Partie 3 - Chapitre 1:(3/4) Présentation des protagonistes


LE GARÇON ET LE SOLEIL

** Chicago (USA), 2074 **


Les camarades éclatent de rire en tapant des pieds et des mains autour de Jeremy comme autour d'un feu de camp. Ils ne se moquent pas de l'adolescent, non. Ils acclament leur victoire grâce à lui, Jeremy du peuple ancêtre et non-voyant. Le jeune de seize ou dix-sept ans sourit bêtement, trop concentré sur le brouhaha que font ses camarades pour lui aussi se laisser aller. 

Les joueurs comme lui n'attirent généralement pas l'attention, ou du moins, pas ce genre d'attention. Il est unique et il se distingue des autres parce qu'il agit comme s'il était sans peur. Il l'a perdue avec la vue quand il était enfant ; Il l'a toujours su ; Il l'a toujours voulu ainsi. À cet instant précis, dans la clameur de ses camarades, le monde le voit enfin à travers son propre regard. 

Bientôt, leur joyeuse cacophonie l'enivre. Jeremy se sent tout étourdi par le bruit et la chaleur provenant de leur jeune corps. Il les sent proches de lui, très proches. Leur chaleur brûle à la manière du soleil...


** Chicago (USA), 2063 **

Un petit garçon de quatre ou cinq ans observait curieux sa mère suspendue au téléphone en tournant et virant tout en écoutant intensément la personne à l'autre bout de l'appareil. La femme d'une trentaine d'années était anxieuse, il le sentait, rien qu'à la regarder. Elle n'aimait pas ce qu'elle entendait, mais visiblement, elle devait rester suspendu là à écouter. Finalement, les yeux de l'enfant balayèrent la pièce autour d'eux, à la recherche d'une activité plus distrayante. La porte vitrée ! La femme lui interdisait de s'y approcher « à cause du soleil ».

Le soleil ! La merveille en haut du ciel aux couleurs primaires qui apportait tant de gaieté et de mystère à ses dessins. À l'école, on lui avait appris que sans le soleil, il ne pourrait y avoir ni vie ni couleur sur terre. Pourtant, les adultes le craignaient tant. L'enfant garda son regard fixé sur la femme au téléphone, attendant le moment où elle lui tournerait le dos pour s'approcher de la grande vitre. 

Perdue dans sa conversation, la mère du petit garçon lui offrit son dos quelques minutes alors il saisit cette opportunité pour s'avancer tout doucement vers la lumière du dehors. À sa grande surprise, la porte vitrée était ouverte. Partout, à l'école, aux magasins, dans tous les édifices, elles restaient toujours fermées à clé. À la maison aussi toutes les entrées et les fenêtres restaient closes en permanence.

Le soleil ! En un instant, une chaleur enivrante l'entoura. D'abord, plaisante à la manière du chocolat chaud le matin, puis très vite brûlante, insupportable. L'enfant sentit comme une massue lui tomber sur la tête et une force surnaturelle le plaquer au sol. Son corps alourdi par une douleur intolérable s'effondra d'un coup alors qu'un voile sombre lui enveloppa la figure. Le garçon savait qu'il devait crier à ce moment précis sinon le soleil l'engloutirait totalement. Aucun son ne sortit de sa bouche lorsqu'il tenta de remuer ses lèvres.

« Jeremy ! » Il entendit la voix de sa mère crier avant qu'il ne perde connaissance.


** Chicago (USA), 2074 **

« Merci, merci ! » souffle l'adolescent en se frayant un chemin de ses mains et de sa canne pour se tirer de la foule. Il respire. Il sourit. Sa vie symbolise une revanche, une possibilité parmi tant d'autres; Ce sont les mots que lui disait souvent son docteur.


** Chicago (USA), 2065 **

« Mme Ridley, vous devriez être fière de votre fils, » fit l'homme à la peau sombre vêtu d'une blouse blanche. Il avait à la main gauche une seringue et il tenait dans l'autre le petit bras dodu du garçon de sept ans assis devant lui.

La femme lança au médecin un mince sourire gêné sans rien dire, puis baissa à nouveau les yeux sur ses mains croisées docilement sur ses cuisses. Le silence de la mère agaça le professionnel qui examina alternativement cette première et l'enfant avant de poser la seringue dans le bac pour s'asseoir face de ce dernier et s'adresser directement à lui.

« Jeremy, » commença-t-il avec un large sourire.

Le garçon se tourna vers le docteur la tête légèrement levée vers le plafond. Les paupières et lèvres serrées, il tendait une oreille attentive et curieuse.

« Tu veux voir quelque chose ? » continua l'homme sur un ton malicieux.

« Voir ?! » reprit l'enfant intrigué et à la fois amusé par cette question. Il pouffa de rire en se couvrant la bouche avec ses mains.

