Chapitre 4 : L'homme est naturellement bon.

Debout, face à cette grande bâtisse, Charlotte a l'impression remarquable d'être devant le château de la Belle au Bois Dormant. Un sourire de complaisance flotte distraitement sur sa face constellée de tâches de rousseurs et parait s'attarder sur ses lèvres rouges, comme un bateau traversant la mer et s'arrêtant au port. La maison de ce Robespierre est une vaste demeure, élégante et imposante, construite aux abords de Paris, près d'un endroit presque magique, comme hors du temps, comme hors de l'espace, où s'épanouit une végétation exotique, où sont fondues de majestueuses moulures, où sont dessinés avec de l'or des motifs de bourgeois. Soudain, elle tressaille puis, ferme les yeux. Elle met les doigts sur ses paupières comme si elle avait voulu capturer dans sa mémoire quelques souvenirs d'une sorte de rêve.

Thérèse et elle sont arrêtées, après une longue route en voiture, quelques lourdes minutes et une sérieuse discussion, devant la grille en fer forgé qui sécurise l'entrée de la maison de Robespierre. Les avant-bras de Charlotte sont secoués par un tremblement qui tend ses muscles, qui remue sa chair, qui hérisse ses poils, sous la chaleur de juillet 1789, en même temps que le souvenir de paroles danse dans sa tête aux côtés de pensées, emmêlées les unes aux autres comme une grosse boule de laine. Durant le trajet en voiture, Thérèse a raconté à sa meilleure amie l'entièreté de son histoire. Prisonnière entre les abords du chapeau melon d'un jeune homme et les dentelles de la robe à volant d'une vieille femme, Charlotte l'a écouté. Dans la voiture, leurs compagnons de route ont jeté des regards indiscrets, ont soufflé dans leurs mains des murmures inaudibles ou se sont trémoussés près d'elles en espérant peut-être faire pousser dans leurs dos des ailes et s'envoler dans les airs. Le récit de Thérèse est un récit surprenant, inquiétant, que personne ne peut croire avec certitude immédiatement, que personne ne peut entendre entièrement la première fois. Charlotte a tenté de ne pas remarquer les tremblements dans la voix de Thérèse, les sursauts de ses frêles épaules et la brillance de ses yeux noisette. Cependant, Charlotte est de ces gens qui ne savent retenir les élans saugrenus de leurs âmes qui tiennent mal, retenues entre les digues de leurs corps, est de ces gens qui ne savent faire taire leurs cœurs posés au bord de leurs lèvres, est de ces gens qui ne savent supporter les petites douleurs à cause d'une sensibilité absurde que le moindre toucher déchire. Le récit de Thérèse a perturbé grandement Charlotte : elle s'est tordue les doigts lorsqu'elle lui a conté comment une femme à la grosse taille et au maquillage outrageux a tenté de la convaincre d'entrer dans sa maison de catin dès son arrivée à Paris, elle a suffoqué comme dans des vapeurs bouillantes lorsqu'elle lui a décrit sa rencontre avec l'avocat, maitre Robespierre, à la suite d'une altercation dans un café qu'elle avait rapidement pris l'habitude de fréquenter dans Paris et elle a versé de grosses, de lourdes et de timides larmes lorsqu'elle lui a détaillé les évènements de cette nuit où Louis a été enlevé.

Au bout d'une attente qui finit par n'avoir plus de sens, Thérèse pousse la grille en fer forgée : la grille se fend au milieu en cédant une large ouverture.

- Entrons, propose Thérèse avant de s'avancer vers l'allée de pierre qui mène à la porte d'entrée de la demeure.

Charlotte, peu convaincue, nourrissant un début d'anxiété dans son estomac retourné, concède, à la fin d'une lutte interminable avec ses jambes, à suivre les pas de Thérèse. Pour s'aider à avancer entre la boue, les pierres et la végétation rencontrés sur le chemin, elle remonte jusqu'à ses chevilles sa longue robe faite de tissus bariolés. La pluie s'est arrêtée de tomber, cependant, l'eau a ramolli la terre devenue une vase épaisse. Chacun de ses pas émet un bruit singulier, pareil à un clapotement énervé : ses bottes à talons s'enfonçant en profondeur. Charlotte se maudit elle-même, à chacun de ses pas, d'avoir choisi de porter une telle toilette. Cependant, en venant à Paris, elle n'avait pas pensé devoir marcher dans la boue, explorer un large domaine et rencontrer ce Robespierre que tous craignent, même dans les campagnes isolées.

Une lourde porte, noire, faite d'un bois massif, dont le centre est décoré de la gueule d'un lion rugissant et dont le museau est troué d'un gros anneau, se présente face à elles. Charlotte surprend un genre d'ébahissement lui torturer les muscles de son visage, tandis que, distraitement, elle se bat encore à tendre, puis, dépoussiérer le tissu de sa robe. Thérèse, qu'aucun trouble ne vient déranger, qu'aucune appréhension ne peut déstabiliser, qu'aucune crainte ne parvient à arrêter, frappe, non sans force, non avec espoir, le heurtoir contre le battant de la porte. Le bruit, pareil à celui d'un marteau contre mur, résonne longtemps après, comme la secousse du tonnerre résonne encore longtemps après que l'éclair a sillonné le ciel. Charlotte veut ajouter mot : elle a de grands yeux exorbités, sa bouche forme un cercle brillant, ferme et fort et elle a levé un index inquisiteur. Seulement, les mots qui se préparent à traverser la barrière de ses dents ne pourront jamais rouler sur sa langue. A cet instant, la grande porte d'entrée s'ouvre largement. Un homme, petit, bossu, avec le crâne rasé et l'air d'un croque-mort, habillé d'une livrée noire, se tient sur le seuil. Thérèse observe ce petit homme d'un œil étrange. Son sourcil noir, touffu, dessine un arc de cercle en haut de son visage. Son front blanc, mou, est lâchement sillonné d'un trait. Thérèse trouve à cet homme une allure remarquable, pareille à celle d'une grenouille dont les pattes ont été brisées avant qu'elle ne soit jetée dans l'eau bouillante : ses jambes sont tordues, ses genoux se rejoignent en pointe, marquant les traits d'un X douteux, et ses cuisses sont de grosses pièces généreuses en viande. Il a une tête ressemblant à une noix scintillante, un nez effacé et des yeux inexpressifs qui se remarquent à peine sur sa face pâlichonne. Thérèse prend une profonde inspiration : son souffle résonne dans sa cage thoracique à la manière d'une grosse cloche. Il semble que le son fait trembler son cœur. Un sentiment nouveau l'envahit, des pieds à la tête, soudainement, en oubliant de prévenir son courage et en la terrifiant quelque peu. Thérèse ouvre la bouche, puis la referme. Ses doigts sont secoués d'un tremblement soudain, prompt, qui l'effraie et qu'elle se dépêche de retenir dans son autre main, espérant en silence qu'elle est la seule à l'avoir vu. Cette angoisse étrange qui monte en son propre intérieur, comme la marée aux heures de pleine lune sur le rivage, surprend la courageuse jeune fille qui demeure ainsi dans un profond malaise d'elle-même. Elle remue les lèvres, puis sans réfléchir, sans se donner le temps de penser, sans se donner le temps de renoncer, Thérèse bredouille quelques mots en vitesse.

