Roxane

Je tenais à tout prix à terminer le traitement de ma dernière séance photos : une cavalière et son magnifique cheval. Après avoir envoyé les clichés à ma cliente, je contrôle une troisième fois mon sac à dos de photographe ; mes trois objectifs, le boîtier de rechange, les quatre batteries, les quatre cartes-mémoire et leurs doubles plus grandes afin d'obtenir deux sauvegardes simultanées. Tout y est et ça pèse une tonne.

Je suis prête.

J'écris aux copines pour leur rappeler notre lieu de rencontre après le concert, m'habille, passe le sac sur mon dos et quitte l'appartement aussi excitée que si je recevais le dernier objectif sorti. Mais le stress est à son comble, je n'ai pas le droit à l'erreur. Si je me loupe, je perds ce contrat et ma réputation en prendrait un sacré coup alors que ma situation professionnelle et financière commence à évoluer. J'accepte régulièrement des demandes qui aboutissent, alors qu'au début, j'étais contente si j'avais une séance le week-end.

J'arrive sur place et fume vite une cigarette avant de présenter fièrement ma carte de presse officielle fournie par le groupe au bénévole, ainsi que mon billet. Il vérifie le contenu de mon sac et me laisse avancer jusqu'à la scène. Je la filme pour poster directement en story.

Je salue le staff en coulisses, regarde les musiciens un moment, lorgne avec jalousie le matériel de certains photographes en leur souriant, puis fais mes repérages pour trouver où me positionner sans gêner – ou être gênée.

Mon natel vibre dans la poche arrière de mon jean. C'est un message de Nolan qui me prévient qu'ils sont arrivés.

Je contourne la scène pour rejoindre le petit parking des artistes.

— Salut !

Je récolte quelques sourires ou signes du menton. Ils arborent tous un t-shirt avec leur logo et j'en reçois un également que je me réjouis de porter à l'occasion. Là, je garde le mien avec mon site internet dessus.

Les Meet Me Halfway sont le premier groupe qui embrasera les planches en début de soirée, avant une des têtes d'affiche internationales. Une super place pour le festival de leur ville qui les a bien mis en avant ces derniers jours. Des pubs ont aussi été diffusées à la radio chablaisanne et valaisanne ainsi que dans le journal du canton.

Ils déchargent leur matériel, mais s'arrêtent comme un seul homme, les yeux rivés sur la scène.

— Putain, on y est, commence Tristan.

J'imagine ce qu'ils doivent ressentir : un mélange d'excitation et d'appréhension. Ils sont tous de dos, j'en profite pour capturer ce moment très symbolique. Leurs yeux s'arrêtent sur ceux des autres avec un immense sourire. Leur profil se dévoile à moitié, une forte émotion se dégage d'eux.

Romain se frotte les mains, Adrien fixe la scène, Bastien passe son bras autour du cou de Nolan et lui balaie le crâne tandis que Tristan tape nerveusement son index contre sa cuisse.

Ils se remettent en mouvement : Bastien rejoint le coordinateur. Je profite de prendre des photos pendant qu'ils continuent à décharger leurs instruments et obtiens même des grimaces de Nolan qui me font rire.

Un autre groupe débute son concert sous la tente annexe pendant qu'ils montent sur la scène principale. Je les suis d'un peu timide, impressionnée de me retrouver sur ces planches. La pelouse se dévoile devant nous, puis les abris avec des tables pour les spectateurs et les artistes. Les petits foodtrucks et stands de nourriture sont disposés en arc de cercle. De délicieuses odeurs éveillent mes papilles et celle des tartes flambées me fait déjà saliver. Je repère mes deux amies qui me saluent et serre les dents en découvrant la troisième. La colère dévore toute ma bonne humeur. La trahison brûle ma langue.

Je me retourne vivement, ignorant mon amertume, pour me concentrer sur mon travail. J'inspire à plusieurs reprises et m'efforce de chasser ces pensées. L'œil au viseur, je mitraille les garçons pendant qu'ils s'installent. Je me déplace pour les photographier sous différents angles, essaie de jouer avec la foule en arrière-plan, les câbles et les enceintes. Tristan règle la batterie pour que tout soit à la bonne hauteur. Les autres accordent leur instrument avant de faire le soundcheck. Tous ces moments se retrouvent figés sur ma carte mémoire.

