L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE

En sortant du bureau de Mr Vaughen, Jeremy emboîte le pas de Nina pour la saisir doucement par le bras, la bouche grande ouverte ; Il n'a pas les mots pour lui dire ce que l'expression sur son visage lui raconte en quelques secondes du haut de ses deux mètres. 

Alors, il se plie en deux pour prendre la femme dans ses bras en la serrant très fort contre lui avant de se laisser pleurer comme le petit garçon qui réside encore en lui. Elle tapote doucement le dos du jeune homme en soufflant doucement « ça va aller » comme pour le calmer. 

Plus que sa mère, on lui a enlevé sa dignité humaine. Stephan observe la scène, silencieux, le visage impassible. Il connaît bien la peine de son coéquipier pour l'avoir ressentie chaque jour depuis la mort de son père. 

Peu importe comment le parent est arraché de l'enfant par la mort, la peine persiste : amère, déchirante, interminable. Dans une existence humaine qui semble les séparer comme deux espèces complètement différentes, les deux agents ont au moins ça en commun, ainsi que leur affection pour Sarah.

***

« Comment je peux refaire ça ? » questionne Jeremy au technicien en uniforme debout devant lui, les bras croisés.

Stephan, Nina, Borys et Kofi pendent aux lèvres de ce dernier qui ne dit toujours mot.

« Voyez-vous ce que beaucoup de gens ne comprennent toujours pas sur l'intelligence artificielle, malgré toutes ces années, c'est qu'il ne s'agit que d'un outil, conscient et intelligent, oui, mais un outil avant tout, » commence-t-il passionnément alors qu'il balaye du regard ses interlocuteurs.

« Prenez un stylo par exemple, » continue-t-il avec de larges mouvements de ses mains. « Vous pouvez l'utiliser pour écrire sur votre écran, ou pour crever l'œil d'une personne qui vous attaque, » il se tourne sur lui-même comme pour réfléchir. Puis, il poursuit :

« Vous dîtes que c'est arrivé quand l'autre agent est tombé au sol sous les convulsions ; vous vous êtes alors tourné vers l'intelligence artificielle devant vous en vous demandant : « Mais que s'est-il passé ? » Votre cerveau a transmis cette question à votre appareil qui l'a traduite à l'intelligence artificielle qui lui a probablement répondu aussi franchement. Réalisant que votre vie était en danger, il a pris ses jambes à son cou, et vous avec, ou plutôt l'inverse, » achève-t-il dans un éclat de rire.

Voyant que son audience reste toujours silencieuse et perplexe, il ajoute plus sérieusement :

« Vous contrôlez votre appareil par la pensée, de la même manière que vous l'activer et le désactiver. C'est aussi simple que ça. Avez-vous déjà essayé ? »

Jeremy hoche la tête bêtement en se rappelant la soirée du spectacle de Sarah. Quelques heures avant de se rendre chez les Xi Huang, Il s'était exercé à désactiver et réactiver son appareil pour la première fois depuis l'opération. Il n'avait jamais essayé avant le spectacle de Sarah. Pourquoi vouloir retourner dans l'obscurité après avoir reçu les bénédictions de la lumière ?

« Excellent ! » s'exclame Nina après un long silence en frappant des mains comme pour réveiller tout le monde encore bouche bée.

« La pratique Jeremy, il te faut juste de la pratique, » affirme-t-elle en s'adressant au jeune homme qui la regarde l'air confus.

« Il pourrait s'exercer sur quoi ? » demande-t-elle immédiatement en se tournant vers l'expert.

« Il a l'embarras du choix, tous les systèmes du pays y compris les nôtres sont dirigés par l'intelligence artificielle, » répond ce dernier fièrement.

Le président et le ministre de l'assemblée mondiale se jettent un œil méfiant l'un vers l'autre comme pour se dire : « On n'a toujours rien appris ! Quand est-ce que l'homme apprendra-t-il enfin à retenir ses leçons du passé ? »

« Ce jeune homme ne va pas pratiquer sur les systèmes du pays, ni même celui de Libra Justice, » commence d'un ton ferme Borys qui n'a rien dit depuis son arrivée dans les bâtiments de l'organisation. « Notre but consiste à infiltrer le système de protection de l'ATP, » continue le ministre calmement après un court silence. « Qu'il pratique sur ce système-là puisqu'il s'agit du seul qui nous intéresse. Après tout, l'intelligence artificielle sait communiquer efficacement à distance, n'est-ce pas ? » ajoute-t-il en se tournant vers l'expert pour avoir confirmation.

« Exact, » répond ce dernier alors qu'il croise les bras sur son torse l'air indifférent et pensif.

***

Jeremy contemple son reflet sur l'écran devant lui. Il y voit aussi les silhouettes de Borys, Kofi et Nina tous debout derrière lui, l'air anxieux. Il sent aussi l'impatience de Stephan assis à ses côtés.