- Je voudrais m'entretenir avec-

- Monsieur Robespierre vous attend dans sa bibliothèque, réplique précipitamment ce petit homme au crâne luisant et aux jambes de grenouille, taillant, sans s'en faire, en son milieu, le propos de Thérèse.

La jeune femme, encore un peu abasourdie, la bouche entrouverte et le souffle coupé, n'a pas l'opportunité d'ajouter mot. Ce petit homme s'installe sur le côté, près du battant de la porte, laissant un large espace à Thérèse et à Charlotte pour entrer. Il tape du pied, impatient. Il croise ses petits bras autour de son étroite poitrine, maintenant agacé. Il émet un grognement rauque, pareil à celui d'un ours menacé, tout à fait marri. Il ouvre d'extraordinaires yeux, ses sourcils remontant sur son large front brillant, en formant des lignes abstraites, avant de tourner les talons. Les jeunes femmes suivent le valet à l'intérieur de la demeure. Le petit homme les guide vers un grand escalier de bois, qu'ils gravissent ensemble. Thérèse a l'impression d'avoir des jambes de plomb, le visage figé dans le marbre et le cœur tordu par une main de fer. Un long silence s'étend, s'étire et s'étiole, comme du sucre d'ange, comme un voile léger et fin, finissant par recouvrir ceux qu'il habille et, seulement déchiré, au bord des coutures, par ci et par là, par le grincement inquiétant du bois des marches de l'escalier. Thérèse se sent soudainement comme privée de son corps, comme n'étant plus qu'un fantôme qui hante ces couloirs, ces murs, cette demeure. Un frisson lui parcoure la moelle, se propage dans l'entièreté de son corps, rapidement, comme un feu de forêt en été, à travers ses pauvres nerfs et roule sous sa peau, vivement, en de grosses vagues, en faisant trembler sa chair. Sentant une main effleurer son bras, elle n'a pas besoin de se retourner pour savoir qu'il s'agit de Charlotte. Se prenant bras dessus, bras dessous, la jolie rousse et la grande brune s'avancent ensemble sur les marches. Au sommet, Charlotte se retourne. La hauteur lui donne un vertige étourdissant, singulier, montant à travers ses muscles, des pieds jusqu'à la tête. Au sommet, Thérèse, elle, découvre un immense couloir tapissé de nombreuses portes. Le petit homme s'avance dans ce couloir, suivit de près, sur ces talons, par les deux jeunes femmes. Soudain, il s'arrête, devant une porte en chêne, quelconque, qui ressemble à toutes les autres portes. Il s'arrête si soudainement que Thérèse faillit s'écraser contre son dos. Le valet ouvre la porte, s'efface, à l'écart, et Thérèse bat des paupières tandis qu'elle pénètre, d'un pas affirmé, en soutenant droitement sa petite stature, au milieu d'une lumière douce, lourde et chaude, qui l'enveloppe comme dans une couverture. Thérèse a du mal à respirer, la poitrine immédiatement étroite. Elle rentre dans une vaste pièce, aux quatre murs entièrement tapissés de livres, de toutes sortes de livres. La bibliothèque soutient une impressionnante hauteur sous-plafond, d'où pend un majestueux lustre en cristal, étincelant à chaque caresse d'un soleil de cendre filtré à travers une large et longue fenêtre. La fenêtre donne une agréable vue sur un jardin exotique : des arbres aux feuillages qui s'entrelacent, de grosses fleurs qui éclosent de milles couleurs, des arbustes petits, rares et buissonneux, pareils à des nuages sauvages, se dessinent dans le verre. Thérèse s'en délecte, un instant, pensant admirer une toile de grand maitre, une nature morte peinte par un talentueux pinceau : l'enthousiasme de la nature qui s'épanouit, qui s'émerveille, qui s'étend, apaise certaines agitations intérieures, qui tournent, se retournent et tourbillonnent, au fond de sa conscience massive, comme un ouragan se déclarant. Le décor, ce jardin fleuri entouré d'arbres couverts de riches feuillages d'été, à la fois solennel, apaisant et charmant, apparait au cours d'un jour incandescent qui contraste avec l'ombre profonde de la forêt qui entoure le domaine de Robespierre. La saison, le décor, l'air, favorable à une véritable tendresse, suffirent à prendre son cœur. Sans étudier, ni approfondir ses sentiments, à la fin de quelques minutes, Thérèse laisse un entier soulagement submerger son corps comme une eau chaude à travers son sang. Elle respire profondément, clôt ses paupières, en poussant une main sur sa poitrine étroitement fermée, solidement resserrée, derrière sa chemise. Ses doigts s'agitent avec le mouvement que fait sa cage thoracique en se soulevant. Les débuts et les progrès de la végétation, l'avancement de la saison, l'enchante : depuis la poussé des premières fleurs dans les recoins chauds jusqu'au développement des feuilles à la gloire de la forêt luxuriante. Quelque chose qui est au-dessus de la peinture, de la musique ou de la poésie, quelque chose qui parvient à écarter les soucis et à plonger le cœur dans un ravissement complet, l'inonde par un afflux incoercible, qui ne peut être comprimé ou retenu. Thérèse a l'impression que ni la méchanceté, ni le chagrin, ne saurait exister dans le monde qui accueille ce jour. Son regard revient ensuite, au centre de la pièce, où trône un grand bureau de bois, en désordre, recouvert de divers documents et d'autres volumes. Sous le bureau, s'étalait sur le sol, une grande moquette rouge. Thérèse s'avance, marche, encore chaussée de ses bottes salies de boue, de terre et de poussières, sans être grandement soucieuse, faiblement intéressée, au-devant de ce tapis. Charlotte, elle, doucement étourdie, largement pantoise, emportée par une ivresse grisante, progresse dans la bibliothèque, en levant la tête, en tordant le cou et en se brisant le dos. Instantanément, en suivant une fougueuse réaction de l'instinct d'une grande amoureuse de lettres, elle porte une main à sa ceinture qui retient au-dessus de ses vêtements, près de son large bassin, le dernier livre qu'elle est en train de lire. Ses doigts se tordent nerveusement autour de la couverture en carton, ses phalanges se crispent fortement autour de la tranche, et bientôt, ses jointures blanchissent. Ses joues rosissent, ses pupilles se dilatent : il semble que son ébahissement lui donne quelques troubles. Charlotte n'avait jamais vu autant de livres réunis dans une même pièce. La conscience des romantiques qui l'habitent pénètrent en profondeur en son être et bientôt, elle se dit qu'elle aimerait vivre ici, à jamais, pour toujours. Longtemps, elle reste tétanisée à l'entrée de la pièce, n'osant approcher, n'osant avancer davantage, puis, soudainement, comme un rappel de sa propre conscience, comme un message d'alerte ses propres émois, elle revient à sa réalité, oubliant presque les millions de monde qu'enferment ces millions pages. Au loin, près d'étagères recouvertes de livres, se découpe dans l'ombre une silhouette particulière.