Le médecin releva la jambe droite de son pantalon pour la rouler juste au-dessus du mollet. La mère resta figée et stoïque alors que l'homme saisit la main de Jeremy pour la porter à son tibia nu.

« Vous avez une prothèse ? » fit le garçon en ouvrant grand la bouche. « Vous pouvez courir très très vite ? » enchaîna-t-il avec enthousiasme.

« Non pas que courir très très vite représente une qualité requise dans un hôpital, mais oui Jeremy, je porte une prothèse. J'avais à peu près ton âge lorsque j'ai perdu ma jambe droite à cause d'une guerre dans mon pays natal. Je connais bien l'odeur du sang et de la chair humaine brûlée. » 

À ses mots le petit visage de Jeremy devint sérieux et triste. 

« J'avais trente-huit ans lorsque j'ai pu finalement me payer mon appareil ; j'ai vécu la majorité de mes jeunes années unijambiste, » expliqua le docteur sans quitter des yeux l'enfant.

« Tu vois Jeremy, il y a une multitude de possibilités dans la vie, et pas uniquement dans celle des Hommes. Ne laisse aucune circonstance dicter le cours de ta vie. » L'homme s'arrêta un instant pour esquisser un sourire vers la mère du garçon, puis il enchaîna : « Tout est possible peu importe la situation. »

« Docteur, est-ce que je peux vous poser une question ? » reprit Jeremy après une longue minute de silence.

« Je t'écoute, » répondit son interlocuteur en se dressant sur son siège.

« Est-ce que vous êtes noir ? » fit timidement le garçon.

Le médecin éclata de rire. Il croisa les bras sur son torse pour admirer l'enfant et continua de rigoler de plus belle avant de lui répondre calmement.

« Vois-tu Jeremy, j'ai grandi avec le regard dédaigneux des gens sur ma jambe manquante et ma peau noire pour finalement vieillir dans un monde où tous les membres du corps humain peuvent être prothétiques et la peau sombre est devenue .... Comment dire ? .... Une très bonne chose. Oui, je suis noir. Et de quelle façon tu sais ça toi ?»

« Votre accent ressemble à celui de ma maîtresse, et elle aussi, elle est noire. Elle m'a appris le Braille. Elle dit que plus je serai capable de lire plusieurs langues, plus je continuerai à apprendre quand je serai plus grand, » répondit Jeremy en se dressant sur son siège avec un sourire jusqu'aux oreilles.

« Ah ! Ta maîtresse a raison ! » commença l'homme. « Et je constate que tu es très observateur par l'écoute et le toucher et que tu peux voir à travers les apparences des gens. » continua-t-il à son jeune patient. « Elles représentent de grandes qualités Jeremy, qui ne sont malheureusement pas donné à tout le monde, surtout dans un monde tel que le nôtre. » 

Le médecin se tourna à nouveau vers la mère pour lui dire en souriant : « Mme Ridley, vous devriez être fière de votre fils. »

La femme lui rendit son sourire et acquiesça de la tête alors que son regard lançait au professionnel plein de gratitude. Elle pivota sur sa chaise pour poser des yeux émus sur son fils non-voyant et s'exclamer d'une voix assurée et ferme : « Oh oui, je suis très fière de mon garçon. »

Depuis l'incident, la mère ressentait chaque jour les coups de poignard de la culpabilité ; à chaque fois que le regard de son fils aveugle ne reflétait plus ses yeux de voyante, elle sentait de moins en moins le lien qui les unissait. Elle n'avait que lui de précieux dans sa vie et il n'avait qu'elle pour vivre jusqu'au moment de devenir un homme. Elle avait beaucoup pleuré lorsqu'on lui avait annoncé la nouvelle ce jour-là : « Madame, votre fils a survécu. Son état s'est stabilisé maintenant. Bien heureusement, vous avez agi vite et nous pourrons reconstituer la peau de son visage, de son torse et de ses bras. Mais... je regrette ... votre fils n'aura plus jamais la vue. »

Le cri de la culpabilité de la mère fut si profond et perçant qu'il envahit d'un seul coup tout l'édifice, puis les larmes torrentielles, puis plus rien. Le silence, l'obscurité, le jugement des autres mères et de leurs enfants voyants. Déjà que son fils n'était plus aussi parfait depuis la découverte de ce stupide gène. Pourquoi faisait-elle toujours tout de travers ? Que pourrait-elle dire si jamais un jour, à l'école, au supermarché, ou dans la rue en attendant le feu vert, une autre mère lui posait la question à savoir pourquoi son garçon ne pouvait pas voir comme « les autres » enfants ?


LE JEU

** Chicago (USA), 2074 **

« Dis, Jeremy ! Tu vas où maintenant ? » crie une voix masculine derrière lui. Il s'agit de son meilleur ami, Malik, un adolescent de son âge au teint sombre.

