tubes de cristal liquide, puis ont un départ mouvementé




L'antre du masqueur était située dans une rue sans issue, perpendiculaire à l'avenue principale. Les passants l'évitaient soigneusement, de telle façon qu'elle avait l'air d'une faille ouverte sur un autre monde. La bâtisse en apparence des plus classiques possédait une entrée dépourvue de fioritures qui avait la particularité de plonger vers une cave. La sonnette à peine effleurée, la porte s'ouvrait automatiquement, offrant son plus bel accueil. Forcé d'avancer, le client tout tremblant n'avait d'autre choix que de s'engager dans un escalier abrupte aussi bas de plafond que la niche d'un chien.

- J'ai hâte de rencontrer le maître de maison.

Zoltan pivota vers Roxanne. Plus il tentait de percer à jour son caractère et plus il lui semblait découvrir en elle d'étranges manies. Il se demanda si la réflexion de la princesse ne dissimulait pas, derrière une ironie apparente, le signe d'un fâcheux penchant pour les choses bizarres et inconventionnelles. Il l'aurait laissée consommer sa passion rebelle et morbide sans rien en penser s'il avait pu rester en dehors de la fête. Hélas pour lui, on le poussa sans ménagement dans l'escalier pour ouvrir la marche.

Ils débouchèrent sur une pièce assez semblable à un cabinet médical, mais ce qui tenait lieu de salle d'auscultation n'était qu'un cagibi séparé de la salle d'attente par un rideau si mince qu'il laissait distinguer derrière lui la silhouette d'un homme. Les trois jeunes gens s'assirent à genoux sur des coussins rebondis, autour d'une table basse. Des tasses et une théière avaient été disposés à l'intention des visiteurs. L'attente commença dans le silence le plus total.

Il régnait dans le sous-sol une atmosphère déconcertante. Le maître des lieux avait forcément noté leur présence. Pourtant, il ne venait pas. Sur le rideau, l'ombre floue de ses mains dansait méticuleusement, travaillant peut-être à l'assemblage d'un masque et, toujours posées sur la table, les boissons inattendues continuaient de fumer abondamment, témoignant du temps qui ne passait pas. Aucun des trois compagnons ne toucha à son thé. Günther semblait s'en être simplement désintéressé tandis que Roxanne, sur ses gardes, le soupçonnait d'être à l'origine du léger étourdissement qu'elle commençait à ressentir et s'essayait à l'apnée pour respirer aussi peu que possible les effluves doucereuses. Zoltan avait quant à lui, pour une raison ou pour une autre, la sensation d'être observé depuis qu'il avait posé le pied dans l'atelier ; pour se venger, il avait entrepris de dévisager le reflet miroitant dans son breuvage.

Ils ne pensaient presque plus à ce qu'ils étaient venus faire en ces lieux lorsque des pas assourdis, glissant dans des chaussons, se firent entendre derrière eux. Enfin, le masqueur était là.

Zoltan, qui osait à peine relever la tête, se détourna complètement quand l'artisan souleva la capuche de Günther, découvrant son visage nu. Le cœur du garçon se mit à battre et son regard croisa celui de Roxanne qui avait fui dans la même direction. Un instant, leurs pensées se rencontrèrent et ils songèrent ensemble que peut-être il aurait fallu inventer avant de venir une histoire plausible pour expliquer la nudité faciale du grand jeune homme.

- Allons, ne soyez pas timides.

Un courant électrique passa entre les pupilles des adolescents. Zoltan sentit sa raison convulser et chercha un appui en la princesse, mais celle-ci s'arracha à lui, décidant de répondre, quoique farouchement, à l'invitation du masqueur. Ce dernier se tenait debout près d'eux, il avait ses genoux au niveau de leur menton. Sa présence n'en était pas moins pacifique. L'attention de Roxanne se porta d'abord sur son masque tranquille, aux rides impersonnelles. Mise en confiance, elle osa montrer qu'elle n'avait pas peur de faire face à un visage nu que, du reste, elle connaissait déjà par cœur. Zoltan la suivit avec plus de réserves, comme un animal qui n'a d'autre choix que d'accompagner la longe tendue devant lui. L'artisan n'affichait cependant aucun trouble. Auprès de lui, regarder un visage devenait comme légitime.

