Partie 39 - Chapitre 8 : (3/4) L'intelligence


LE DÉBARQUEMENT


Lorsqu'ils arrivent aux portes de Libra Justice, le petit groupe se désinfecte les mains à l'aide des lavabos détecteurs situés à l'entrée. Stephan et Jeremy pointent avant que ce dernier ne s'excuse pour s'éloigner en direction des vestiaires.

« Je vais mettre mon uniforme. Je vous rejoins, » dit-il.

« Tu nous retrouves à l'accueil ou au bureau du Mr Vaughen, » commande Nina alors qu'elle se tourne vers Jeremy sans s'arrêter d'avancer, le pas déterminé.


***

La réceptionniste fige immédiatement en voyant arriver Stephan accompagné d'une ancienne sénatrice, d'un ministre de l'assemblée parlementaire mondiale, et du président du Togo entouré de quatre gardes du corps. Elle aurait reçu l'information plusieurs jours à l'avance s'ils avaient été invités.

« Mme la sénatrice, Mr le président, Mr le ministre, quel honneur nous vaut votre visite ? » s'exclame la jeune femme en se levant de son siège pour les accueillir avec un large sourire nerveux.

« Mr Vaughen est-il déjà à son bureau ? » interroge la sénatrice ravie de constater qu'elle n'a pas besoin de perdre de temps avec les présentations. De toute évidence, cette réceptionniste est bien informée sur les gens importants de son monde.

« Laissez-moi vérifier, » répond la réceptionniste qui peine à dissimuler l'anxiété dans sa voix et sur son visage.

La jeune femme se rassoit pour taper sur son écran. Au même instant, Jeremy arrive en courant derrière eux. La réceptionniste ne bronche pas, les yeux rivés vers son ordinateur. Elle lit sérieusement l'information qui s'affiche devant elle avant de continuer de taper. Elle recommence, puis finalement lève la tête vers Nina pour lui annoncer :

« Mr Vaughen est effectivement déjà là, et il sera ravi de vous recevoir dans son bureau ; j'imagine que votre fils et son coéquipier sauront vous guider, » dit-elle avec un grand sourire sans jeter un regard à Jeremy.

« Merci bien, » fait Nina en se tournant vers Stephan qui prend les devants du groupe pour les diriger vers le bureau de son patron.

Dès l'instant où ils sont entrés dans les locaux de Libra Justice, Borys a inspecté avec une avide curiosité tout ce qu'il lui a été permis de voir. Le détail du décor intérieur, le choix des couleurs, le pragmatisme de l'uniforme des agents, leur démarche, leur façon de communiquer entre eux et avec les gens. 

Tout semble avoir été conçu pour créer une conformité détaillée, rigoureuse et sans faille. Sous la diversité de ces jeunes visages, des attitudes, des opinions et des préférences identiques s'imposent. Tous ceux qui ne s'intègrent pas ou qui s'écartent ne serait-ce que légèrement de ce conformisme rigoureux sont voués à une lente extermination par exclusion subtile où l'Humanité devient invisible aux hommes. 

Le vieil homme connaît bien l'exclusion subtile ; l'invisibilité. Dans sa jeunesse, il en avait tellement peur qu'il a lui-même choisi de vivre un mensonge plus de la moitié de sa vie pour l'éviter ; le récit de sa vie racontée par ceux qui ne le connaissaient pas et qui n'avaient aucune envie de le connaître. 

La honte de révéler sa propre histoire lui a noué la gorge et le ventre jusqu'à ce que finalement, sa position dans la société lui a permis de prendre la parole, d'être entendu, y compris par ceux qui comme lui avaient le pouvoir de décision.


La porte de Mr Vaughen est grande ouverte ; l'homme se tient debout pour accueillir ses invités surprises. Les quatre gardes du corps du président se positionnent à l'entrée de celle-ci tandis que le reste de la petite troupe entre dans la pièce.

Stephan et Jeremy se tiennent debout au garde à vous le long du mur à proximité du bureau ; le visage inexpressif, le regard figé droit devant eux. Dans leur uniforme métallique noire, les deux jeunes gens ressemblent à deux statues des temps modernes. Ils écoutent attentivement.

« Mme la sénatrice, Mr le président, Mr le ministre, » dit Mr Vaughen en serrant l'un après l'autre la main de la femme et des deux hommes avant de les inviter à prendre place sur les trois sièges devant son bureau.

« Et bien, qu'est-ce qui vous amène chez Libra Justice ? » interroge-t-il le visage calme mais curieux.

« Pour ma part, » commence le président, « j'attends une mise à jour sur le service pour lequel ma fille vous a payé. »

« Nous n'en sommes qu'au début de la mission... »

« Sauf qu'au cours de la mission, vous avez perdu ma fille, » coupe sèchement Nina.

Elle a bien expliqué déjà ; il n'y a pas le temps pour des négociations ou la diplomatie politique ; sa fille se trouve entre les mains de gens aussi extrémistes que l'organisme qui l'a envoyée dans cette mission folle.

« Pourquoi alarmer tout le monde ? » rétorque le responsable avec un sourire. « Il nous faut bien le temps de penser à une stratégie. »

« Parfait ! » reprend Nina. Elle sort sa tablette de son sac à main avant de poursuivre : « En parlant de stratégie, on en a justement une, rapide et très efficace, mais on aurait besoin de votre coopération. » Elle pose l'écran plat sur le bureau avant d'ajouter d'un ton ferme : « Si vous voulez bien ? »

« Bien sûr, je suis tout ouïe, » répond Mr Vaughen le ton grave alors qu'il place ses mains devant ses lèvres pincées.