Ils terminent trente minutes avant le début du concert. Je leur demande de se rapprocher dans les coulisses pour une photo tous ensemble. Je fronce les sourcils quand une rouquine se glisse derrière les garçons et place ses doigts sur les yeux de Bastien. Un sourire béat étire ses lèvres. Il se retourne, la prend dans ses bras en enfouissant son visage dans ses cheveux.

— T'as réussi à venir !

Ils s'écartent et se regardent amoureusement. Un sentiment de dégoût m'envahit.

— Je n'aurais manqué ça pour rien au monde, lui répond-elle avant de l'embrasser.

Des échardes me piquent la trachée, je ravale ma salive avec peine. Les garçons déposent tous un bisou sur sa joue, même Tristan que je ne pensais pas capable d'être aussi démonstratif. Bastien la prend par la main avant de s'avancer jusqu'à moi.

— Roxane, je te présente Meryl. Ma femme.

Ses longs cheveux roux, lisses et soyeux, lui arrivent au creux des reins. Son visage fin dégage une grande jovialité. Elle semble d'une infinie gentillesse et on a qu'une seule envie : être amie avec elle. Et elle est aussi bien foutue que...

Que pas moi.

— Ravie de te rencontrer, débute-t-elle en me faisant la bise.

— Pareil, réponds-je avec un sourire sincère.

Bastien l'attire contre lui avec une possessivité flagrante, mais bienveillante.

— Alors, tu es prête ?

Je me retourne vers Adrien.

— Oui, je me réjouis ! Je suppose qu'il est inutile que je vous retourne la question.

— C'est sûr ! Il ne nous reste plus qu'à attendre que les vingt minutes s'écoulent, soupire-t-il.

— Tout va bien se passer, vous êtes parés pour ça. Vous avez le droit à l'erreur. Ne vous mettez pas trop de pression non plus.

Il hoche la tête. Je fais un signe de main aux autres et m'avance à droite de la scène pour capturer le public déjà entassé, puis je descends les quelques marches en montrant mon pass à la sécurité. Je me place entre les barrières et le plateau, prête à me surpasser.

Pas trop de pression, hein...

L'organisateur prend la parole, entraînant le silence avec ses premiers mots :

— Ils viennent de Monthey, ils sont cinq... Accueillez comme il se doit les Meet Me Halfway !

La réaction du public est à la hauteur de la demande. Ils hurlent en frappant dans leurs mains et tapant des pieds, faisant vibrer le sol. Mon rythme cardiaque s'accélère, l'effervescence est à son comble. C'est si grisant !

Les garçons entrent en scène et Bastien décroche le micro. Il marche jusqu'au bord, salue et sourit à la foule.

— Bonsoir Monthey ! Quel accueil, je crois qu'on est presque devenu sourd. J'espère que vous êtes prêts pour une heure de folie avec nous ! Je m'appelle Bastien. À la basse, vous avez Nolan ; à la guitare, Adrien ; au clavier, Romain ; et à la batterie, Tristan ! Bon concert et merci d'être venus !

Ce discours, je sais qu'il l'a répété une centaine de fois pour le connaître par cœur, malgré sa simplicité. Il s'inquiétait toujours de se retrouver là et de ne plus pouvoir dire un mot.

Je le prends en photo juste avant qu'il ne disparaisse dans le noir. Un frisson d'excitation remonte le long de ma colonne vertébrale. Je trépigne d'impatience.

Bam. Bam.

Deux coups sur la grosse caisse et Tristan est éclairé.

Ting. Ting. Ting, ting, ting.

Cinq accords sur la guitare et Adrien est mis en lumière.

Tan. Tan. Tan.

Nolan est dévoilé.

Clap, clap. Clap, clap. Clap, clap.

C'est au tour de Romain.

Et à nouveau le noir.

Au moment où Tristan débute à la batterie, toute la scène s'illumine et Bastien entame la première chanson qui déclenche des frissons sur mon épiderme. Leur musique s'infiltre dans mon sang et rejoint mon cœur qui bondit dans tous les sens. C'est comme un choc électrique entraînant mon âme dans de délicieuses oscillations. J'en ai le souffle coupé.

You saved me from the pain that was eating me up.

