14. Trois sous les frondaisons


Lizzie ne pouvait s'empêcher de chercher du regard son partenaire, inquiète. Nicolas était bien dehors -elle avait un bref instant entraperçu par la vitre son éclatant sourire avant qu'il ne se souvienne qu'il était censé demeurer caché-, Henry était face à elle, exécutant mille pas compliqués auxquels elle ne comprenait décidément rien... et William Darcy était introuvable. La peste soit des colonels anglais qui aimaient faire cavalier seul !

Et pourtant... son cœur se serrait dans sa poitrine. Avait-il décidé qu'il irait plus vite seul ? Avait-il choisi de les abandonner ici en pensant qu'Henry veillerait sur eux ? Elle ne voulait pas de son fiancé imposé par sa mère, elle souhaitait accompagner le colonel dans ses aventures et lui prouver qu'elle était capable de bien mieux que ce qu'elle lui avait montré jusqu'alors.
Elle inspira profondément et remit en place une mèche vagabonde. Sa coiffure était parfaite, elle le savait bien. C'était elle qui tentait du mieux qu'elle pouvait de se rassurer. Non, il n'avait pas fui.

— Ma chère, je sens que vous avez besoin d'un peu d'air frais.

La voix suave d'Henry résonna à son oreille et elle hocha la tête sans trop savoir ce qu'elle faisait. De l'air. De l'air frais. Oui, c'était la meilleure chose à faire.
Ils sortirent sur la terrasse et Lizzie s'accouda au balcon, la main sur son front fiévreux. Elle avait pris chaud dans la salle. Henry avait invité toute la bonne société ou presque.

— Lizzie... chère Lizzie...

Elle se retourna. La voix d'Henry était chaude, agréable... elle n'était pas celle, froide, qui s'opposait à elle dès qu'elle ouvrait la bouche. Elle n'appartenait pas à cet orgueilleux colonel. Elle n'était pas celle de Darcy.

— Oui Henry ? Murmura-t-elle en relevant les yeux.

Il frémit. Qu'elle était belle dans cette robe qu'il avait achetée spécialement pour elle. Elle était irrésistiblement craquante.
Il posa doucement sa main sur ce bras si frêle et le contempla, admiratif. Cette main qui s'abandonnait dans la sienne maniait les armes à la perfection, tenait sans trembler un pistolet, appuyait sur la détente sans hésiter. Quelle femme.

— Je rêve de vous dire une chose qui m'effraie au plus profond de moi-même, chuchota-t-il.

Elle cligna des yeux, encore égarée.
Le garder occupé. Elle devait le garder occupé.

— Que voulez-vous dire cher Henry ?

— Je n'ose... Lizzie, ma douce Lizzie... je vous aime.

Voilà qu'il se déclarait. Il n'aurait pu choisir plus mauvais moment, vraiment. Elle accomplissait une mission royale de premier ordre et lui disait sans trembler qu'il l'aimait.
Elle leva les yeux au ciel, blasée... et hoqueta de stupeur.
Là, sur le mur de l'aile ouest, deux jambes gigotaient dans le vide, cherchant tant bien que mal -et plutôt mal que bien- une prise solide. Deux jambes qu'elle pouvait parfaitement reconnaître. Il descendait le mur en s'accrochant au lierre, un objet coincé sous le bras.
Elle réfléchit à toute vitesse et tira sur le bras de Greenwell.

— Henry, cher Henry... ne voulez-vous pas rentrer ?

— Mais... pardonnez-moi Lizzie mais ne m'avez-vous pas entendu ?

— Vous m'aimez, oui, j'ai bien compris cher Henry, marmonna-t-elle.

Darcy se figea et se retourna, toujours désespérément accroché au lierre. Dans ses yeux, l'étonnement se mêlait à l'effroi et à la colère, et il la fusilla du regard. Lizzie se mordit la lèvre. Dans le salon. Elle devait l'entraîner vers le salon !

— Croyez que je suis flattée de votre... flamme. Mais j'ai un peu froid, balbutia-t-elle à toute vitesse. Ne pourrions-nous rentrer ?

Le colonel leva les yeux au ciel. Froid ?! Vraiment ?! Était-ce la seule excuse qu'elle était capable de sortir pour les tirer de ce mauvais pas ?

— Froid Lizzie ? Mais enfin, nous sommes en plein mois d'août. Regardez ce ciel, admirez ces étoiles. La voûte céleste nous appelle ! S'écria Henry en levant les yeux pour appuyer ses dires.

Darcy ferma les yeux, crispé. C'était fini. Sa tante ne saurait jamais ce qu'il pensait vraiment d'elle.

— Non !!

Le cri aigu de Lizzie coupa net le geste d'Henry qui reporta son regard vers sa fiancée, perdu. Elle se mordit la lèvre, affolée. Une solution ! Une solution pour l'amour de Dieu !

— Ne voulez-vous pas admirer le ciel ? S'étonna-t-il.