« Les autres veulent faire un tour au centre commercial, j'y vais moi aussi. Tu veux venir ? » continue Malik.

« Pourquoi pas, » répond Jeremy en faisant quelques pas en direction de la voix de Malik. 

Ce dernier s'approche lui aussi pour permettre à son ami d'emboîter son pas. Ça a toujours été ainsi entre les deux amis depuis leur premier match sur la glace, lorsqu'ils ont joué ensemble à leurs débuts. 

Bien que Jeremy ne puisse pas voir avec ses yeux à l'instar de Malik et la plupart des biens voyants, le jeune homme se débrouille très bien avec ses mains et ses oreilles. Sa vue à lui ce sont les sons, les vibrations, les sensations. Il a aussi une autre « spécialité », particulière même pour quelqu'un avec sa condition. Il ressent une extrême sensibilité à la chaleur humaine qu'il peut identifier et suivre à la trace tel un prédateur. Malik se demande encore comment son camarade peut faire ça. Sur la glace, la paire est remarquable : force, agilité, chaleur, complicité et intuition.

Lorsque les deux adolescents rejoignent le reste du groupe au centre commercial, Malik reçoit un message lui indiquant de se rendre au huitième étage pour un « défi très spécial ». Personne ne va généralement au huitième étage mis à part ceux qui veulent admirer la vue depuis les hautes passerelles.

« Eh ! Cheveux jaunes ! » interpelle la voix d'un adolescent alors que Jeremy et Malik sortent de l'ascenseur. 

Un groupe de cinq autres jeunes gens se tient debout d'un air défiant et moqueur. Jérémy reconnaît l'individu et s'approche d'eux au pas de Malik, sans rien dire. Beaucoup l'appellent Cheveux jaune. Il n'aime pas ce nom. Certains l'appellent l'aveugle ; il déteste ce nom-là encore plus. D'autres disent que non-voyant est un nom plus approprié à son époque et mieux approprié à lui ; il ne partage pas cet avis. 

Si cela ne tenait qu'à lui, il aurait préféré qu'on ne s'adresse à lui que par son prénom de naissance : Jeremy. Cependant, il a grandi pour comprendre que certains ont le privilège de choisir leur propre étiquelle ainsi que celle pour tous les autres. Pour ces derniers, ils devaient simplement se résigner à accepter l'appellation que d'autres leur avaient désignée.

« Tu peux courir à l'autre bout de la passerelle, tu crois ? » poursuit la voix d'un ton moqueur.

« C'est quoi cette question ? » rétorque Malik tandis que Jeremy pose doucement une main sur le bras de son ami avant de lui dire :

« Dirige-moi là-bas. »

« Laquelle ? Il y en a plusieurs, » répond Malik le ton agacé.

« Celle qui pourrait avoir la même longueur qu'une arène. »

« Jeremy, tu vas pas jouer à leur jeu stupide et te blesser ! » s'exclame Malik en le dévisageant.

« Non, mais je veux bien jouer à mon jeu, » répond l'adolescent. Ses lèves esquissent un sourire narquois. Malik connaît son ami sans peur, et oui, courir sur une passerelle dans le vide au huitième étage d'un centre commercial semble tout-à-fait le type de défi auquel il accepterait de jouer. Malik se retourne pour repérer l'une des infrastructures qui aurait une distance similaire d'une arène.

« Tu veux la distance en longueur, largeur, ou la circonférence ? » interroge Malik avec réticence.

« Les passerelles sont-elles toutes plates et en ligne droite ? » demande Jeremy avec intérêt.

« Ligne droite, oui, mais elles forment des courbes à la manière d'un dragon volant. »

« OK, donne-moi la longueur, mais rappelle-toi qu'elle va être altérée par rapport à la réalité de ce que tu vois. » fait Jeremy après un court moment de réflexion.  

Malik commence à évaluer les quatre choix qui se présentent et s'entre-mêlent au-dessus du vide devant lui. Il s'arrête pour observer les gens qui vont et viennent à ses pieds. À cet instant, il a beaucoup de mal à apprécier le fait que ces derniers, qui semblent si petits et insignifiants vus d'aussi haut, ont tous une taille, une humanité et des traits identique aux siens.

« Celle-ci devrait aller. » déclare à voix haute finalement le jeune homme en se tournant vers Jeremy. Ce dernier s'approche dans sa direction pour le questionner :

« Est-ce qu'il y a des obstacles ? »

« Non, »

« Et à l'autre bout ? »

« Si tu cours trop loin et trop vite, tu peux facilement te fracasser la tête contre l'ascenseur, » fait Malik d'un ton réprimandant.

« Est-ce qu'il y a des gens ? » continue Jeremy.

« Non, personne. » répond Malik en secouant la tête.

