Partie 19 - Chapitre 4 : (4/4) L'autre monde


LA CHEVELURE


Le ministre Leszczyński est assis à la table d'un café un journal à une main, une tablette dans l'autre. La serveuse vient lui proposer une autre boisson qu'il accepte cordialement. Le vieillard lui demande pourquoi il ne peut pas avoir accès à Internet. 

Elle lui explique qu'ils ont perdu leur licence il y a deux semaines, mais que si tout va bien, ils la récupéreront très bientôt. Le vieil homme sait bien qu'une licence Internet qui se perd, met plusieurs années avant d'être récupérée. L'affaire est quasi perdue d'avance s'il y a accusation de manipulation d'informations ou téléchargements frauduleux. 

Alors, il acquiesce simplement d'un sourire et prend une gorgé de sa boisson avant de se plonger dans son journal.

« Borys, » fait une voix féminine derrière lui.

« Sarah, » s'exclame le ministre en se levant pour se retourner. Il prend sa filleule dans ses bras. La jeune femme porte une perruque noire aux cheveux bouclés et une robe rouge et bleue.

« As-tu fait quelque chose à tes cheveux ? » interroge-t-il sans trop d'intérêt pour commencer la conversation. Sarah se contente de sourire timidement sans répondre.

« Comment va ta mère ? Ça fait trois ans qu'on ne l'a pas vu assister aux réunions du parlement mondial, » continue-t-il alors qu'il se rassoit. La jeune femme s'installe à la table sur le siège en face de lui.

Une serveuse vient immédiatement prendre la commande de la nouvelle arrivante.

« Maman se remet très mal de la mort de papa. Il lui faut du temps. Il nous faut tous du temps, » fait cette dernière d'une voix calme et triste.

« Ça fait trois ans... » fait Borys l'air perplexe avant de demander :

« Et ton frère et toi, que devenez-vous ? »

« On travaille tous les deux pour la même compagnie. »

« Ah oui, laquelle ? »

« Ça n'a pas d'importance, » fait Sarah en souriant timidement. La serveuse pose sa boisson sur la table. La cliente la remercie, prend une fine gorgée de son verre, puis s'empresse de continuer : « Et toi, parle-moi de toi et la famille ? »

« Le travail me tue ; quant à Charlene, Lynn, Ousmane et les petits-enfants, ils se portent tous très bien. Charlene voudrait que j'arrête, mais je me sens tellement plus utile à l'assemblée mondiale qu'avec elle seul à la maison. Je peux au moins essayer de convaincre les membres du parlement, les influencer, ou les bousculer un peu tout au plus, » ajoute-t-il en rigolant.

Sarah se met à rire elle aussi avant de prendre une autre gorgée de sa boisson. Elle jette un œil discret par la fenêtre. Les passants poursuivent leur chemin sur ce qui ressemble à une grande place sous-terraine. 

De nos jours, tous les magasins, restaurants et autres se trouvent enfouis sous terre pour permettre aux gens de se déplacer à pied sans risque de brulures ou insolations mortelles. Tout bâtiment dispose d'une ou plusieurs de ces voies piétonnes et parkings donnant accès aux bibliothèques, écoles, bureaux, magasins et autres lieux. Le seul moyen de transport à l'extérieur pour tout homme, sont les véhicules, spécialement conçus pour résister à la chaleur et aux rayons du soleil. 

 Certaines villes, très peu, ont investi dans d'énormes serres protectrices qui recouvrent de grands espaces sur plusieurs kilomètres afin de permettre à leur population de circuler à l'extérieur. Une illusion d'air libre que seules les villes les plus riches et plus modernes ont le luxe d'offrir à leurs habitants, en échange d'un taux d'impôt exorbitant. 

Contrairement à la génération de ses parents et celle de son parrain, Sarah n'a connu aucune autre réalité que celle où le soleil est l'omniprésent ennemi de toute vie.

« Tu veux me dire quelque chose ? » demande Borys après un court silence.

Sarah sourit timidement. Comment sait-il ? Aurait-il deviné ? Se demande-t-elle intérieurement.

« À ton âge, j'avais honte d'avouer à mes parents que j'aimais les femmes transsexuelles. Ils m'auraient battu à mort si je leur avais dit. Je n'aurais probablement pas eu beaucoup d'amis, non plus. Mon choix amoureux portait la honte à toute l'espèce humaine. N'est-ce pas surprenant venant de parents soi-disant aussi avant-gardistes et ouverts que les miens ? Un couple cubano-polonais. 

Ah ! Les hommes, leurs jugements et leurs contradictions, » finit par s'exclamer le vieillard en secouant faiblement la tête comme pour chasser son amertume.

Borys regarde avec amertume le beau visage de sa filleule comme son propre reflet dans un miroir. Il lui sourit avant de continuer :

« Pendant mes jeunes années, j'ai choisi de vivre ma vie à travers les choix et les goûts des autres suivant leurs traces comme un GPS. Quand j'ai finalement trouvé le courage en moi de révéler ma propre trajectoire à la face du monde, sans honte et sans justification, mes parents étaient déjà décédés plusieurs années avant ça. »

Il soupire un instant. Sarah pose ses mains sur la table autour de son verre.

« Lorsque j'emmène parfois les petits-enfants à l'école » reprend Borys « et que je vois les couples emmener leurs enfants, je me dis que tout est possible dans le monde d'aujourd'hui, mais qu'est-ce que ça apporte de valeur à vous la prochaine génération ? Comment choisir quand il y a autant de choix ? On revient toujours à l'essentiel et au même cul-de-sac. Comment vivre digne, chasser la honte, la peur ou la culpabilité au ventre tout en faisant le bon choix ? Est-ce que ce choix-là est vraiment le bon ? »

Il s'arrête à nouveau, puis il pose une main sur celle de Sarah avant de lui demander :

« Alors dis-moi, quel choix as-tu fait cette fois-ci qui ne te rend pas si fière ? »

Elle hésite un instant. Elle retire délicatement sa main sous celle de son parrain pour la lever vers son visage et l'appliquer sur sa perruque. Elle hésite à noveau. Puis, elle l'enlève dévoilant son crâne rasé. Sa main retombe lourdement sur la table avec la perruque.

Des larmes montent immédiatement aux yeux du vieil homme bien malgré lui ; il reste accablé et sans voix. Comme tout le monde, il a vu la publicité partout dans les médias. Depuis la nouvelle loi sur les droits de l'individu il y a dix ans, de nombreuses compagnies proposent leur service aux citoyens afin de répondre à la demande croissante d'une justice rapide et sans répit. Libera Justice se distingue de toutes pour l'implacabilité et le dévouement de ses agents. 

La compagnie a une excellente réputation à travers le pays et a reçu plusieurs honneurs pour sa contribution. Pourtant, aux yeux de Borys, ils ne restent que des tueurs à gage, des hommes et des femmes entraînés à tuer au nom de ceux qui peuvent payer. Le ministre s'était vivement opposé à la loi qui permet aujourd'hui l'existence d'entreprises comme Libera Justice de pratiquer librement, mais en vain. 

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