« J'ai du mal à me concentrer avec tout le monde autour de moi à m'observer comme si j'étais un animal de foire, » s'exclame-t-il soudain. Il se lève de son siège, irrité.

« Il a raison, » commence Nina gênée. « On devrait peut-être aller dans un autre coin de la pièce pour les laisser tous les deux travailler. »

« Merci, » fait Jeremy alors que les trois adultes s'éloignent silencieusement pour s'installer sur des fauteuils plus loin.

Au lieu de se retourner pour se rasseoir, il reste debout immobile, il entend son coéquipier remuer sur son siège derrière lui.

Il baisse la tête pour fixer ses pieds sans les voir, il entend son propre cœur battre dans sa poitrine, il sent le mouvement de son torse à chaque inspiration et expiration. Il commence à respirer dans le ventre comme aux premiers jours de sa vie ; le point unique qui jadis le rattachait à la vie ; il a toujours caché toutes ses émotions au centre de cet univers. Il ressent l'anxiété et la peur de l'échec à ce moment précis, comme avant, dans son enfance. 

Il sait ce qu'il veut, mais il ne peut pas l'atteindre. Ce qu'il désire se trouve derrière des portes fermées. Il fait si sombre qu'il ne distingue à peine leur poignet. Demander la permission ; il ne l'obtient pas. On ne veut pas de lui de l'autre côté des portes. Son monde à lui consiste à celui de l'ombre, et c'est dans l'ombre qu'ils veulent l'enfermer ; ils sont convaincus ne pas avoir besoin de lui de leur côté des portes. Frapper ou cogner dessus ne sert à rien non plus, il le sait bien pour avoir déjà essayé plusieurs fois. Leur matière apparaît dure, mais en réalité, elle est souple comme la mousse. Ces portes-là ne peuvent ni se briser ni se dissoudre.

Alors, comme dans son enfance, il décide de se dissoudre. Il doit lui aussi devenir dur en apparence tout en étant aussi souple que la matière qui lui fait obstacle. Il ne ressemble plus à Jeremy. Il n'y a plus de frontière entre lui, la matière, les obstacles et ce qu'il veut accomplir. Ensemble, ils forment un nouveau tout ; Il semble méconnaissable. En fait, il se trouve toujours au même endroit, présent mais il n'existe plus ; il a totalement disparu.

Stephan sursaute quand il voit apparaître sur les écrans devant lui les images des caméras de l'ATP. Le plus discrètement possible, il s'approche des écrans pour y chercher le visage de sa sœur. Bientôt, Nina, Borys et Kofi se joignent à lui passant discrètement auprès de Jeremy qui se tient toujours immobile, tête baissée, respirant profondément. Soudain, le plan de l'ATP apparaît avec deux points clignotants comme des signaux. Stephan s'empresse d'enregistrer les images à l'écran.

Un laboratoire ; des chercheurs s'affairent des masques couvrant leur visage du nez jusqu'au menton ; Une femme d'une quarantaine d'année peut-être semble absorbée par ce que lui dit une autre femme en blouse blanche ; ses yeux sont aussi rouges que le sang ; sur un matelas à même le sol, Gaëlle dort paisiblement ; un long corridor ; un ascenseur vide ; une porte métallique ; inconsciente, mais vivante, Sarah est suspendu dans les airs, ses bras écartés et ses mains ensanglantées clouées à une planche en bois. Son corps entièrement nu révèle de larges plaies en profondeur par un objet tranchant ou rugueux. Ses jambes se joignent d'un côté, supportées par ses pieds cloués ensemble aussi.

Nina laisse échapper un petit cri bien malgré elle. Elle se couvre la bouche nerveusement avec les mains tandis que Borys la prend doucement dans ses bras. Mais en une fraction de seconde, le regard de la sénatrice ne ressemble plus à celui d'une mère angoissée par la vision de sa fille sur une croix ; ses yeux s'animent d'un feu ardant ; elle est une louve qui doit protéger sa meute et pour ça, il lui faut coûte que coûte rester intelligente, agile et patiente.

Soudain, la porte métallique s'ouvre devant Sarah de même que celle du laboratoire et toutes les portes de l'ATP. Les visages des membres de l'assemblée s'interrogent perplexes et inquiets. La seconde plus tard, les portes se referment automatiquement.

Jeremy relève la tête pour se retourner vers Nina, Borys, Kofi et Stephan qui le dévisagent sans rien dire. Il s'inquiète toujours pour Sarah et Gaëlle, mais il n'a plus peur de ne pas pouvoir passer de l'autre côté des portes où elles se trouvent. Il sait maintenant qu'il n'y a jamais eu de porte de toute façon.