« Aucune paroi ? » 

« Aucune paroi, » confirme-t-il en secouant à nouveau la tête.

« Aucune rampe ? »

« Aucune rampe, non plus. »

Jeremy s'approche tout doucement de la passerelle et s'accroupit pour évaluer sa largeur avec ses mains, puis il se redresse et il commence à en faire de même à l'aide de ses pieds.

« Ligne droite, courbe, longueur approximative d'une arène, aucun obstacle, tu dis, c'est ça ? »

« Aucun obstacle mis à part l'ascenseur en bout de ligne. »

« Et si tu m'attendais à l'autre côté ? » rétorque Jeremy à Malik en tournant son visage vers lui. « Tu pourrais me dire quand ralentir pour m'arrêter. » 

« Bonne idée. » L'adolescent sourit admiratif de l'ingéniosité de son ami.

« Et ... ce n'est pas dans les règles du jeu ! » s'exclame l'autre qui jusqu'ici a observé la scène sans rien dire, amusé et perplexe.

« La ferme Isaac, c'est mon jeu maintenant ! Mais, tu es libre de me regarder jouer si tu veux. » fait Jeremy avec sarcasme. Puis d'un simple hochement de la tête, il indique à Malik d'aller à l'autre bout de la passerelle. « Prends ça aussi et dis-moi quand tu y es, » ajoute-t-il en tendant sa canne en direction de l'infrastructure lorsqu'il entend les pas familiers de son ami s'avancer dessus.

« Oui, chef ! » fait ce dernier en se retournant pour attraper l'objet avant de continuer son avancée sur la passerelle. 

Il admire l'audace de Jeremy. Bien que peu familière dans sa situation, elle lui rappelle les histoires de rebellions et de combats pour la justice de gens de sa couleur il y a très longtemps. Dans sa position actuelle très différente de la leur, par le seul fait de la même peau qui les condamnaient à la misère humaine, il ne peut plus s'identifier à leur audace de la manière de Jeremy. 

À son époque, Malik n'en a plus besoin pour se frayer un chemin dans le monde d'autrui. Il n'a rien à prouver à qui que ce soit puisque tout lui est normalement dû. Même s'il doit lui aussi accomplir des efforts, il n'en aura jamais autant à démontrer que les gens du peuple ancêtre.

« C'est bon ! » s'écrie Malik de l'autre bout de la passerelle.

La voix du jeune homme confirme à Jeremy que son ami a bien estimé la distance de l'infrastructure. Il évalue à nouveau sa position par rapport à elle à l'aide de ses pieds. Il prend le temps d'écouter attentivement les mouvements d'impatience du groupe d'adolescents derrière lui ainsi que le brouhaha des gens pressés à ses pieds. L'air climatisé du centre commercial semble plus frais au huitième étage. 

Ligne droite, courbe, longueur approximative d'une arène, aucun obstacle sur la distance, largeur raisonnable pour quelqu'un de sa corpulence, mais il n'y a ni paroi, ni rampe pour le retenir si jamais il oscille de quelques centimètres de trop. Courir droit, Il doit alors courir droit suivant une ligne qu'il ne voit pas et son ami à l'autre côté lui dira quand ralentir. Cependant, il devra prendre garde à ne pas diminuer sa cadence trop brusquement pour ne pas perturber sa trajectoire. Il prend son souffle tranquillement. Une fois, deux fois, trois fois et ....

L'adolescent se lance et se met courir à toute allure ; ligne droite, courbe, longueur approximative d'une arène, aucun obstacle sur la distance, largeur raisonnable pour quelqu'un de sa corpulence, mais il n'y a ni paroi, ni rampe pour le retenir si jamais il oscille de quelques centimètres de trop.

« Jeremy, ralentis ! » L'adolescent entend la voix de Malik devant lui et estime que la distance n'est pas encore assez courte pour lui permettre de diminuer sa vitesse sans osciller. Alors, il décide de continuer sur quelques mètres de plus.

« Mais fais-le, je te dis, » insiste à nouveau la voix de Malik devant Jeremy. Toujours trop courte.

« Jeremy ! »

« Maintenant, » se dit ce dernier en ralentissant soudainement son allure. Comme il le soupçonnait, il perd immédiatement son repaire. Il sent son corps osciller, mais il ne sait ni où il se trouve, ni dans quelle direction aller pour éviter une chute. Avant même qu'il prenne une décision, il sent les mains fortes de Malik l'attraper par le bras et le tirer vers lui.

« Je te tiens ! » s'exclame l'adolescent. Il éclate de rire dans les oreilles de Jeremy encore désorienté.

« J'ai besoin de m'asseoir, » dit ce dernier le souffle haletant.

Son ami le guide en direction d'un banc. Il rigole toujours à pleins poumons. 



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