Robespierre ne correspond aucunement à l'idée qu'elle s'est construite d'un avocat, d'un député ou d'un chef de révolution, se dit-elle premièrement. Il est un homme grand, mince, à l'ossature frêle et aux muscles noueux. Robespierre est un être étrange, d'une beauté particulière, singulière, que personne ne sait reconnaître complètement, que certains disent ne pas remarquer, mais dont d'autres s'étourdissent sans faire exprès. Ses cheveux longs jusqu'aux épaules, bruns, lisses, sans frisottis, pareils presque à ceux d'une jeune femme, sont coiffés en queue de cheval. Ses habits simples, ternes, donnent à sa haute taille des allures austères, comme semblant être une ombre dans l'obscurité. Un monocle fumé, teinté de gris, assombrit un de ses yeux bleu électrique, en rajoutant une touche de noirceur sur son visage. Sa peau semble molle comme l'argile, comme tannée par le soleil, comme s'il avait eu à survivre à de nombreuses intempéries ou comme s'il avait eu à supporter la lourde chaleur de travaux des champs. Sa peau n'était pas durement blanche, comme la peau des hommes du haut monde, comme la peau des hommes qui se couvrent de vêtements élégants et qui se pressent sous l'habitacle d'un grand Parlement. Il est difficile donc de l'imaginer en robe noire, en collerette blanche, la bouche tordue et le visage franc, debout, face à un juge, plaidant la misérable cause d'un homme quelconque. Il est difficile donc de l'imaginer habillé d'une étroite redingote, les souliers vernis et un attaché de caisse sous le bras, l'œil brillant et l'air conquérant, assis, près de ses collègues députés, au milieu des États Généraux. Il est difficile donc de l'imaginer dans un costume de coton fané, chef d'une révolution en marche, le doigt levé et le regard déterminé, reposant à la table d'un café miteux ou se cachant dans la chambre d'une petite auberge, murmurant aux oreilles de ses compagnons quelques directives à suivre. Soudain, ses lèvres ont des mouvements perceptibles puis, sa bouche s'ouvre dans une déchirure et, Thérèse distingue les clartés roses de sa gorge.

- Adorable, dit-il enfin, en portant une main à son cœur, accompagné d'une moue faussement joviale, terriblement ironique. Votre visite est un véritable honneur, Bernard.

- Ma venue n'est pas une visite de courtoisie, réplique aussitôt Thérèse d'une voix plus aiguë qu'à l'ordinaire.

Robespierre serre théâtralement ses mains dans les siennes. Il marche dans la pièce, d'un pas désinvolte, allongeant ses jambes, soulignant de grands pas. Les mains derrière le dos, gardant le cou noueux et la colonne raide, il donne à sa marche une allure féline, gracieuse, pareille aux vents qui guide les nuages dans le ciel. Robespierre s'arrête une fois arriver derrière son grand bureau. Il a des gestes énergiques, les mains baladeuses et vagabondes. Il remue la pile de papiers qui s'entassent dessus et à laquelle il tente, presque vainement, avec de larges mouvements, étonnamment dégagé de lui-même, de donner une apparence organisée.

- Quel crève-cœur ! s'exclame enfin le député en se laissant lentement choir dans un fauteuil.

Il s'adosse contre son siège, avant d'arranger sa chemise, avant de tirer sur le tissu qui colle à sa peau moite de sueur. L'été s'éternise, juillet est long et la pièce ressemble à un four étouffant. Le corps de Thérèse s'enivre d'une chaleur : elle inspire profondément, mais il semble que l'humidité de son souffle est retenue dans l'air, mais il semble que de petites gouttelettes imbibant l'atmosphère, qu'un vent sec collant à la lumière, comme par un climat tropical, pèse sur ses épaules. Son cops entier articule un mal étrange : les fibres de ses muscles se nouent, le moindre de ses tendons se contractent et le fil de ses nerfs s'excitent. Le moment est un face à face qui s'éternisent, auquel Thérèse ne trouve pas de sens. Le silence devient un être particulier, qu'un corps incarne, qu'un cœur anime, qu'un sang abreuve, et qui s'empare d'elle-même, de ses membres, de ses articulations, de ses os. Le silence, comme caché en embuscade, comme tapi dans l'ombre, se réveille, attend, surprend par derrière. Le silence prend en otage son entier organisme : il a posé une main sur son menton, a recouvert son nez, a bâillonné sa bouche. Elle est tétanisée. Respirer devient douloureux. Un poids de plomb, qu'aucun alchimiste ne saurait transformer, qu'aucun pistolet à flamme ne pourrait faire fondre, s'est comme posé sur son buste : ses poumons s'atrophient douloureusement à l'intérieur de sa poitrine, sa respiration se bloque dangereusement dans sa gorge et se transforme en une douleur sourde et profonde, puis son souffle s'écoule lentement entre ses lèvres. L'air se raréfie dans son sang, puis son cœur bat quelque peu vainement, puis son cerveau devient pareil à une masse visqueuse, lâche et molle, qui s'étale dans son crâne avec la teneur d'une vase épaisse. Robespierre décoche un regard terrifiant, pénétrant, qui la met au supplice comme face à un lion affamé, qui la transperce comme touchée par une flèche empoisonnée. Thérèse sent sa face surchauffée : une migraine atroce semble lui perce le crâne, son front est comme fendu en deux et le sang autour de ses tempes frappent une lourde pression qui finit de l'accabler. Elle bat des paupières, dans un mouvement de rage, de provocation ou de détresse, qu'elle ne comprend pas. Elle ferme les yeux, tentant injustement de canaliser la douleur dans sa tête, puis, avant qu'elle n'ait le temps de réfléchir, avant qu'elle n'ait le temps de trembler, avant qu'elle n'ait le temps d'inspirer, sa voix s'élève, monte, crève l'espace, troue le silence.

- Libérez Louis de Navarre ! s'exclame-t-elle, soudainement.

Le silence a été brisé, puis, avec une grande habilité, est reconstruit. Sa voix n'a été qu'une sorte d'éblouissement, froid, nuageux et plein d'électricité, comme le tonnerre qui secoue l'horizon une fois, sans revenir. Thérèse a le front brillant, le souffle court et la gorge piquante. L'émotion coule encore dans sa gorge sèche, dégouline sur ses cordes vocales, longues, vibrantes et trépidantes. Robespierre ouvre un œil banalement étonné, rempli d'ironie et de désinvolture. Il retire ce monocle qu'il porte sur son nez, entortille la chaîne d'argent qui retient ce cercle de verre à sa vieille redingote, autour de son index et, termine par s'amuser de cet objet comme avec un yo-yo en le ramenant dans un mouvement de va-et-vient continu, avec une monstrueuse dextérité.

