Partie 28 - Chapitre 6 : (3/5) Les déesses de la guerre


LE NOUVEAU MONDE


« Toujours rien ? » demande Sarah en entrant dans la pièce. Elle vient poser une main légère sur l'épaule de Jeremy assis devant son moniteur.

« Toujours rien, » répond-il le visage rivé sur son écran.

« Dis, tu veux venir voir mon spectacle ce soir? » fait-elle immédiatement toujours debout.

« Tu fais des spectacles, toi ? » interroge-t-il. Il se tourne vers elle, intéressé et curieux.

« Durant mon temps libre, oui. C'est probablement la seule chose que je fais sans Stephan. »

« Tu m'as convaincu ! » s'exclame Jeremy à ces mots en frappant des mains avec engouement.

« Parfait, mais une petite question d'abord, si possible, » ajoute Sarah avec un sourire malicieux.

« C'est quoi ? »

« Est-ce que tu peux temporairement désactiver ce truc ? » continue-t-elle en pointant son doigt vers l'appareil de son coéquipier.

« Mon I.A ? » fait ce dernier alors qu'il imite le geste de Sarah. « Oui, je peux, mais pourquoi ? » demande-t-il intrigué.

« Tu verras bien ! » répond simplement Sarah. « Passe à la maison à 17 h, ma mère te conduira. Moi je dois y être plus tôt. Le spectacle débute à 18 h. »

« Merci pour l'invitation ! » dit-il avec un large sourire. « Au fait, » s'écrit-il alors que la jeune femme commence déjà à s'éloigner pour sortir du bureau. « C'est un spectacle sur quoi ? » la questionne-t-il avec entrain.

« Un spectacle de danse. Ça s'appelle le nouveau monde. » répond-elle sans se retourner ni s'arrêter.


Quelques heures plus tard, Jeremy et Nina arrive dans une grande salle où un public enthousiaste et bruyant attend le début du spectacle leur appareil en main, en échangeant quelques bribes de mots avec la compagnie à leur côté. 

À cet instant précis le jeune homme réalise que c'est la première fois, depuis qu'il est devenu non-voyant, qu'il est invité à aller « voir » un spectacle. Il observe avec le silence et l'émerveillement d'un enfant l'univers étrange qui défile autour de lui : les sièges confortables et spacieux, l'immensité de la scène devant lui ou quelques escaliers donnent accès seulement à ceux assez créatifs et grandioses pour y monter.

La soixantenaire reste sagement assise sur son siège, son sac à main sur les cuisses. Tout à coup, les lumières de la grande salle se tamisent progressivement pour engloutir les spectateurs dans l'obscurité alors que la scène s'illumine sur l'apparition de Sarah vêtue d'une robe noire scintillante et de sa perruque. 

Elle repère immédiatement sa mère et son coéquipier dans le public ; elle leur lance un mince sourire avant de s'adresser aux spectateurs. Une fois, son discours terminé, elle fixe son collègue du regard en souriant, puis elle lève son doigt vers ses yeux une fraction de seconde.

« Sarah te fait signe de désactiver ton appareil, » chuchote Nina alors qu'elle se penche vers Jeremy.

« Je sais ; j'ai vu, » répond-il à voix basse. Il est intrigué par cette requête, mais il s'exécute d'une simple pensée, comme un ordre donné par son cerveau sur ses yeux de non-voyant. Les médecins le lui avaient expliqué ainsi après l'opération. Il pouvait activer ou désactiver son appareil à la seule volonté ; l'obscurité.

« Mesdames, messieurs ! Le nouveau monde » s'exclame Sarah dans le microphone. Sa voix s'élève comme un écho pour aller se projeter contre les murs de la grande salle jusqu'aux oreilles du public attentif. Ça fait plusieurs mois que le jeune homme n'a pu apprécier son univers ainsi : obscure, vaste, vibrant de sons et de chaleurs.

Le silence.

Nina se redresse sur son siège en serrant son sac contre elle ; le mouvement.

Personne ne bouge plus ; le public reste là, figé, le regard braqué sur la scène, guettant l'arrivée des danseurs ; le silence.

Soudain, des pas feutrés se promènent sur la scène au plancher de bois ; le mouvement.

Au même moment, le petit bruit saccadé et métallique de l'eau qui tombe du ciel sur une terre vierge ; la matière.

Un rythme enivrant se répand dans la salle comme une vague ; le son.


Deux heures plus tard, le public se lève pour acclamer les danseurs. Jeremy les suit dans leur élan le cœur battant toujours d'émotions. Les applaudissements durent quelques minutes, puis s'estompent alors que le public se disperse en petits groupes vers la sortie. Certains choisissent d'attendre patiemment assis sur leur siège. Nina se penche vers le jeune homme pour lui prendre le bras doucement avant de le guider vers les escaliers en direction de la scène.

