Chapitre quatrième (1/2)

Où a lieu une malheureuse traversée durant laquelle Roxanne sera suspectée




Zoltan contourna précautionneusement un palmier et déposa un plateau en argent sur la table qui semblait dressée au beau milieu d'une jungle. Il s'y assit et resta un moment à observer Roxanne qui se bourrait de soupe et de jambon en face de lui. Le garçon en eut un haut-le-cœur. Lui-même ne s'était servi que deux pauvres tartines, perdues dans l'immensité de son triste plateau. Sans se préoccuper de lui, la princesse croquait dans un fruit, avalait une lampée de soupe, revenait au fruit, le fixant, le reniflant, mais finalement le délaissant pour boire encore dans son bol où elle émiettait ensuite une tranche de viande à laquelle elle préférait en définitive une seconde bouchée fruitée, et ainsi de suite, selon un manège compliqué qu'elle était seule à comprendre. Son manque de manières n'avait cependant que peu d'importance derrière le paravent qui la dissimulait, un journal largement déplié.

- Quelles sont les nouvelles ? s'enquit Zoltan sans énergie.

- D'après les services de communication...

Comme sa phrase restait en suspens, Zoltan se laissa aller à l'étonnement :

- Ils ont donc vraiment de quoi imprimer le journal, ici ?

Aussitôt, il rougit de sa question stupide. Il avait déjà pu largement constater à quel point chaque élément du navire avait été conçu à l'intention d'une élite sociale prête à accepter les merveilles qu'on lui servait sans perturber l'air de vibrations d'extase. Tout était futile et agréable. Coquille de noix surmontée d'un dôme transparent, le bâtiment allait jusqu'à abriter sur le pont principal une serre improvisée où des arbustes aux feuilles énormes et dentelées envahissaient agréablement l'espace. Les plantes jaillissaient de leurs pots couverts de mosaïques et étendaient leurs branches les unes vers les autres comme des enfants faisant la ronde. Zoltan ne put s'empêcher de penser qu'il aurait été inventif d'y suspendre du linge à sécher.

Les idées s'étaient mises à germer dans sa tête comme des graines dans du coton, favorisées dans leur croissance par l'atmosphère chaude et paisible. Libérées des obligations, elles se déployaient follement, toutes plus inutiles les unes que les autres, brillant d'un éclat poétique et tranquille. Les drames passés s'étaient comme décomposés, laissant le garçon osciller entre une harmonie apathique et un malaise inconscient. Il s'était persuadé que rien ne pourrait l'arracher à la viscosité de cet état quand la voix de Roxanne reprit le fil de la phrase :

- D'après le département des communications... la Cité Vivante a subi une attaque terroriste planifiée par la Cité de Lumière. Les assaillants... huuum,... littéralement ouvert une brèche.... Blabla sans intérêt... 'té Vivante f'nal'mentparv'nueàmaîtriser la situatiooon... Tatatata...

La jeune fille parcourait le journal de plus en plus vite. Sa lecture expédiée, où n'apparaissait que ce qu'elle avait jugé bon de retenir, déroutait Zoltan qui ressentit le besoin d'assurer son maintien en s'agrippant au dos de sa chaise.

- Il n'y a pas eu de prisonniers, acheva-t-elle enfin, il était hors de question de négocier avec ces gens-là. Je te passe le nombre de victimes. Mon cher Zoltan, nous sommes officiellement en guerre !

Et, tout en repliant la gazette d'un claquement sec, elle tendit la main à son nouvel ennemi national. Zoltan en resta bouche bée.

- La... La guerre ? balbutia-t-il, profondément choqué. Ça veut dire qu'on va mobiliser des gens et tout ?

- Fais fonctionner ton cerveau avant de te laisser aller à la panique, le rabroua Roxanne en se tapotant la tempe. Mon pays se sait en position d'infériorité, une guerre coûte cher et il n'a pas les moyens de fournir un tel effort. Quelque chose se trame.

De l'autre côté de la table, la réaction de Zoltan ne se fit pas attendre :

- Et s'ils avaient mis la main sur la puissance explosive de Günther ?