- Pourquoi le sort de ce noble vous inquiète-t-il ? demande-t-il en admirant dans une libre attitude, dans un comportement nonchalant, l'activité de son monocle qui revient et repars, qui fend l'air et l'atmosphère, en laissant derrière comme un bourdonnement d'abeilles.

Thérèse ne répond mot, ne sachant elle-même quelles paroles prononcées, quelles paroles sont vraies. Elle se contente d'abandonner un silence entre elle et Robespierre, les étreignant, ensemble, dans une sorte d'hors-temps, d'hors-espace. Thérèse a du mal à respirer tout à coup : comme après avoir été expédiée dans l'espace infini, l'espace en expansion, l'espace inconnu. Elle a l'impression que l'air manque dans ses poumons creux, que le confins étoilé du monde pèse sur ses étroites épaules, que sa taille courbée et grossie par l'âge féminin se redresse fièrement et rageusement et que l'éther du monde colle à sa peau molle. Soudain, pareil à l'éclat argenté de la lune sur le fond noir du ciel, un sourire rempli de dent illumine la face terne de Robespierre.

- Évidemment, reprend-il. Pourquoi les humains s'engagent dans des idioties ? Par amour, évidemment.

- Je ne suis pas amoureuse de Louis ! s'exclama-t-elle avec violence, aussitôt.

Thérèse a crié. Sa voix est parvenue étrange, nouvelle, à ses oreilles : elle a eu une inflexion légère, un trémolo vibrant, que Thérèse n'a pas reconnu. Elle a ouvert la bouche et avait prononcé ces mots en étant elle-même surprise par le son de sa voix, comme si elle ne s'était jamais entendu parler. Ses joues sont rouges et sa gorge étreint une douleur lancinante qui a comme la sensation d'une aiguille plantée dans la chair. Une émotion inconnue inonde l'entièreté de son être plus rapidement qu'une marée montante, grignote son estomac plus rageusement qu'un chien mordant dans sa viande, broie ses os pour en faire du sable plus cruellement qu'un pied de plomb frappant de toutes ses forces.

- Louis ? s'étonne ironiquement Robespierre, tout à fait amusé, en levant un sourcil interrogateur. Les convenances sont déjà abolies : les noms de baptême sont utilisés.

Subitement, le sourire irrégulier, peint avec une nuance de cruauté, presque mauvais, de Robespierre fend davantage son visage d'une beauté étourdissante. Ses pommettes se rehaussent, ses canines se découvrent et ses lèvres ébauchent une ligne maladroite. Thérèse se décompose. Un sentiment étrange balbutie, sonne, puis résonne, comme une cloche d'église, comme chantant les cadences d'un cortège funeste, au tréfond de son être. Quelque part se prépare une guerre : une lutte acharnée entre peur et colère qui a le mérite d'enflammer son corps. Il semble que d'une épée affûtée, la colère blesse à sang la peur en prenant le dessus. Le flanc maculé, la peur plie les jambes et se jette sur la colère comme un lion affamé. La peur est à califourchon sur la colère qui, exténuée et blessée, fléchit, titubante et désorientée. La colère se relève, combattant à main nu et les poings fermés. Les coups s'abattent et, rapidement, la peur est à terre. La colère, pleine de toutes ses nuances, réside debout, victorieuse, dans l'être de Thérèse. La rage parcoure ses muscles, la fureur roule sous sa peau et la hargne finit de rompre son squelette.

- Arrêtez ! insiste Thérèse. Ma motivation est autre, ma motivation est d'une nature qui vous ait inconnu, qui vous ait incompréhensible. Ma motivation est la morale : la volonté de bien faire ! Ce dont vous êtes dépourvu, Robespierre.

- Bien, concède-t-il.

Robespierre, résidant tranquille, habile, à son bureau trônant dans la ligne d'une large fenêtre, mais le visage à moitié dissimulé dans la pénombre, se redresse dans son fauteuil. Il se saisit d'un cigare trainant dans l'immense désordre de son bureau qu'il allume d'un geste purement soigné, avec quelques doigts adroits. Il souffle dans l'air, forme un cercle brillant avec ses lèvres, et un nuage de fumée, plein de poussières, de gris et d'un peu de noir, l'enveloppe complètement. Un instant, le monde devient flou, avec un caractère léger ou manquant de netteté, voilé de vapeurs étourdissantes ou couvert de nuages délicatement opaques : il semble que Thérèse ne soit plus capable de discerner le passé du présent, l'imaginaire de la réalité et le souvenir de l'actuel. Le temps se transforme en une matière confuse qui se dissipe dans l'air, qui coule étrangement sur un éther mouillé, qui s'articule sur un mauvais rouage avec l'espace. Un instant, Thérèse se souvient de quelques désagréables moments que le temps confus, dissout, lui donne l'impression de revivre.

Il était un jour d'été. Quand la dame de café lui eut rendu la monnaie de sa pièce de quatre sous, Thérèse choisit de prendre place au comptoir. Elle but, avec grande prudence, une généreuse gorgée de son café, noir et chaud, servi dans une tasse peinte en blanc et où éclosent, près de la hanse un peu ébréchée, de grosses fleurs roses que Thérèse détestait affreusement. Ses lèvres trempèrent dans l'eau brune, ses dents cognèrent contre la céramique, enfin ses esprits furent revigorés. Thérèse reposa sa tasse sur le comptoir, observant avec attention chaque effet du café sur son corps.

Dès la première gorgée, cette substance au goût naturellement amer, à laquelle Thérèse avait refusé ajouter du sucre, stimula son système nerveux. Ses pupilles se dilatèrent, restant sans cesse aux aguets, demeurant vigilantes. La boisson coulait dans sa gorge courte et trépidante, dans son œsophage mou et paresseux, puis tombait dans son estomac qui soudainement contractait une douleur quelconque, muette, doucement agréable et presque ennuyante, comme l'est l'écho d'un tonnerre frappant un horizon rempli de nuages de poussières, de ténèbres scintillantes et d'électricité humide. Les coins de sa bouche s'allongèrent dans une sérénité étrange.

