5. Un fiancé imprévu
— A ton avis Mary, qui est cet homme attendant dans le salon ? Demanda Jane en regardant par le trou de la serrure séparant la bibliothèque de la salle à manger.
— Je ne sais pas, Miss. D'après votre père, il est ici pour quelque chose d'important.
Elizabeth venait de rentrer de sa promenade matinale habituelle. Les gants à la main et la tête dans les nuages, elle montait lentement le grand escalier, songeuse. Sa vie monotone mais agréable était tourneboulée depuis quelques jours par tous ces bals, et surtout, surtout... par ce Mr Darcy. Cet homme toujours en noir, toujours désagréable, toujours rébarbatif et renfermé l'exaspérait et l'intriguait.
Un murmure sur sa gauche l'intrigua et elle aperçut Jane et la servante de dos, l'œil collé à la serrure de la bibliothèque, chuchotant et riant tout bas.
— Que faites-vous ? Demanda-t-elle en se glissant à leurs côtés.
— Un homme est arrivé ce matin et a passé son temps à arpenter la maison en long, en large et en travers, souffla Jane en s'écartant un peu pour la laisser voir. Il s'est depuis enfermé dans la bibliothèque, il y a une heure, et feuillette chaque livre.
— Se croit-il chez lui, ce bonhomme ? Maugréa Elizabeth en saisissant la poignée pour entrer dire ce qu'elle pensait de son attitude.
— La vérité Lizzie est qu'il est possiblement dans ce qui sera sa future demeure, résonna la voix grave de leur père.
Les jeunes filles se retournèrent d'un bond, prise en flagrant délit d'espionnage, et adressèrent un sourire d'ange au vieux monsieur qui eut bien du mal à garder son air sévère. La servante baissa la tête et s'enfuit vers les cuisines, en sécurité.
— Que voulez-vous dire, Père ? Demanda Elizabeth, sourcils froncés.
— Qu'à ma mort, ce Mr Greenwell pourrait bien emménager ici et, sans les précautions prises par votre mère et moi, vous jeter à la rue.
— Comment cela ?! S'écria Jane en portant la main à sa bouche, choquée de la nouvelle.
— Mr Greenwell est le seul intéressé par le domaine, le seul également à posséder assez d'argent pour l'entretien de la demeure. Et nul doute qu'il ne voudra s'embarrasser d'une veuve et de ses cinq filles.
Elizabeth regarda une dernière fois l'homme par le trou de la serrure et se redressa, bras croisés.
— Quelles précautions, Père ? Qu'avez-vous fait ?
Mr Bennet se gratta le front, brusquement mal à l'aise, mais Mme Bennet les interrompit brusquement, débarquant dans une envolée de jupons roses.
— Lizzie, suivez-moi ! Il faut vous habiller correctement pour le déjeuner !
— Comment ? Protesta la jeune fille en se laissant entraîner sous le regard interrogateur de Jane.
— Mr Greenwell ne voudra certainement pas faire la cour à un jeune sauvageon ! S'écria sa mère en la tirant vers l'escalier qui menait aux chambres.
— Faire la cour ?! Glapit presque Lizzie.
Mme Bennet ne prit même pas la peine de répondre, et Elizabeth fut saisie d'un sombre pressentiment qui lui broya le cœur tandis que sa mère frisait quelques mèches pour gonfler sa chevelure.
— Je suis ravi de faire votre connaissance, déclara poliment Henry Greenwell en s'inclinant sous l'œil attendri de Mme Bennet et le froncement de sourcils de son mari.
Jane hocha la tête, son éternel sourire d'ange l'illuminant, et Elizabeth serra les poings tandis que Mary, Catherine et Lydia gloussaient. Des cinq jeunes filles, Lizzie était la plus apprêtée. La plus maussade aussi. Ses yeux lançaient des éclairs et elle avait l'air de tout, sauf d'une jeune fille bégayante devant son promis.
Le déjeuner se passa dans un climat tendu pour tous ceux qui connaissaient Lizzie. Seul Henry souriait vraiment, en apparence détendu. Ses anecdotes de la vie mondaine faisaient rire, ses historiettes à propos de Londres envahie de zombies donnaient des frissons, et même Mr Bennet souriait de temps à autre, peu à peu conquis par ce jeune homme plein d'entrain qui n'hésitait pas à lancer des plaisanteries à la tablée entière.
Le mutisme de Lizzie agaça très vite sa mère qui lança :
— Saviez-vous que notre chère Elizabeth manie à merveille les armes ? Les zombies ne rôdent plus ici depuis qu'ils se sont frottés à son mousquet.
Un silence s'établit. Les nobles de la cour anglaise goûtaient fort peu ces jeunes filles provinciales qui savaient faire autre chose que broder et chanter.
— J'en suis ravi, annonça Henry avec son sourire pétillant tandis que ses beaux yeux se posaient sur la jeune fille. Voyez-vous, les jeunes filles de la ville ne s'occupent guère de cet aspect guerrier qui régente désormais nos vies, et se retrouvent dès lors démunies devant la moindre menace. C'est donc tout à votre honneur de manier le mousquet, conclut-il en levant son verre de vin rouge vers elle.