« Alors, pour commencer et pour être sûr qu'on est bien tous sur la même longueur d'onde, » poursuit Nina en déverrouillant son petit moniteur portable : « Vous allez me signer ça en ce qui a trait aux engagements de Libra Justice envers son agent Jeremy Ridley à titre de réparation du meurtre de sa mère pour influencer sa décision quant à son emploi chez vous. »

Au même instant, le jeune homme ne peut retenir un frisson qui traverse et secoue tout son corps. Il se reprend immédiatement. Stephan lui lance du coin de l'œil une pensée compassionnée.

« Ce sont de grosses accusations que vous dites là, Sénatrice Xi Huang, » rétorque-t-il avec un rictus incontrôlable.

« Ah, mais ce ne sont pas seulement des accusations, Mr Vaughen. Libra Justice n'a pas jugé bon de faire preuve de discretion. Peut-être ont-ils trouvé la mère et le fils trop insignifiants pour masquer leur acte criminel en plein jour, » affirme Nina. Elle lui montre aussitôt la photo sur caméra d'un agent de Libra Justice.

Le regard de la femme ne quitte pas des yeux le trentenaire assis devant elle lorsqu'elle ajoute sèchement :

« Et une fois que vous aurez mis à exécution tout ce qu'on vous demande, vous enlèverez ce truc du visage de ce jeune homme et vous lui verserez l'intégralité de la somme que vous avez payé pour l'opérer. »

Le trentenaire se contente d'un hochement de la tête. Il avale sa salive avant de demander :

« Et votre stratégie pour sortir votre fille et la petite-fille du président ? »  

« Les inventeurs de ce truc doivent montrer à Jeremy comment contrôler son appareil pour reproduire ce qu'il a fait pour s'enfuir et s'assurer que l'autre machine soit désactivée pour donner le champ libre à vos agents pour attaquer, fouiller les lieux et récupérer Sarah et Gaëlle, » répond-elle avec conviction.

« Vous aurez besoin de combien d'agents ? » questionne Mr Vaughen, intrigué.

« Combien d'agents avez-vous ? » questionne au tac-au-tac la sénatrice.

« Dans la ville, un peu plus de cinq cents, » répond l'homme.

« Ça devrait aller, » affirme-t-elle.

Le responsable la fixe un instant perplexe et amusé, mais voyant que le visage et le regard de la sénatrice ne bronchent pas, il redevient très sérieux lui aussi. La colère de la femme ne plaisante pas.

« Vous signez ? » reprend-elle en lui tendant sa tabelle avant d'interpeller son fils à qui elle tourne toujours le dos.

L'agent ne répond ni ne bouge.

« Ici, c'est moi qui leur donne des ordres, » s'exclame son patron d'un ton moqueur avant de saisir le moniteur portatif des mains de Nina.

« Je suis sa mère ; c'est bien deux ou trois grades au-dessus du vôtre, même ici mon cher monsieur, » rétorque-t-elle. Elle pivote sur elle-même pour s'adresser à son fils avant de lui dire d'un ton doux mais ferme :

« Stephan, s'il te plaît, peux-tu télécharger le fichier intitulé Jeremy Ridley une fois que Mr Vaughen l'a signé pour envoyer une copie à Borys, au cabinet du président, à ta sœur et à Jeremy. Tu devrais aussi lui envoyer ta démission effective à la fin de cette mission. Merci, tu es gentil, »

« Oui, maman, » répond-il au garde à vous.

La mère se tourne à nouveau vers le patron de votre fils pour lui lancer un grand sourire avant de déclarer sérieusement :

« Très bien, on peut commencer maintenant. »

Nina, Borys et Kofi fixent impatiemment le trentenaire. Borys en particulier est consterné par la façon dont la soi-disant organisation bienveillante réputée a manipulé et abusé d'un jeune gens pour apparemment servir la société. 

Quand l'humanité va-t-elle arrêter de s'autodétruire au nom de servir au mieux ceux qui ont déjà beaucoup trop et veulent avoir encore plus ? Le ministre se pose la question chaque matin au pied des marches du parlement mondial. 

Pour le jeune homme craintif qui réside encore dans son corps de vieillard de quatre-vingt-treize ans, la conformité humaine sera toujours synonyme de difformité et de laideur humaine. La même conformité maintient toujours son statut, omniprésente aujourd'hui, pesant lourdement sur les personnes les plus vulnérables de la société. 

Malgré l'Assemblée parlementaire mondiale et toutes ses belles promesses, c'est encore et toujours la conformité au sein de gouvernement mondial qui empêche les rêves des hommes de se manifester dans le monde qu'ils prétendent sauver.

Les gens peuvent dire que ce sont les jeunes qui apporteront un monde meilleur, mais selon Borys, ce dernier ne vient pas du futur, il est créé maintenant, à chaque instant, à chaque choix de chaque personne. 

Si la société persiste à ne pas changer à quelques détails près, c'est précisément parce que la voix de la jeunesse reste ignorée ; une voix puissante et perçante comme le cri strident d'un nouveau-né. 

À l'instar de ces derniers, le corps en pleine croissance de ces individus n'est pas encore assez robuste pour porter ses rêves à la hauteur de l'ambition humaine. Il leur manque la force mentale et l'audace de leurs aînés ; ceux qui ont le passé d'hommes et de femmes écrit sur leur visage ; ceux qui ont la force et l'assurance tranquille que leur procurent leurs richesses matérielles et spirituelles accumulées.

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