Ce café, véritable eau-de-vie, réconfort de l'âme, colora son teint, illumina son œil et fit éclore ses veines en réchauffant son sang. Thérèse reprit sa tasse entre ses paumes. La chaleur de la céramique s'infiltra dans ses doigts, caressa sa peau et excita son sang. Un instant, elle s'en délecta, en se contentant de lorgner le liquide qui trembler et faisait des ronds dans sa tasse. La deuxième gorgée fut une sorte de révélation. Son cœur, tout à coup, battit rapidement, promptement, comme soudainement terrifié par n'importe quel danger. Le liquide noir se mêla à son sang rouge et, la caféine roula sous sa peau et cogna dans ses veines : elle parcourra, erra, flâna, comme un promeneur au printemps, comme un vagabond des bois, comme un artiste à l'esprit allumé, son organisme entier. Ce fluide traversant son corps à travers le réseau de ses veines, imbiba sa peau, arrosa sa chair, glissa jusqu'à atteindre le bout de ses doigts et de ses orteils. Ses muscles se détendirent quand, une chaleur se répandit dans ses membres et fit accélérer sa circulation sanguine. Chaque fibre s'apaisa, se relâcha, puis ses mains tremblantes furent obligées de reposer à nouveau, sur le bois du comptoir, la tasse. Son regard perdu, noir, à en donner la berlue, entra à l'intérieur de la tasse, tomba au milieu d'un résidu de marc de café. Les formes étaient floues, complètement abstraites. Thérèse tenta d'en distinguer une parmi d'autres, pensant avoir, dans un moment de folie ordinaire, dans un moment de lourde apesanteur ou d'éternel langueur, quelque don de divination. Les grains étaient dispersés aléatoirement : certains s'agrippaient sur les parois, d'autres restaient collés au fond. Des images se dessinaient dans la sombre pellicule : des cercles ou des carrés, qui ne signifiaient rien, dont les esprits raisonnés se fichaient guère et auxquelles n'ont foi que les cœurs doucement émerveillés par n'importe quelle sornette. Thérèse, dont les plis gélatineux de sa cervelle étaient imbibés d'un bon sens qui faisait sa fierté, se permit exceptionnellement d'attarder son regard au fond de sa tasse. Soudain, elle fut prise d'effroi. Elle semblait voir une silhouette se dessiner dans le noir, entre les grains, avec le marc de café. Une silhouette encapuchonnée, faite de ténèbres, comme un squelette humain habillé d'un suaire et agrippant une faux : la silhouette de la mort. Son corps perdait contenance peu à peu : un souffle froid, glacial, qui lui rongeait les os et lui mordait la chair, caressa sa nuque, tendit ses muscles et fit friser ses cheveux bruns au-dessus de son cou. Chaque jour, elle semblait regrettée sa décision. Elle entendait, comme un vrombissement, comme un éclatement d'étoiles, comme un martèlement grossier et sonore, la voix de Charlotte dans sa tête. Elle entendait comme un mauvais avertissement, comme un cauchemar irrégulier et redondant, comme la prophétie d'une Cassandre dramatique, les mots de sa meilleure amie avant son départ pour Paris. Charlotte, sa meilleure amie, n'avait cessé de la retenir, de l'empêcher, de lui dire que les choses seraient difficiles et dangereuses. Thérèse regrettait son audace, sa bravoure, soudainement. Elle n'était à Paris que depuis quelques semaines et, elle se demandait chaque matin et chaque soir comment rentrer dans sa province. Thérèse n'avait pas encore trouvé de chambre dans une auberge convenable. Elle passait ses nuits entières dans ce café jusqu'à sa fermeture. Une tension dans sa poitrine s'accrût au point qu'elle eut l'impression d'avoir le cœur comprimé. Il lui semblait que le monde lui collait comme une croute de saleté à la peau, que l'air s'infiltrait comme un poison dans ses poumons, que le poids de la terre écrasait comme un morceau de béton son buste. Elle éprouvait une douleur aigue, elle n'avait qu'une idée en tête : sortir, respirer et prendre l'air.

Thérèse pénétra dans la nuit, se terra au creux d'une ruelle sombre, en titubant sur ses genoux vacillants, sur ses chevilles noueuses, sur ses jambes capricieuses, qui semblaient être faites d'une matière lisse, d'un duvet fileux, comme du coton. Elle se crut trébucher à chaque pas, trépasser à chaque respiration, se perdre à chaque avancée. L'air des obscurités d'été filrtait avec son visage, caressa sa joue, remua ses cheveux, comme la main d'un tendre amant. Le vent murmurait à son oreille quelques sifflements sourds, silencieux, qui la réconfortèrent à la manière d'une vieille berceuse susurrée par une mère. La douleur finit par être refluée et, elle se laissa échoir contre un mur. La nuque tendue, le dos courbé et les mains posées à plat sur ses genoux, vrombissant comme une mule surchargée, Thérèse fixa le sol à la recherche d'un nouveau souffle dans la terre sèche. Soudainement submergée par une émotion vive, comme par une vague immense, à bout de forces et de nerfs, elle pleura. Des larmes salées roulaient sans honte, sans douleur, sur ses joues. Sa peau était brûlante de fièvre et son crâne montait en ébullition. Elle avait la tête qui tournait et l'esprit qui divaguait. Elle se rappelait son courage comme nous nous rappelons un souvenir égaré, elle se rappelait son courage qu'elle avait entretenu durant des années et qu'elle avait perdu en une nuit, elle se rappelait son courage qui était devenu comme un jouet de son enfance et sur lequel elle ne parvenait plus à mettre la main. Son courage avait été en elle-même, au fond d'elle-même, ancré plus profondément que son âme. Aujourd'hui, son courage agonissait et, l'air de la mort, le sifflement de la révolution, flottant autour de son cœur, retentissant au cœur de son être, posé comme un corbeau perché sur son arbre, rodant en élargissant ses longues ailes et tordant son bec difforme, fendait les nuages et se préparait à dévorer entièrement son courage. Son courage manquait terriblement à son être comme nous manque un être cher, un ami, un allié. Cette absence avait creusé un immense trou au fond de son cœur : parfois, le trou s'agrandissait, les bords s'élargissaient et, l'impression de tomber en elle-même la dominait. Cette impression de vide lancinant, d'angoisse pénétrante, était un trou dans son cœur, un creux à l'intérieur de son corps, qui la plongeait dans un extrême malaise d'elle-même. Elle semblait regarder en elle-même, être postée au bord de son âme, guettant dans ses profondeurs noires, opaques, sa propre noirceur qui s'élevait, grossissait, comme un démon rempli de fumée et de poussières. D'en haut, un vertige inonda son cœur, une bile remonta sa gorge et un air nauséeux jaunit son teint. Elle se redressa péniblement, épuisée par les larmes et la désespérance, lourdement accablée d'une noirceur qui tordait son cou, meurtrissait ses omoplates et brisait son dos, comme un poids colossal qu'elle était destinée à supporter à l'image d'un Atlas condamné à porter la terre. Elle se redressa quand même, ne pouvant endurer sa position qui brisait, facturait, cassait, son corps comme du verre. Elle se redressa et se soutint avec gratitude contre le mur. Sa solidité la rassura un instant sans qu'elle ne parvienne à expliquer pourquoi. Thérèse passa ses paumes fraiches sur son visage brulants. La langueur de vivre, la douleur de périr, brutalisait ses pauvres nerfs, sa tendre peau, qui s'embrasait comme les bûches d'une cheminée. Elle voulait souffler une prière dans ses mains : ses lèvres s'agitèrent, sa bouche se déchira, mais sa voix se brisa sous formes d'étoiles dans sa gorge, mais sa langue piqua avec la froideur d'une aiguille la chair de ses joues. Elle voulait souffler une prière dans ses mains, mais elle n'avait plus la force de se battre, mais elle n'avait plus la force d'espérer. Elle n'avait plus la force d'espérer : il lui semblait donc que son malheur, que son malheur entier, était dans l'espérance. Que son malheur n'était ni ce monde affreux, ce monde cupide, ce monde injuste, ni sa condition misérable, sa condition pénible, sa condition indigente, mais son espoir ! son espoir foudroyant, flamboyant ! son espoir de voir ce monde et sa condition changer. Elle n'avait plus de foi, plus de foi en rien, plus de foi du tout. Elle se souvenait amèrement de ses rites, de ses paroles, de ses matinées à l'église, mais aujourd'hui, elle avait l'impression, non pas que Dieu l'avait abandonné, mais qu'elle avait fait tomber Dieu, qu'elle avait eu Dieu entre ses mains et que Dien lui avait glissé entre les doigts. Elle avait perdu sa foi comme on perd une vieille piécette au fond d'une poche trouée. Il lui semblait que l'espoir était un feu. L'espoir était un feu qui l'incendiait, la ruinait, la brûlait, de l'intérieur. Elle refusait d'aider à faire grandir, à attiser, à alimenter, un feu qui la consumait comme un misérable fagot de bois. Aujourd'hui, elle n'espérait plus, plus en rien, en rien du tout. Ses mains glissèrent, tombèrent, en même temps qu'elle s'écrouler contre un sévère mur de pierre.