Elizabeth oscillait entre colère et satisfaction. Un homme qui reconnaissait ses qualités de combattante et l'en félicitait, voilà qui était rare. En réalité, tous sauf son père étaient choqués de cette caractéristique.
Légèrement radoucie, elle lui sourit faiblement et le jeune homme inclina la tête avant de passer à autre chose. Mme Bennet soupira, Mr Bennet parla d'Aristote, et Jane envoya un sourire imperceptible à Lizzie.
**********
— Voilà un jeune homme différent des autres, lança en chantonnant l'aînée, l'œil malicieux.
— Il a tout de même arpenté notre maison en propriétaire, rétorqua Lizzie dans un souffle en reposant sa tasse de thé.
— Il apparaît qu'il était perdu. Si j'ai bien compris, il cherchait les... Enfin, tu as compris.
Lizzie ne trouva rien à redire. Il était décidément aimable, plein d'humour, poli envers chaque convive, et serviable. Elle avait bien du mal à lui trouver un défaut en aussi peu de temps qu'un déjeuner. Mais était tout aussi décidée à ne pas souffrir un mariage arrangé, et tiendrait parole.
— Cher Mr Greenwell, intervint Mme Bennet en s'adressant au jeune homme, pourquoi ne pas visiter le village de Longbourn ? La campagne environnante est tout à fait charmante.
Le jeune homme discutait d'un atlas de géographie avec Mr Bennet. La femme de ce dernier parut enchantée de lui trouver une autre qualité : homme de Lettres. L'on aurait dit un chat se pourléchant les babines. Elle lui adressa un sourire légèrement inquiétant et attendit sa réponse.
— Ce sera avec plaisir, acquiesça Henry Greenwell. Aurais-je le privilège d'avoir deux guides aussi charmants que connaisseurs ?
— Bien entendu ! Répliqua Mme Bennet avant que ses filles aînées n'aient eu le temps de dire quoi que ce soit. Elles seront ravies de vous montrer les curiosités aux alentours.
Jane marchait d'un bon pas, cueillant ici et là quelques pâquerettes qui avaient survécu à la pluie, chantant une ballade du pays, l'air rêveur, les yeux tournés vers les nuages chargés de cette brise légère qui courait.
Trois à quatre pas plus loin, un lourd silence s'opacifiait entre Elizabeth et Henry Greenwell. Elle regardait partout sauf dans sa direction et lui-même observait presque intensément le sol, mains croisées dans le dos.
— Miss Bennet, déclara-t-il brusquement, je me doute des raisons de votre froideur à mon égard.
— Je ne suis pas... commença Lizzie, en tout mauvaise foi.
— Veuillez m'excuser, l'interrompit-il, mal à l'aise. Mais j'ai réuni tout mon courage dans le but de prononcer ces mots, et je m'en voudrais de ne pas aller jusqu'au bout.
Lizzie resta silencieuse devant le ton à la fois autoritaire et gêné du jeune homme. Autant le laisser parler, songea-t-elle.
— Je sais bien que vous ne devez guère apprécier cette façon de faire, poursuivit Greenwell en toussotant. Moi-même suis-je, je dois l'avouer, quelque peu gêné de cette façon de procéder. Mais je dois reconnaître que votre demeure est superbe et que le jardin, par son côté sauvage, est empli d'une fraîcheur que l'on ne trouve pas ailleurs. Vous êtes par ailleurs charmante et... et charmante.
Au loin, on entendait Jane qui continuait à chantonner, sans se préoccuper le moins du monde de ses camarades.
— Alors, continua le jeune homme en se raclant la gorge pour la centième fois, je propose que nous soyons bons amis, à défaut d'éprouver des sentiments plus...complexes, conclut-il maladroitement.
Lizzie était perdue. Elle avait rimé mariage arrangé avec butor. La réalité lui sautait aux yeux, et cet Henry Greenwell était tout sauf un mufle. Il était prévenant, impossible de le nier.
Elle sourit, d'un sourire crispé mais désarmé. La jeune fille rendait les armes.
— Bien Monsieur. Vous avez raison. Soyons amis et cessons toute lutte contre l'autre.
Il sourit, manifestement soulagé, et tendit galamment son bras auquel elle se cramponna, plus légère. La façon dont sa mère avait présenté le jeune homme lui avait été défavorable, mais celui-ci avait su la désarçonner par ses propos et sa courtoisie. Elle commençait à comprendre pourquoi son père ne s'était pas opposé.
Ils rejoignirent Jane lentement, savourant l'air frais qui courait. Prévenant, Henry avait changé de sujet et lançait plaisanterie sur taquinerie, provoquant le rire de Lizzie. La jeune fille se détendait de plus en plus, sentait au fur et à mesure de leur promenade qu'elle pouvait lui faire confiance.
— Mr Bingley ? Entendit-elle soudain.