Il indiqua à Günther de prendre place sur l'un des fauteuils qui se trouvaient derrière le rideau puis, ne prenant même pas la peine de rabattre celui-ci, se mit à fouiller d'une main dans le fatras empilé de ses instruments de travail. Zoltan aurait préféré s'exclure de la conversation qui allait suivre, bâtir un mur de briques entre lui et la consultation mais, aussi bien que Roxanne, il restait libre d'entendre et ne put faire autrement.

- Tu dévisages profondément les gens, dit le masqueur au jeune homme qui répondit posément :

- Tout le monde masque porte.

- Tu nous dévisages malgré nos masques. Et surtout malgré que tu n'en aies pas.

Günther fixait sans ciller l'homme en face de lui. L'artisan ajouta, voyant un murmure entre les sourcils chercher son approbation :

- C'est précisément ce qui me plaît chez toi.

Alors, l'étranger continua de couver du regard chacun des gestes du maître. Ce dernier approchait de lui un ruban de mesures. Les ombres derrière eux rejouaient la scène sur le mur rugueux, jauni par la lumière, et leurs silhouettes en mouvement se mêlaient aux contours surchargés de l'établi qui dégageait une odeur de temps passé. Ce n'étaient pas vraiment des relents de poussière, plutôt les effluves de créations accumulées et encore accumulées. Des pots de peinture fatigués, dont le contenu avait bavé sur le couvercle, jouxtaient d'innombrables vernis, des mixtures coagulées et autres essences inconnues. Toute une rangée d'outils chirurgicaux se tenait à la verticale de ces pots, s'y appuyant au garde-à-vous. Leur boîte de rangement vide, qu'on avait sans succès tenté de repousser dans un coin, encombrait inutilement l'espace. Chacune des niches découpées dans la boîte selon la forme d'un objet avait tout l'air de prendre froid.

- Quel est ton nom ?

- Günther Weiss. Numéro d'identification B-525.

- Günther aux yeux amicaux. Je n'ai pas envie de cacher ton regard.

Le maître posa successivement trois modèles en carton pâte sur la figure de son client avant de se retourner pour saisir derrière lui, suspendu à un crochet, un ouvrage déjà bien avancé : il s'était décidé pour un masque à gaz à deux cartouches.

- Pourquoi masquer ? demanda soudain Günther avec une telle vivacité que les lanières élastiques, croisées derrière sa tête mais encore mal ajustées, glissèrent autour de son cou.

- Voilà bien un étranger, commenta le masqueur en replaçant sa réalisation sur le nez du jeune homme. Tu viens de bien plus loin que la Cité de Lumière ou que les Provinces Isolées, aux confins du monde exploré, après la Barrière de Feu.

Günther ne confirma ni ne démentit ces conjectures. Il en était incapable. Aucun de ces lieux ne lui évoquait rien, jusqu'à ce que l'homme effleure l'idée « d'un grand vide bleu ».

- Un grand vide bleu... Chose dite « ciel » ?

Zoltan se gratta la tête près des oreilles, s'évertuant à cacher le mot criminel sous les frottements de ses cheveux. Roxanne, quant à elle, plongea le nez dans son thé froid pour accompagner le divertissement.

L'artisan opina tranquillement du chef.

- Hélas, qui croit encore aux hommes venus du ciel ? dit-il d'un air spirituel.

- Ciel mensonge n'est pas ! réagit Günther.

- Bien sûr que non. Autrement, nous ne porterions pas de masques. Allons, tourne un peu la tête.