Soudain, un bruit s'éleva dans le lointain de l'obscurité, gonfla dans l'aisance des ténèbres, comme un monstre épouvantable dans les cauchemars d'un enfant, et fit éclater en morceaux le confins de la nuit. Thérèse avait l'esprit embrumé par des angoisses naturelles qui s'offraient à elle sous la forme de démons exquis, de démons vaporeux, de démons ondulants, qui emplissaient ses poumons comme la fumée d'un cigare, qui soumettaient son âme comme un roi despotique, auxquels elle ne parvenait à résister.

- Tiens, en voilà une jolie fille !

Au son de cette voix grave, de cette voix profonde, de cette voix graveleuse, elle se débattit difficilement face à elle-même, en sursautant sur sa place, en bondissant avec son corps. Progressait lentement, dans la lumière suave, dans la lumière moelleuse, dans la lumière qui avait été arrachée d'une lune éclatante, une solide et ferme silhouette. Thérèse, plissant les paupières, allongeant son regard, vit mal dans les ténèbres de la nuit, respira fort dans la chaleur de juin. Un jeune homme, élégant, de haute stature, d'allure audacieuse, le pas entrainant et la mine rougie par le vin, s'approcha. Thérèse eut un mouvement de recul : son dos se brisa contre la dureté du mur. Le jeune homme, près d'elle, souffla sur ses joues, glissa une main dans ses cheveux, caressa ses grosses boucles brunes. Thérèse ne se permit pas, pas un instant, pas une minute, pas une seconde, d'avoir peur. Elle sentait avec une ardeur enivrante son sang pulsait sous sa peau fine comme du papier à musique, blanche comme la chair des femmes, elle apercevait avec une netteté terrifiante les pulsations de son cœur frappant contre sa gorge. La colère surprit Thérèse plus rapidement que la peur. La colère coula, froide, tellement gelée, comme des morceaux de glace qui se brisait avec son sang. Le frottement de sa main, pris dans ses longs cheveux qui tombaient jusqu'à ses épaules, contre son cou, réveilla l'entièreté de ses sens endormis. Thérèse inspira en profondeur puis, elle se sentit pleine, submergée. Dans son dos, de sa tête à son bassin, à travers sa colonne vertébrale, un frisson, froissant délicatement ses nerfs comme du papier, parcoure son échine. L'adrénaline coula avec le mouvement de son sang, gonfla comme un ronflement sourd et se leva, haute et terrifiante, en d'immenses vagues. Une sensation mal définie donna naissance à des ombres épaisses, froides et opaques qui la recouvrirent, en ondulant comme l'écume mousseuse de la mer, en s'écrasant comme la houle sous la tempête, en montant comme une eau tumultueuse et frémissante. L'orage éclata et le déluge emporta Thérèse. Soudain, elle propulsa sa tête en avant, et frappa, prise par une ivresse démente, et frappa, inspirée par une folle énergie, et frappa de toutes ses forces. Elle entendit un éclat sec, un craquement sonore, une explosion voilée : le bruit de l'os de son nez qui se brisait. Le jeune homme recula en titubant, en tendant, dans la nuit, devant lui, une main que l'ombre semblait dévorer, en plaquant une autre sur son visage pour endiguer le sang coulant, le sang ruisselant, le sang coagulant. Un jet de sang tiède éclaboussait son visage, et Thérèse souriait, et Thérèse jubilait, et Thérèse se réjouissait.

Plus tard, la jeune campagnarde était assise dans une salle inconnue, blanche comme les joues d'une vierge, d'une sans-amour, qui n'avait jamais rougi des compliments d'un prétendant. La porte s'ouvrit et un homme entra. Il avait une démarche de bon air, portait une robe noire surplombée d'une collerette blanche et un monocle qui noircissait son regard. L'homme s'installa sur la chaise, posée en face d'elle, en bout de la table qui les séparait comme une mer infranchissable. Ses gestes dénotaient l'usage du monde et les habitudes de la société. Cet inconnu semblait appartenir au genre d'hommes qui savent se débrouiller partout et en toutes circonstances : une fluidité troublante, particulière, rappelant des clartés pâles et inquiétantes, coulait dans ses mouvements et avec le frottement du vent, avec les frictions de l'atmosphère lourde et chaude, chantaient une certaine harmonie, une douce délicatesse, ressemblant à une note de piano qu'aurait sublimée un arrangement de soprano. Thérèse s'amusa à le détailler. Elle appréciait la régularité de ses traits et ses cheveux lisses, sans ondulations, qu'il avait attachés en une queue de cheval derrière son crâne mais, dont quelques mèches capricieuses habillaient son front large et puissant, son front d'homme intelligent et cultivé, qui avait lu, qui avait vu et qui avait appris. Cependant, sa bouche fine et austère, la pâleur délicate de son teint et son regard bleu électrique, aussi froid, dur et impersonnel qu'une lame trempée, lui donnait un air grave. Lui donnait un air qui empêchait qu'elle ne puisse trouver cet homme beau. Il esquissa un sourire et, un malaise pénétrant, lancinant, recouvrit son dos, tendit ses muscles et fragilisa ses os, comme le souffle froid, gelé, d'un redoutable blizzard, d'un vent violent, en été.