Tu m'as sauvé de la douleur qui me rongeait.

Before you broke me down like no woman ever did.

Avant que tu me brises comme aucune femme ne l'a jamais fait.

Years of giving ourselves everything in our tangled lives.

Des années à tout se donner dans nos vies enchevêtrées.

But then, you just walked away and never looked back.

Et finalement, tu es juste partie sans jamais regarder en arrière.

Les paroles remplies de tristesse me touchent de plein fouet. Les autres chansons varient entre l'amour, la haine, la rébellion et la vie.

Au milieu du show, les lumières s'éteignent. La batterie démarre un solo. Des spots éclairent Bastien et Romain sur le devant de la scène. Je ne sais pas ce qu'ils s'apprêtent à nous montrer, mais c'est très intriguant.

Et je ne suis pas au courant.

La foule s'est tue, dans l'attente de la suite, retenant son souffle. Tristan change de rythme en même temps que le chanteur et le pianiste débutent une chorégraphie en parfaite synchronisation.

Waouh.

Tout le public se met à hurler et sauter sur place. On voit qu'ils s'amusent et ils gèrent comme des pros. Je m'éclate à les immortaliser. Derrière eux, Adrien et Nolan profitent pour boire de l'eau et s'essuyer le visage dégoulinant de transpiration. Même moi, je ressens la chaleur des éclairages.

À la fin de leur danse – et sous les cris hystériques des nanas qui me démolissent les tympans – ils remercient le public, puis avalent quelques gorgées de leur bouteille pendant que Nolan discute avec son auditoire, aussi à l'aise qu'un poisson dans l'eau. Il arrive à créer un véritable échange.

Ils se remettent en place et le concert continue. Je me laisse totalement envoûter par leur musique au point d'en oublier mon travail. Je me rattrape sur les trois dernières chansons et bouge pour prendre plusieurs vidéos afin d'avoir du contenu pour les réseaux sociaux jusqu'au prochain festival.

La dernière note vibre dans la gorge de Bastien et le silence s'impose, avant que les applaudissements se déchainent. Le groupe au complet se rejoint au centre de la scène, bras-dessus bras-dessous. Je commence à filmer au moment où ils s'avancent au bord afin de remercier le public et leur faire un au revoir digne de leur accueil.

— Un grand merci pour votre accueil et nous remercions les techniciens, les assistants et organisateurs. Notre premier album est disponible partout ! Vous pouvez nous écouter sur les différentes plateformes de musique en streaming, ou l'acheter sur Bandcamp avec des goodies. Merci Monthey !

Je partage ma prise sur les réseaux et voilà ma mission terminée pour ce soir. Leur prestation a été incroyable, mon cœur palpite encore. Je regarde plusieurs clichés sur l'écran de mon appareil avec une légère angoisse, mais emplie de bonheur face à ce superbe concert. Elles semblent presque toutes nettes. Je suis rassurée, je peux souffler. Je range mon matériel dans mon sac et le balance sur mon dos, manquant de peu une perte d'équilibre. Je salue les mecs.

Maintenant, place à la soirée ; je vais profiter du dernier concert en fan de musique et de festivals que je suis.

Mais je me rappelle qu'il y a une fille en trop. Je soupire, avant de rejoindre mes amies à notre point de rendez-vous. Quand je vois que Constance a le culot d'être présente, je gronde tout de suite :

— Soit elle dégage, soit je rentre.

Ma cousine acquiesce, une mine triste qui ne déclenche que du mépris chez moi, et nous laisse. Salomé et Raphaëlle ont droit à un regard noir de ma part. La première me fait la bise, et la deuxième l'imite avant de me chuchoter à l'oreille :

— Elle fait partie de notre bande...

— Plus pour moi, grincé-je. Ne me faites plus jamais ce coup !

Les filles acquiescent avant de changer rapidement de sujet et de me donner leur impression positive sur la prestation du groupe. Je sens mon natel vibrer et ouvre le message de Nolan.

« Tu viens boire un verre avec nous ? »

— Ça vous dit de passer un moment avec cinq mecs ? proposé-je.

Elles sourient comme des sorcières, ayant très bien compris à qui je fais allusion.

— Je sens que je vais de plus en plus adorer que tu bosses pour ce groupe, fanfaronne Salomé.