Tout en parlant, l'homme s'acquittait de son travail, tortillant des pinces et des fils pour finir l'assemblage.

- Rôle des masques, exactement quoi est ? relança Günther, incapable d'attendre qu'il ait terminé.

Mais l'artisan était soudain si absorbé par sa confection qu'il sembla ne même pas entendre la question. Il exécutait avec une remarquable précision des détails ô combien prévisibles, mais d'une finesse éclatante. A la fin, il admira une dernière fois son œuvre, les mains plantées sur les genoux comme deux armes rengainées. Ce n'est qu'à ce moment qu'il répondit enfin, d'une manière si vigoureuse et inattendue qu'il en fit sursauter Zoltan :

- Le rôle des masques, j'aimerais bien le connaître !

Et, tandis que Roxanne assassinait du regard son voisin encore tremblant, il poursuivit, d'un ton rêveur :

- Je pense que je suis seulement un peu psychologue. On dit que le visage est un menteur, qu'il n'est pas représentatif des personnalités intérieures. Le masque intervient pour corriger ce défaut. C'est du moins la théorie. Dans les faits, vous imaginez bien que je ne peux pas recouvrir tous les directeurs d'industries de leurs hideux sacs de course sans blesser leur amour-propre.

Zoltan se retint d'apprécier la raillerie, ne sachant s'il était autorisé ou non à en rire, ce dont Roxanne ne s'embarrassa pas, glissant dans la conversation une exclamation qui sonna comme un compliment :

- Comme vous êtes maussade !

- Non, absolument pas ! objecta l'artisan. J'exerce l'un des métiers les plus intéressants qui soient.

Il appuya son bras sur l'accoudoir de son fauteuil, posa le menton contre son poing et fixa son regard en direction de Zoltan. A présent qu'il ne bougeait plus, la peau ridée de ses paupières se laissait aisément détailler derrière son masque. L'ombre des cils recouvrait légèrement les yeux, comme une couverture remontée sur des images du passé.

- J'ai été maussade, il est vrai. Bien sûr, j'ai toujours aimé fabriquer des masques de mes mains mais, au début, je n'osais pas penser à la raison pour laquelle je le faisais. J'avais intégré l'idée qu'il y avait quelque chose d'inavouable à travailler au contact des visages et j'évitais de parler de mon métier, jusqu'au jour où, entrant dans une taverne, j'ai entendu un homme qui avait trop bu tenir des propos incroyables. Il hurlait des discours incohérents à propos de l'univers, du cosmos, des étoiles et de la surface, tout cela à travers des métaphores qui le gardaient à l'abri de la potence. Et comme il disait en avoir assez de participer à une mascarade, je n'ai pas pu m'empêcher d'aller lui adresser la parole.

Le masqueur se tut un instant, se remémorant le goût ancien de cette conversation. Ni Zoltan ni Günther n'esquissèrent un mouvement, chacun vissé à son siège. De nouveau, Zoltan avait le sentiment d'être scruté malicieusement. Mais Roxanne ne toléra pas la pause trop longtemps :

- Eh bien alors ? D'où lui venaient ces idées, à cet original ?

- Certainement de la Cité de Lumière, répondit l'artisan. C'était en tout cas son pays d'origine. Il ne m'a jamais expliqué comment il avait échoué au fond de la mine de la Cité Vivante. Il y travaillait et passait le reste de son temps dans un logement modeste où il vivait seul avec son petit enfant.

Cela rappelait quelque chose à Roxanne qui vit se confirmer son intuition en constatant à côté d'elle la raideur de Zoltan.

- Nous avons eu d'interminables discussions, poursuivait le masqueur. Il avait vu des choses que le commun des mortels serait bien en peine d'imaginer. Je n'ai pas mis longtemps à croire à ses extravagances. Il ne pouvait pas avoir tout inventé. Ce qu'il racontait était trop précis, trop... vraisemblable. La plupart de nos échanges portaient sur les masques. Il les connaissait si bien. Il était le gardien de leur secret. Y a-t-il meilleur gardien que celui qui ignore le secret ?