- Bonsoir, mademoiselle, dit-il, finalement, en se rapprochant doucement, en faisant luire dans un clair de lune, filtrant à travers la seule fenêtre de cette pièce, le verre du monocle qu'il portait sur son nez. Je me présente : maitre Robespierre, avocat au barreau de Paris.

Il avait une voix haute et claire, une voix des hommes qui se distinguaient dans le monde, qui savaient user des conventions du monde et s'habituer aux roueries et aux marchandages des hommes, grâce à une verve nébuleuse et des astuces de conversation. Thérèse en fut troublée. Sa voix était une musique, une mélodie et, elle se sentait comme un serpent flatté par un charmeur, comme un Cerbère envoutait par les airs d'un Orphée.

- Mademoiselle Thérèse Bernard, ajouta-t-elle, avec une certaine hésitation, sans conscience d'avoir prononcé quelque chose, sans intention d'ajouter quoique ce soit durant cette entrevue.

Maitre Robespierre respirait d'une haleine lente, avait les joues blanches et l'air indifférent. Son index long, délicat, bagué d'or fin, reposait, comme un marquis sur son siège, avec un certain flegme, sans embarras ou difficulté, sous son menton. Ses iris étaient deux trous noirs sur sa face blanche. Deux trous de la taille d'un puit immense et de la profondeur d'une large crevasse. Un instant d'égarement, un pivotement de tête, un regard brièvement échangé : Thérèse avait la désagréable impression que sous ses pieds s'ouvrait un gouffre, rempli d'obscurité, dans lequel, son corps vide, son corps informe, son corps disparaissait en bondissant de paroi en paroi. Il lui semblait que cet homme ne pouvait être mortel, que son cœur n'était pas un morceau de chair, que son âme pesait d'un poids de plomb dans les profondeurs de son corps, que son esprit, chargé d'un boulet, retenu par une chaîne, ne savait comment atteindre les envolées de la conscience humaine. Il s'empara d'une cigarette entre les pans de son habit, à l'intérieur d'un endroit secret de sa robe de maitre, et l'alluma.

- Je ne peux pas travailler sans fumer, dit-il, vous comprenez, n'est-ce pas ?

Thérèse leva sa tête d'étonnement. Elle demeurait embarrassée, malaise à l'intérieur de son propre corps, prisonnière dans sa chair, capturée entre ses reins et son foie. Elle semblait être prise dans une angoisse, dans une incertitude de son avenir, qui tétanisait ses muscles, solidifiait ses os et tendait les fibres de son corps. Elle avait l'impression de ne rien ressentir, de ne plus savoir comment être en joie ou comme être triste. Elle ne se réjouissait de rien et ne s'attristait de rien. L'étroitesse de son cœur la terrifiait. Maitre Robespierre souffla sur sa cigarette. Une brume légère montait, s'accumulant au plafond, pareillement à un ciel nuageux, en un mince fil blanchâtre qui s'élevait du bout incandescent de sa cigarette. Cette brume l'enveloppait comme un linceul blanc, lui pesait comme pèse la terre sur un cadavre.

- Je vais vous expliquer avec lenteur, avec délicatesse, la suite des événements, débuta-t-il, avec la confiance, l'assurance, qui accompagnait accoutument les morales des professeurs dans les écoles ou les prêches des prêtres dans les paroisses. Ce jeune homme était Étienne de Varenne, fils de monsieur de Varenne, député de la noblesse et ami de monsieur de Villepin, financier, homme d'argent et d'affaires.

Il s'interrompit pour rallumer sa cigarette éteinte. Un petit grincement se joignait à ce mouvement, à ce geste de friction qui enflamme l'allumette en son extrémité. Il souffla intensément une bouffée de fumée et reprit d'une voix chaude, suave, dégageant une haleine de tabac.

- Je me trompe rarement en observant les gens, confessa-t-il en soulevant son monocle d'un doigt habile. Je crois que vous êtes une jeune femme intelligente, je crois que vous comprendrez aisément que face à ce jeune homme votre témoignage est irrecevable.

Thérèse regardait, une main posée sous son menton, l'air flâneur et désintéressé, les boules noires éparpillées sur le rebord de la fenêtre. De minuscules cadavres de mouches qui, retenue dans cette pièce, impuissante face à l'obstacle que représentait cette fenêtre close, cognant encore et encore contre le verre et épuisant en vain leurs petites ailes, avaient succombé. Thérèse se demandait combien de temps devait-elle rester dans cette pièce avant que, emportée par le désespoir, fatiguée par l'optimiste, elle ne suffoque. La lumière éclatante de la lune par la fenêtre meurtrissait sa cornée : elle plissa les paupières, frisa la peau et rapprocha ses lèvres avec dédain. Le dossier de sa chaise cassait son pauvre dos de campagnarde et les accoudoirs en bois n'étaient pas assez large pour que tiennent ses coudes. Elle redressa péniblement sa position. Le grincement de la chaise couvrait la voix de Robespierre.

- Écoutez, nous sommes ici entre amis, sans cérémonies, ni poses, ni manières. Laissez-moi vous parlez en toute honnête. J'ai réussi à négocier un arrangement avec Étienne de Varenne : il accepte de ne pas vous poursuivre en justice.

- En échange de ? demanda la jeune femme en l'interrompant aussitôt, tournant vivement la tête, l'œil gros et les sourcils froncés, comme semblant voir pour la première fois son avocat. Les hommes ne font jamais rien sans rien attendre, que voulez-vous ?

Le sourire de Robespierre s'élargit : ses lèvres serraient une courbe impudique, sa bouche, crispée par un sentiment singulier, contractait les prémices d'une bestialité ardente et ses dents, visibles jusqu'aux molaires, donnaient un ton carnassier, un dessin de prédateur à son visage. Son air ingénu parlait avec discrétion, avouait des pensées secrètes et terribles que Thérèse ne parvenait pas à entendre. Il ancra modestement son regard plein de foudre et d'électricité au fond de l'œil vacillant, tremblant de blanc et de noir, de Thérèse. Son âme tremblotait comme de la gelée chaude et son crâne, vide et en ébullition, soufflant de l'air et brillant de chaleur, grossissait comme une masse informe. Le regard de Robespierre était voilé d'une démence tendre, d'une opacité lumineuse, d'une flamme dansante, qu'à son jeune âge, Thérèse ne savait encore discerner, que Thérèse comprenait seulement comme la folie des hommes dont les femmes lui avaient appris à se défendre.

- J'aime votre franchise, mademoiselle, avoua-t-il.

Robespierre, d'un tapotement de doigt, avec une négligence grossière, fit tomber la cendre de sa cigarette à moitié consumée sur le sol. Il reprit ensuite son discours.

- Vous n'êtes pas sans savoir qu'une révolution se prépare, soutient-il en soufflant des filets de fumée grise sortie d'un petit trou en feu. Dans l'ombre du roi, le tiers-état se presse. Vous, mademoiselle Bernard ! Vous êtes fascinante, provocante ! Votre technique de défense et de lutte est impeccable. Je vous propose de rejoindre mon camp : la révolution a besoin de vous.