- Perspicace. Le problème, c'est que je ne comprends pas le but de l'agression. Si l'objectif est de prendre le dessus en laissant planer la menace d'une destruction, pourquoi envoyer la cavalerie ?

La princesse soupira en se laissant aller contre le dossier de sa chaise, finalement guère plus affermie que Zoltan dans ses certitudes. Ce déluge de soucis lui empoisonnait le cœur. Il s'était abattu juste au moment où elle s'était promis de tirer un trait sur les manigances politiques.

Zoltan jugea préférable de dévier un peu du sujet :

- A propos de Günther, il est encore enfermé dans sa cabine ?

- Il est couché depuis que nous sommes partis, répondit Roxanne. Il doit avoir le mal des transports.

Tout en parlant, elle s'affairait à déloger une miette coincée sous son ongle. Loin de partager le même air détaché, Zoltan montra sa préoccupation :

- Depuis combien de temps est-ce qu'il n'a pas mangé ?

- Détends-toi, il se rend sûrement en cuisine quand on ne le surveille pas. Si ça peut te rassurer, on passera lui apporter quelque chose à grignoter en retournant à nos cabines.

Le garçon acquiesça. Il engloutit son pain beurré sans plaisir avant de débarrasser son plateau et celui de Roxanne. Il déambula ainsi jusqu'aux cuisines où le personnel débordé ne remarqua même pas le signe de tête qu'il leur adressait. Ayant déposé la vaisselle sale dans l'espace réservé à cet effet, il se mit en besogne de composer un panier-repas avec les aliments qui lui parurent les plus appétissants. En revenant dans la salle à manger, il s'aperçut que Roxanne ne l'avait pas attendu et il se dirigea sans plus tarder vers l'étage inférieur où étaient situés les quartiers des passagers. Là, la carlingue recouverte de boiseries et de baux tapis trompait l'œil du voyageur qui se voyait logé au cœur d'un riche hôtel quand il n'était qu'installé sur le plafond des cales.

Toutes ces attentions ne semblaient pas ravir Günther. Zoltan eut beau tambouriner à la porte de sa chambre, il n'obtint aucune réponse et, se penchant au trou de la serrure, eut toutes les peines du monde à reconnaître en la masse informe qui gonflait les couvertures l'athlétique jeune homme capable de bondir par-dessus les cheminées. Le bateau ne lui réussissait décidément pas.

Pourtant, le vapeur se laissait généralement porter par les courants doux qui irriguaient les galeries du monde. Mais il arrivait qu'il dût dévaler des rapides ou remonter des pentes raides. Il était pour cela équipé de roues qui s'enchâssaient dans des rails prévues sur le chemin pour le ralentir ou le hisser. Ces passages délicats procuraient aux voyageurs des sensations fortes.

- Zoltan !

L'interpelé fit volte-face en entendant la voix de Roxanne. Sa tête dépassait de sa cabine, deux portes plus loin.

- J'arrive tout de suite !

Il essaya de suspendre le panier de nourriture à la poignée de porte de Günther, mais l'objet s'avéra trop lourd et glissa d'un coup. Le garçon le rattrapa de justesse, hésita à le poser au pied de la porte, gêné malgré tout d'abandonner quelque chose dans le passage. Comme Roxanne le hélait une seconde fois, il la rejoignit finalement avec son fardeau. Ce dernier augmenta le pâté des bagages rescapés déjà entreposés dans la chambre. La princesse décréta qu'il était temps de les déballer.

Songeant qu'elle devait souhaiter se changer et qu'il ferait bien d'en faire autant, Zoltan s'exécuta. Il déverrouilla d'abord la malle contenant les vêtements. Tous étaient encore rangés dans des boîtes en carton. Le garçon ravala son énervement : tant de paquets inutiles qui pesaient lourd et qu'il avait tirés dans leur fuite comme une bête de somme ! Il souleva un premier couvercle dont la texture pelucheuse l'étonna. Sa surprise doubla en découvrant la folie cachée en dessous, une superbe chemise d'un blanc immaculé, à la coupe parfaite. Elle était ornée de manchettes dentelées et de boutons d'or qui n'étaient pas loin d'égaler chacun le prix de l'équipement complet d'un mineur. Pris d'un doute affreux, Zoltan oublia sa retenue et décoiffa fiévreusement toutes les boîtes. Il dut se rendre à l'évidence : la chemise n'était pas un cas isolé. Tous les articles étaient d'un raffinement exquis et proprement indigeste. C'en était trop !