Zoltan, qui commençait à se détendre un peu, se glaça aussitôt quand le masqueur ajouta :

- Cet homme singulier était aussi un fidèle partisan de la rumeur selon laquelle une arme de destruction massive aurait été offerte à la Cité de Lumière.

- Que voulez-vous dire par « offerte », bondit Roxanne, pour qui le doute n'était plus permis.

Pour toute réponse, l'homme se tourna pour plonger son regard dans celui de Günther. Celui-ci fit lui-même face à Roxanne et effleura la poche de son pantalon. La jeune fille sentit peser au fond de la sienne les deux tubes qu'elle y gardait. Le masqueur attendait patiemment une réaction de leur part, laissant planer sur eux l'éclat de ses orbites brillantes. Les outils déposés sur le plan de travail eux-mêmes semblaient retenir leur respiration. Tout s'était étrangement figé quand l'orage éclata :

- Arrêtez ! Arrêtez, arrêtez de parler comme ça de mon père !

Zoltan venait de récupérer tout juste assez de souffle pour tonitruer. Il s'était levé d'un coup, renversant presque la théière au passage et s'était mis à crier sans prévenir, les mains plaquées sur les oreilles pour ne plus rien entendre. Mais alors, ce fut comme si son cri mortel avait soulevé une réponse d'outre-tombe.

Il sembla qu'une secousse sismique ébranlait toute la maison. Un peu de poussière tomba du plafond tandis qu'un affreux vacarme, des grondements de panique, retentissaient dehors. Zoltan se sentit parcouru d'un frisson glacial et plia les genoux, comme pour se réfugier sur son coussin rembourré, mais Roxanne, se mettant brusquement debout, le poussa à ne pas s'affaler.

- Allons voir, dit-elle.

Sans un mot, le masqueur passa devant elle. Il remonta l'escalier, suivi de ses trois visiteurs, et fit pivoter avec prudence la porte sur ses gonds. En penchant un peu la tête, Zoltan put apercevoir dans l'entrebâillement les restes d'une cape piétinée, entraînée le long du trottoir par des bourrasques d'effroi. Le garçon voulut faire un pas en arrière mais, en posant le pied sur la marche précédente, il se heurta à Günther qui se tenait juste derrière lui. Le jeune homme ne réagit pas au poids de son Zoltan contre son torse ; il fixait intensément l'ouverture, les pupilles dilatées. Soudain, il se fraya un passage entre les trois autres pour aller voir directement à l'entrée de quoi il retournait. Le masqueur lui céda sa place après avoir constaté que les événements se déchaînaient bien davantage sur l'avenue principale que dans sa petite rue. Des affiches déchirées étaient cependant venues s'échouer devant son commerce et des flacons brisés roulaient leur ventre infirme sur la chaussée, répandant des liquides entêtants. Quelques personnes en fuite passèrent sans s'arrêter, pressées de gagner le fond de la rue où un muret et plusieurs cabanons offraient autant de cachettes possibles. Roxanne les héla vainement pour leur demander des éclaircissements.

Quand ils eurent disparut dans l'ombre des constructions, Günther se décida à sortir complètement dans la rue. Il tendit le cou en direction des battements effrénés qui provenaient de la galerie marchande. Un épais nuage de fumée dissimulait le drame, mais les sons parvenaient nettement jusqu'à ses oreilles. Des crissements métalliques et des bruits d'explosion se mêlaient au cognement de sabots contre les pavés. Des silhouettes montées à cheval dansaient derrière le voile âcre d'une attaque.

Une bouffée de stupeur prit soudain le jeune homme à la gorge. Il avait clairement distingué les contours d'un cavalier plantant un pieu dans le dos d'une victime. Sans réfléchir davantage, il s'élança en direction de la bataille.