Elle s'arrêta net et aperçut le haut de forme du jeune homme en question au tournant du chemin. Suivie d'Henry qui ne comprenait pas grand-chose, elle accéléra le pas et retrouva, aux abords du village, Mr Bingley qui tenait presque tendrement la main de Jane qui, rouge de confusion, paraissait aux anges. En les apercevant, elle arracha sa main de celle du jeune homme et s'écria, d'une voix un peu trop aiguë pour être naturelle :
— Quelle bonne surprise ! Je ne m'attendais guère à vous trouver ici !
Ça, Elizabeth voulait bien le croire. Charles Bingley souriait d'un air presque bête, plus qu'heureux de rencontrer celle qui tourmentait ses pensées jour et nuit. Jane le dévorait du regard, et sursauta lorsque sa sœur lui sourit d'un air entendu.
— Que faisiez-vous ? Demanda Charles Bingley au petit groupe d'un ton affable, toujours occupé cependant à observer Jane.
— Une promenade avec Mr Greenwell, répondit Jane en désignant de la main le jeune homme qui s'inclina poliment.
Bingley toucha son chapeau du bout des doigts et sourit cordialement.
— Enchanté. Nous nous préparions pour notre part à...
Un bruit dans les fougères le stoppa net dans son explication et Darcy apparut, époussetant d'un geste négligent une feuille accrochée à son uniforme toujours aussi noir, avant de lever les yeux devant le petit groupe. Miss Bennet lui souriait, Bingley semblait mal à l'aise, et elle l'observait, son regard le transperçant comme mille dagues affûtées.
— Diantre, grogna-t-il en se rapprochant. Voilà qui est fâcheux. Vous êtes ? Demanda-t-il brusquement à celui qui accompagnait les demoiselles Bennet.
Si la façon de demander étonna Henry, il n'en laissa rien paraître.
— Henry Greenwell. Je suis...
— Mon fiancé, l'interrompit Lizzie en posant fièrement sa main sur son bras.
Henry la regarda, ahuri, Mr Bingley s'étouffa et tenta de tousser pour donner le change, Jane sourit discrètement, et Mr Darcy sembla plus revêche que jamais.
— Euh... Certes, acquiesça Henry en posant un regard surpris sur la petite main de Lizzie qui s'accrochait à sa manche.
Darcy suivit son regard et s'assombrit davantage encore. Il semblait maintenant consumé par un agacement notoire.
— Je devrais donc vous adresser mes félicitations ainsi que tous mes vœux de bonheur, déclara-t-il en croisant les bras.
— Et nous le faisons, s'empressa d'ajouter Bingley. Depuis quand est-ce officiel ?
Henry parut légèrement mal à l'aise, mais Elizabeth répondit avec un sourire carnassier à l'adresse de Mr Darcy :
— Oh, quelques semaines maintenant. Nous avons préféré taire la nouvelle le temps de nous habituer à notre nouveau statut. Et puis... ajouta-t-elle en souriant tendrement à son fiancé, il est vrai qu'au début, nous étions presque à couteaux tirés. Heureusement, ajouta-t-elle rapidement, nous sommes désormais heureux au possible, et sur le point de convoler en justes noces !
Henry eut le bon goût de taire les invraisemblables incohérences et sourit de toutes ses dents aux deux jeunes gens.
— Eh bien... félicitations, déclara Bingley embarrassé devant l'air sévère de Darcy. C'est une jolie surprise, et...
— Vous n'allez pas du tout ensemble.
La phrase du colonel jeta un froid dans l'assemblée. Lizzie releva fièrement la tête et fit deux pas pour mieux le toiser :
— Je vous demande pardon ? Déclara-t-elle sèchement.
— Si vous le souhaitez, répondit Darcy. Il n'empêche que vous êtes diablement mal assortis.
Il tourna les talons et s'éloigna en direction du bois de peupliers. Bingley marmonna quelques mots d'excuses à Lizzie qui était restée pétrifiée, lança un bref regard brûlant à Jane et partit rejoindre son ami. Planté au milieu des fourrés, ce dernier marmonnait et soufflait quelques pas plus loin, marquant violemment ses pas sur le sol humide.
— Darcy ! Vas-tu m'expliquer...
Un jeune page arriva et s'inclina devant eux, l'empêchant de poursuivre sa diatribe, et tendit un parchemin vers le colonel.
— La reine m'envoie transmettre un message au colonel Darcy, déclara-t-il en tendant un papier enroulé.
Darcy inspira profondément avant d'ouvrir le parchemin. Il le froissa ensuite et l'enfourna dans sa poche avant de siffler son cheval qui broutait un peu plus loin.
— Charles je dois y aller mais s'il te plaît, ne fais rien de stupide avec Jane Bennet et cette famille.
— Ne t'inquiète pas, je fais toujours très attention. Va plutôt sauver l'Angleterre. Et soigne ton caractère de cochon.
Ils se serrèrent la main et Darcy partit vers Rosings Park prendre ses ordres auprès de sa tante et reine.
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