- Et vous vous plaignez des comptes de votre pays...

Roxanne ignora la remarque, occupée quant à elle à vider l'autre valise :

- Qu'est-ce que c'est que tout ce fatras ?!

- « Des ustensiles de première nécessité », comme vous me l'avez demandé.

De grands, les yeux de Roxanne se firent gros :

- Je t'ai demandé de rapporter des couvertures parce que les traversées en bateau peuvent être fraîches. Pas ces... choses !

Elle brandissait le pauvre sifflet. Zoltan lui arracha son trésor des mains.

- C'est très utile un sifflet, d'abord !

- Un sifflet, pour faire mumuse, passe encore. Mais pourquoi une pioche ?!

- C'est du matériel d'escalade.

- Je peux savoir ce que tu avais l'intention d'escalader ?

- Je croyais qu'on partirait à pied.

- Il est fou !

- C'est un malentendu.

- Ne te cherche pas d'excuse. Trouve-moi une occupation, plutôt ! On meurt d'ennui, ici !

Il cligna des yeux. Elle venait de proférer ses premiers impératifs. Leur gestation prolongée leur avait donné une efficacité redoutable. Conscient d'avoir gravement outrepassé les limites du respect du à une princesse, Zoltan se retrouva contraint de s'accoutrer d'un costume élégant et de suivre la jeune fille à la rencontre des autres passagers.

Attirés par des murmures de jeunes filles, ils s'échouèrent à l'entrée d'un salon où un groupe de petites femmes chuchotaient frénétiquement, concourant à glisser dans leurs phrases autant de termes politiques et militaires qu'elles en connaissaient. Intriguée, Roxanne jeta un coup d'œil par l'entrebâillement de la porte. L'aînée de la bande, l'héritière d'un banquier à en juger par son allure, la remarqua et l'invita d'un signe discret à se joindre à leur bande. Roxanne, sans se faire prier, poussa la porte et précéda Zoltan dans la pièce. Quand elles aperçurent l'adolescent, toutes affichèrent un sourire clair et spontané, certaines se mirent à minauder.

- Voilà une bonne surprise ! s'exclama l'une des plus jeunes. Nous commencions à nous ennuyer sans un garçon pour nous raconter des blagues.

- C'est mon valet.

Roxanne n'avait dit cela que sur le ton de la présentation. Zoltan fronça les sourcils mais n'eut pas le temps de s'offusquer : l'amertume ressentie face à la réaction des jeunes filles dépassa de beaucoup l'âpreté du mot en lui-même. Ce dernier avait la teneur d'un avertissement pour celles qui le reçurent et leur joie soudain délavée comme du maquillage sous la pluie se mua en gêne, en dédain et finalement en une déception qu'elles n'essayèrent même pas de cacher.

- Oui... Enfin... Nous allions faire une prière avant d'évoquer tout ce que nous avions sur le cœur pour nous soulager des récents événements. Voudriez-vous nous rejoindre ? demanda de nouveau celle qui avait leur avait d'abord fait signe en prenant soin, cette fois, d'exclure Zoltan de ses considérations.

- Volontiers, répondit Roxanne sans froideur mais sans enthousiasme non plus.

Elle prit deux mains qui se tendaient vers elle et forma une ronde avec ses nouvelles compagnes. Placée comme elle l'était, Zoltan lui faisait face et, tandis que les pieuses jeunes filles courbaient l'échine, baissaient leurs paupières et récitaient quelques vers des poèmes saints qui les inspiraient le plus, la princesse resta droite à regarder dans les yeux son « valet », tristement laissé à l'écart.