Roxanne n'eut pas le temps de réagir. Il était déjà trop tard lorsque son bras jaillit pour le retenir. Elle referma violemment sa main tendue en un geste de dépit.

- Qu'est-ce qui lui prend ? gronda-t-elle entre ses dents. Imbécile !

Zoltan regard Günther foncer dans la mêlée, interdit. Quand l'étranger eut disparut au bout de la rue, il reporta, toujours incapable du moindre geste, son attention sur Roxanne qui trépignait impétueusement. La princesse porta plusieurs fois la main à sa poche. Zoltan s'interrogea sur les pensées qui couraient dans sa tête, redoutant le pire, et il étouffa un cri lorsqu'à son tour elle quitta à toutes jambes le pas de la porte. Une part de lui se jeta en avant pour la rattraper, mais ses doigts demeurèrent arrimés au cadre de la porte, agrippés à la sécurité.

Des pas précipités s'éloignèrent dans l'escalier ; l'instant d'après, les marches furent martelées dans l'ordre inverse. En tournant la tête, Zoltan vit que le masqueur lui tendait ses innombrables sacs : il lui avait rapporté toutes ses affaires, s'imaginant qu'il se préparait à suivre ses deux compagnons. Le garçon récupéra son harnachement contre sa volonté. Il se retrouva dans la rue, trop choqué pour résister au flot des événements, et se mit à avancer précautionneusement en se promettant de ne pas aller trop loin. Il allait juste jeter un coup d'œil à l'intersection, vérifier s'il n'apercevait pas Roxanne ou Günther. Et puis il rebrousserait chemin.

Son chargement pesait absurdement sur ses épaules, tel le poids irréel d'un cauchemar. Des gens le frôlaient, arrivant dans l'autre sens. Chaque fois, leur trouble était tel qu'il pouvait deviner, malgré les masques, leur expression d'épouvante. Les bouches distordues béaient sur des dents tremblantes, de plus en plus nombreuses. Leur masse ne cessait d'augmenter, il ne pouvait plus les compter. La houle humaine se déversait à contre-courant, toujours plus dure à remonter. Mais il persévérait : il n'était pas encore au bout de la rue.

Avant qu'il ait pu s'en rendre compte, le désastre avait contaminé la pauvre allée. Les victimes en fuite n'étaient plus seules : derrière venaient les agresseurs, qui se rapprochaient de seconde en seconde. Tout à coup, Zoltan vit tomber une à une les personnes qui couraient autour de lui. Bientôt, de longues jambes lancées au grand galop entrèrent dans son champ de vision. Tout se passa très vite. Il sentit le tueur allonger son ombre funeste au-dessus de lui et appuyer contre sa nuque le canon de son arme. A moins d'un mètre, les gémissements des blessés, atteints par des jets d'acide, hurlaient à sa place. Comme eux il allait s'effondrer, terrassé par un agresseur inconnu. Instinctivement, il ferma les yeux, cherchant derrière ses paupières une forme d'anesthésie.

Un sauveur en décida autrement. Violemment dévié, le fusil érafla sa nuque sans avoir pu la percer. Dans le même temps, une furie noire renversa le cavalier et Zoltan, raflé au passage, fut réduit à voir, impuissant, le paysage défiler à toute vitesse. Un étau d'acier, semblable aux bras mécanisés des industries lourdes, lui serrait l'estomac à lui donner la nausée. Le tumulte de l'artère principale s'effaça dans un brusque virage. Un moment de flottement, presque de silence, passa léger comme le vol d'un oiseau. Le répit fut de courte durée : la porte d'une habitation creva, déversant, droit devant, deux hommes armés et un couple tirés par les cheveux. L'instant d'après, une escouade s'engouffrait dans la demeure violée, y faisant hurler les échos de la destruction. Zoltan n'eut pas le temps de s'émouvoir : déjà, une autre vision d'horreur lui fonçait dessus. Une construction incendiée se rapprochait dangereusement. Tous ses organes se contractèrent, anticipant la brûlure. Il aurait juré avoir senti des flammèches lécher sa peau quand, soudain, la distance grandit entre le sol et lui. Il crut perdre l'esprit en voyant des tuiles et des cheminées glisser par centaines sous son corps à une vitesse fulgurante. Ce qui le portait était doté de jambes à ressorts. En très peu de temps, il fut mené à l'endroit de la seule échappatoire possible. La Porte aux Quais était, pour le moment, épargnée par l'ennemi.