« Attention aux marches, » prend-elle la précaution de lui dire en ajustant son pas au sien.

« Alors, tu as aimé ? » demande soudain la voix de Sarah devant lui alors qu'ils arrivent sur la scène.

« C'était fantastique ! » répond-il un large sourire aux lèvres. Il pourrait réactiver son appareil, sauf qu'à cet instant précis, il n'en ressent pas le besoin, ni l'envie.

« Ravie de l'entendre, » fait la voix de sa coéquipière. La jeune femme fait quelques pas pour attraper une chaise avant de s'approcher vers lui et Nina.

« Tiens, assieds-toi. J'en n'ai pas pour trop longtemps, mais ils ne veulent pas de visiteurs en coulisse, » ajoute-t-elle en posant le siège auprès de lui.

Ce dernier cherche son dossier de la main pour s'y asseoir. Sarah le regarde admirative et curieuse.

« Jeremy, » commence Nina en s'adressant au jeune homme. Ce dernier tourne son oreille vers sa voix tout en levant le visage au plafond qu'il ne voit pas. La soixantenaire lui sourit.

« Depuis quand connaissez-vous Sarah ? » interroge-t-elle avec malice.

« Deux ou trois mois je crois, » répond-il sans trop comprendre pourquoi cette question.

« Et bien je crois que c'est la première fois en deux ou trois mois que vous vous voyez vraiment tous les deux, » dit-elle en souriant. Elle suspend son sac à une épaule avant d'ajouter :

« Je m'en vais maintenant. Vous saurez vous débrouiller pour rentrer ? »

« Oui, ça ira je pense, » répond Sarah alors que son collègue hoche la tête en signe d'approbation.

« Très bien ! » continue la mère. Elle pose un baiser sur la joue de sa fille, puis enfin un autre sur le front de Jeremy qui sursaute, étonné du geste affectif.

« À plus tard ! » fait-elle aux deux jeunes gens avec un signe de la main alors qu'elle s'éloigne.

Lorsque sa mère se trouve assez loin pour ne pas entendre, Sarah s'approche de Jeremy pour lui souffler à l'oreille en rigolant :

« Ma mère t'aime bien je crois. »

Le jeune homme n'avait jamais remarqué à quel point la voix de sa coéquipière se distingue par son timbre d'une justesse inhabituelle. Distrait par toutes les merveilles des formes et des couleurs que son appareil lui permet enfin de voir, il en a oublié de continuer de voir aussi son entourage à travers ses autres sens, comme après l'accident. Nina a raison, c'est bien la première fois qu'il voit Sarah sous toutes ces facettes avec tous ses angles morts et il la trouve encore plus ravissante.


Sur le chemin du retour, les deux jeune gens marchent côte à côte, l'un contre l'autre, bras dessus dessous. La lumière dans les rues est tamisée pour indiquer aux hommes au lieu du ciel que le soir est tombé pour eux ; leur corps du dedans comme du dehors a besoin de s'éteindre pour se régénérer, puis tout recommencer comme un cycle ; le cycle de la naissance et  de la mort. 

Jeremy n'a toujours pas réactivé son appareil ; la chaleur du corps vivant de Sarah toute contre le sien le réconforte comme une couverture protectrice. Ils sont tous les deux vivants. Ils n'ont jamais été aussi proche l'un de l'autre même pendant les entraînements ou les sorties quand ils dansent ensemble. Dans les vieux films, les protagonistes s'embrassent dans des moments comment celui-ci. 

Cependant, ces films-là datent d'une époque où tout était codifié et tout avait une place bien précise dans la société. À leur époque où toutes les idées humaines bonnes ou mauvaises semblent avoir brûlé au soleil, ni les jeunes hommes ni les jeunes femmes de son âge, ne sont trop sûrs de ce qu'ils sont supposés faire ou être dans ce monde usé et calciné. Continuer, agir comme tout un chacun, camoufler toutes différences sous les apparences et surtout se taire, ont toujours été les meilleures options en cas de doute.

Confus, peureux, trop impressionné par les histoires de leurs parents et grands-parents pour oser rêver d'accomplir encore mieux, le jeune couple poursuit son chemin dans les rues aux lumières tamisés, leur corps serré l'un contre l'autre tels deux racines entre-mêlées. L'humanité a atteint les limites de la possibilité humaine ; ils en sont le point final ; il n'y a plus besoin de chercher plus loin. Pourquoi chercher ? Et chercher quoi d'ailleurs ?

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