Le garçon se serait asphyxié dans les soupirs si la bienséance et la peur de causer des ennuis à Roxanne ne l'en avaient empêché. D'abord, ses vêtements le serraient affreusement. Il n'avait pas l'habitude d'en porter de si bien ajustés. En même temps, il se refusait à entrer dans le jeu du mépris. Puisqu'il n'était pas assez bien né pour cela. Peut-être avait-il manié plus souvent la plume que la pioche, mais son existence n'était pas non plus oisive au point qu'il puisse s'en vanter. Il observa la mise impeccable des petites dames, leurs cols bien repassés, les plis étudiés de leurs manches et toute la prairie festonnée que portait leur corsage. Impalpable, le sentiment de décalage déjà éprouvé dans le grand magasin s'insinua subtilement. Quand il y pensait, installer sa pauvreté au plus près d'une célèbre fortune constituait une bien étrange situation.

Entre temps, les jeunes filles achevèrent leur prière et allèrent se servir quelques gouttes d'une boisson chaude. Dans un angle de la pièce se trouvait un verseur automatique ornée de figurines animalières, toutes dotées de trompes ; ces dernières délivraient un breuvage fumant lorsqu'une jeune fille actionnait leur interrupteur en posant sur leur socle sa tasse de porcelaine. Une fois chacune servie, les bouquets brodés des jupes se fondirent dans les motifs floraux des fauteuils. Dans ce décor bucolique, les mains en coupe serraient la mignonne dînette. Zoltan continuait de guetter du coin de l'œil depuis l'encadrement de la porte. « Moi qui craignais que la gourmandise des gens aisés n'épuise les vivres avant notre arrivé, me voilà rassuré : leurs filles sont tout ce qu'il y a de plus raisonnable ! »

Les ignorantes victimes d'une ironie cinglante l'une après l'autre sortirent des mouchoirs et se tinrent prêtes à plisser les yeux pour simuler des larmes. La thérapie de groupe s'engageait. Une première prit la parole :

- Je suis ravagée par ces événements. Quand la terreur est tombée sur la ville, je rentrais d'une promenade près du port avec ma bonne. J'ai vu mes parents se précipiter vers moi. D'abord surprise, j'ai cru qu'ils accouraient au devant de moi par pure joie de me voir rentrer, mais ils m'ont empoignée par les deux bras et m'ont fait faire demi-tour. J'ai abandonné toutes mes affaires à la maison.

- Moi, j'ai eu la frousse de ma vie, continua une autre. J'ai pu monter dans le vapeur parmi les premiers, mais il régnait alentour une terreur terrifiante ! J'ai un certain nombre de connaissances dont les amis ont perdu un proche.

- Moi, j'aurais pu être assassinée près de l'endroit où ont débuté les hostilités : je m'y trouvais une sonnerie de coucou plus tôt. Oh, je sais combien est faible le terme d'hostilité pour une pareille terreur. C'est que je n'ose donner à l'événement un nom trop violent. Je réalise à peine que ç'aurait pu être moi. Une cité puissante comme la nôtre qui laisse ça arriver ? N'est-ce pas inadmissible ?

Zoltan commença à se radoucir. Il trouvait émouvant les sanglots des petites. Toutes avaient une histoire propre dans la tragédie. La masse compacte qu'il se souvenait avoir remontée et qu'il visualisait encore se décomposait soudain en milliers d'éclats uniques.

Roxanne bâilla dans son coude.

- Ce qui m'a surtout choquée, c'est le regard terrifié des ouvriers qui tentaient par tous les moyens de gagner le navire. C'était sinistre. Mais, enfin, on ne pouvait pas accueillir toute la misère de la cité.

Ces derniers mots brisèrent sans prévenir le doux tableau qui s'était composé dans l'esprit du garçon. Il réalisa brusquement à quel point le bateau lui semblait grand et vide. Les cabines individuelles étaient si spacieuses qu'on pouvait facilement les partager à trois. On aurait pu investir ce salon aussi, y placer des couches de fortune. C'était lui à présent qui se trouvait choqué et terrifié devant la révélation.

Pour Roxanne aussi ce parut être la bêtise de trop, car elle quitta la pièce après un rapide au revoir, entraînant à sa suite Zoltan qui n'en pouvait plus de suffoquer sous sa cravate à rayures.

Ils trébuchèrent en sortant du salon, mais n'eurent pas le temps de distinguer ce qui les avait bousculé. Seule demeura la sensation imprécise d'une silhouette leur passant sous le nez avant de s'évaporer. Ils n'étaient même pas sûrs d'avoir entendu résonner des petits pas effrontés.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top