— Si fait mais...

— Allons ne vous inquiétez pas pour la réponse que j'espère. Je peux attendre.

Et le jeune homme releva les yeux. Darcy récita une brève prière. C'en était fini de lui. D'eux. De leur mission.
Lizzie se précipita sur Henry et, agrippant les revers de sa veste, le tira vers elle. Ses lèvres s'écrasèrent sur les siennes, ils louchèrent tous les deux et Darcy se figea. Elle avait osé. Elle avait osé le faire.
Lizzie ne put fermer les yeux alors qu'Henry s'abandonnait totalement et l'enlaçait, heureux comme un roi. Ça y est, elle embrassait son fiancé, celui que tout le monde voulait la voir épouser.
Mais rien ne s'éveillait en elle, rien à part un vide immense. Était-ce cela que les mariages arrangés faisaient ressentir ? Elle n'en voulait pas. Et était sûre d'une seule chose dans sa courte vie désormais. Henry Greenwell n'était pas celui qu'elle choisirait pour être son époux.

Ils s'arrêtèrent de s'embrasser à bout de souffle et le jeune homme embrassa tendrement chaque parcelle de peau que sa robe découvrait, émerveillé. Elle l'aimait. Elle l'aimait.
Deux mètres plus haut, Darcy fulminait. Ses yeux semblaient sur le point de jaillir de leurs orbites et il palissait de rage face à ce baiser qui avait duré si longtemps.
Henry releva la tête et Lizzie se força à sourire.
Crotte ce n'était pas le bon.
Elle allait au-devant d'un immense scandale.

Elle croisa le regard furibond de Darcy et fit la grimace. Double crotte, il ne semblait pas content. Mais elle haussa les épaules ; après tout, il n'était jamais satisfait de rien.

— Lizzie... chère Lizzie... très chère Lizzie...

— Henry, pouvons-nous retourner à l'intérieur ? Le coupa-t-elle sans vergogne.

Elle devait fuir, fuir avant que le lierre ne craque, avant que le colonel ne cède à sa colère, avant qu'un autre drame ne surgisse.

— Vous m'aimez donc ? Demanda Henry en n'osant croire à son bonheur.

— Mais oui, mais oui, marmonna-t-elle. Maintenant, rentrons.

Il se laissa faire et Darcy sauta à terre dès que les portes vitrées se refermèrent. Il avisa le couple à travers la fenêtre et serra les poings.
Il n'avait pas le droit de ressentir ce sentiment brûlant comme la lave. De se sentir fulminer, prêt à provoquer en duel ce rustre. De vouloir attraper cette fichue Elizabeth Bennet et effacer chaque empreinte que lui avait osé faire sur cette peau nacrée. D'effacer par d'autres baisers, tout aussi passionnés, encore plus enflammés.

Il secoua la tête, sonné, et sauta par-dessus la balustrade, atterrissant sur le sol ferme, la mine sombre. Il allait avoir une conversation avec cette peste. Pour l'instant, il devait se cacher derrière ce buisson et attendre le reste de son équipe de bras cassés.

Lizzie apparut, essoufflée, au bout d'une heure, de nouveau en tenue d'homme. Les servantes, sottes, avaient lavé ses vêtements masculins et en avaient déposé d'autres à côté, si bien qu'elle repartait avec deux tenues.

— Où étiez-vous ? Siffla-t-il, venimeux.

Elle s'arrêta un instant, un peu effrayée. Son ton était glacial.

— En train de me changer. Il a fallu semer Henry et...

Ah oui. Votre...fiancé.

Elle se figea.

— Oui...?

— Peut-on savoir à quoi rimait votre petit jeu ? Éclata-t-il brusquement sans se soucier des invités qui pouvaient arriver, attirés par sa voix éclatante.

— Chut Darcy, chut... et d'abord quel petit jeu ?! S'indigna-t-elle.

— Ce baiser avec Greenwell, grinça-t-il. Vous croyez que je ne l'ai pas vu ?

— En l'occurrence, je tentais davantage de vous sauver la mise que de me cacher de vous ! S'emporta-t-elle en serrant à son tour les poings.

— Mais vous rendez-vous compte de ce que vous avez fait ?! Cria-t-il dans le silence du parc troublé seulement par les bruits de la réception. Il va partir à votre recherche désormais !

Il agrippa son bras et la secoua comme un prunier, oubliant tout. Ne restait que cette vision horrible qui restait gravée au fer rouge dans son esprit. Lizzie et Greenwell s'embrassant, s'enlaçant, refusant de se lâcher.

— Arrêtez. Arrêtez vous me faites mal !!

Un coup sourd résonna, les yeux de Darcy se révulsèrent et le jeune colonel s'effondra aux pieds de Lizzie. Derrière lui, Nicolas abaissa lentement le tonneau vide qu'il tenait, horrifié, réalisant peu à peu son erreur.

— Nicolas ! C'était Darcy !

— Oh flûte... je suis mort.

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