Cependant, les fuyards l'avaient prise d'assaut. Monter dans un vapeur revenait à obtenir son salut. Les douaniers peinaient à vérifier les passeports des riches bourgeois tout en refoulant les petites gens. Les heureux élus déjà montés à bord repoussaient avec force les nouveaux arrivants : ils n'étaient rien que des envahisseurs qui allaient entraîner le report du départ. Chacun des neufs bâtiments qui composaient la flotte de la cité était attaqué, escaladé, accablé de jurons.

- Vous allez briser la coque, misérables ! rugit un homme depuis le pont du vaisseau le plus large.

Il jeta un tesson de bouteille sur la cible de ses vociférations, un groupe de jeunes bêtes en haillons qui, utilisant comme échelle une pauvre vieille lady, mordaient les rivets de leurs gencives sanglantes et griffaient de leurs ongles un hublot fendu dans l'espoir de s'infiltrer comme des rats.

- On survit ensemble ou on trépasse tous à la fois ! répliqua l'un des pauvres diables encore à terre.

Son voisin lança dans la foule amassée à bord un pavé pour la faire taire, attisant au contraire ses caquètements de haine.

Le temps passait et les massacreurs se profilaient à l'extrémité de l'embarcadère. Ils n'eurent qu'à tirer dans les entassements humains pour doubler la liste de leurs victimes, de sorte que des boucliers de cadavres se constituèrent rapidement pour les survivants. Enfin, l'armée fit irruption avec ordre de nettoyer le port ; elle s'exécuta sans distinguer les citoyens des meurtriers.

Zoltan songea tristement qu'il ne s'en était tiré que pour connaître une fin plus cruelle encore, mais son agile sauveur évita toutes les volées de tirs. Seule fit exception une balle destinée à un cavalier en déroute. Zoltan ressentit un désagréable soubresaut au moment où le projectile perfora le corps qui le portait. Derrière lui, il entraperçut en un éclair le regard ahuri et éperdu de reconnaissance du cavalier. L'étrange impression lui vint que le sauveur s'était volontairement interposé entre la mort et l'ennemi.

Ses réflexions n'allèrent pas plus loin. Il lui suffit d'enfin éprouver sous ses pieds le plancher stable d'un navire pour que s'envole toute autre préoccupation. Il s'écroula sur ce sol béni, de ses paumes râpa le bois avec ferveur et y déposa jusqu'à son front. Un filet de salive dégoutta sur les planches ; il ne trouvait pas de manière de rependre son souffle. Ainsi prostré, il attendit que se calment les battements de son cœur avant de relever la tête pour identifier Günther à ses côtés. Alors, tout lui sembla couler de source. Les prouesses physiques du jeune homme ne semblaient pas avoir de bornes. Droit comme un capitaine, l'étranger observait avec des yeux effarés la débâcle du port. Zoltan chercha l'impact de la balle sur son corps et fronça les sourcils en ne remarquant rien. Là non plus il ne s'interrogea pas longtemps, distrait par autre chose : il venait de découvrir Roxanne auprès de lui. La jeune fille semblait prise de vertiges pire que les siens, crachant ses poumons, une main sur le cœur. Elle avait été transportée la tête en bas comme un sac de pommes de terre.

Ils étaient secoués, mais saufs. Saufs, tandis que leur vapeur quittait le port de la Cité plus tout à fait Vivante.

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