Robespierre se frottait les mains, ravi de son idée. Thérèse ne parvenait à se souvenir ce qu'elle avait ressenti en entendant cette proposition ubuesque. Une tension s'était accumulée dans son cœur : il semblait que désormais sa peine, ses angoisses, débordaient et se déversaient dans son corps, à travers son sang, affaiblissant ses muscles et irrigant sa chair, comme un venin. Sa gorge se contracte : son œsophage se noue avec sa trachée et sa salive se coince en une boule acide. Son souffle, qu'elle voulait garder calme et sans agitations, mute, s'envole et adopte une allure empressée comme un cheval sauvage lancé au galop. Elle peine à respirer, tout à coup. Elle a de plus en plus chaud. Pourtant, elle parvient à répondre, luttant contre son corps, se révoltant contre elle-même, quelques mots qu'elle tient avec droiture et assurance et qu'elle se félicite de prononcer sans hésitation ou tremblement, face au regard magnétisant de Robespierre qui la foudroie, l'électrise, la brutalise.

- Je fais équipe seule, monsieur.

Les épaules de Thérèse se soulevèrent, son dos se cambra, sa nuque se tordit, maintenant qu'elle se préparait à affronter une tempête, une foudre, qui ne saurait attendre pour s'abattre. Robespierre écarta la fumée de sa cigarette avec la main, fendit l'air d'un tournoiement de pouce. D'un coup de main, d'un bout de bras enveloppé dans une large manche qui remontait jusqu'à son épaule à chaque de ses grands gestes, il faisait disparaitre les traces opaques, persistantes, de cette brume. Soudain, Robespierre s'empara d'un bout de papier et d'un morceau de bois taillé en pointe fine et grise. Il se plia en deux et tordit son coude. Son nez touchait du bout la feuille quand il écrivait. Sa main avait semblé voler à la surface du papier. Thérèse, l'œil vigilant, la bouche en forme de moue, suivait avec un intérêt mitigé tous ses attitudes et tous les mouvements de son corps. Au bout d'un instant, il tendit, pris entre l'index et le majeur, ce bout de papier à sa cliente.

- Soit, mademoiselle Bernard, tenez, donc, dit-il. Rendez-vous à cette adresse : cette auberge est correcte. Demandez la chambre de Maximilien donnant sur la rue Saint-Honoré, proche de la Bastille. Dans le cas où vous changeriez d'avis, je saurai où vous trouvez désormais.

Son regard se rétrécissait et son sourire innocent tordit une courbe adroite, se peignit d'une touche de cruauté. Il reprit sa cigarette dans sa bouche et tira avec force, presque avec colère, au bout.

Une vapeur bouillante, délicate comme de la soie, tendre comme un baiser, se tord autour de Thérèse. Elle prend des formes de danseuses du ventre venues d'Orient, obsédantes et désirable, puis, des formes de monstres, de démons, terrifiantes et cauchemardesques. Robespierre avale de la fumée de son cigare, regardant à peine, du coin de son œil désinvolte, Thérèse.

- Vous, s'exclama-t-il soudainement en pointant un doigt bagué d'or sur Charlotte. Comment vous appelez-vous ?

Assise étroitement, dans un fauteuil en velours rouge, garni de capiton bourru et entouré de punaises dorées, Charlotte sursaute, tendrement terrifiée, durement surprise. Le cœur battant, guindée dans sa robe poussiéreuse, Charlotte croise les jambes, les déplie, les recroise, se frotte les chevilles l'une contre l'autre. Elle ne sait quelle posture adoptée. Ses chaussures serrent douloureusement ses chevilles gonflées. La bride de ses petits talons lui meurtrit la chair et, de la terre, enfouie dans ses chaussures, lui gratte horriblement les orteils. Se torturant les mains au-dessus de ses genoux, la tête baissée, le regard semi-concentré sur le spectacle de ses doigts noués ensembles, la belle rousse se décide à répondre.

- Charlotte, monsieur.

La chair de ses bras blancs et de sa gorge grasse sort d'une mousse de dentelle blanche dont était garnis le corsage et les manches de sa robe. Les cheveux relevés au sommet de son crâne, frise sur sa nuque, comme un léger nuage de duvet roux au-dessus du cou. Sa gorge se noue et le col de sa robe devient comme un joug de prisonnier autour de son cou.

- Êtes-vous née bâtarde, Charlotte ? Votre père ne vous a-t-il donné aucun nom ?

Les manches de l'habit de Robespierre luisent à chacun des grands gestes de ses bras et sa chemise, finement ajustée à sa taille, est grossièrement froissée. Trois boutons sont ouverts et l'espace nu laisse entrevoir la peau de sa clavicule. Autour de son cou, de part et d'autre, pend avec quelques négligences, mal nouée, sa cravate. Les grosses veines près de son cou, sous sa peau de chiffon, transparaissaient affriolantes, véhémente, palpitant sous l'écho de ses paroles.

- Charlotte Montrose, monsieur.

- Mademoiselle Montrose, auriez-vous la complaisance de calmer les sanglots de votre cœur ? L'écho de ses pleurs dans votre poitrine m'est désagréable.

Charlotte jette un coup d'œil à Thérèse qui souleva les épaules en signe d'impuissance, avec sur le visage l'exact expression de l'incompréhension.

- Veuillez m'excusez, monsieur Robespierre, mais-

- Mademoiselle, renchérit Robespierre, en posant son monocle sur son nez, je me trompe rarement en observant les gens, je sais reconnaître un cœur brisé. Le vôtre me donne une migraine épouvantable.

Robespierre, soutenant ses propos, masse, d'abord, ses tempes en fermant les yeux, puis, se tient l'arête du nez entre le pouce et l'index en plissant les paupières. Il reprend son cigare à la bouche, entre ses lèvres serrées, aspire le bout et semble se détendre. La fleur de ses nerfs brûlent, les cellules de sa peau fondent et les fibres de ses muscles s'étirent : Robespierre a l'impression étrange d'être immense dans son corps.

- Charlotte, murmure subitement Thérèse d'une voix suppliante, pourquoi es-tu venue à Paris ?

Thérèse semble comprendre que Charlotte ne va pas. La fille de boulanger se maudit intérieurement de ne pas avoir compris tôt auparavant. Paris, l'air des canons, le sifflement des bals, la rumeur des complots, la révolution : ces choses ont inutilement obsédé son esprit. Soudain, la voix de Charlotte, tentant d'avancer mot, est hésitante et n'est que murmure. Soudain, la respiration de Charlotte, tenant d'avaler un peu d'air, est scabreuse et ne devient qu'une vibration. Les muscles de ses doigts tremblent, ses nerfs vibrent. Son visage vire au cramoisi. Son regard est piqueté de larmes, le blanc de ses yeux est injecté de sang. Elle baisse la tête et se cache derrière ses lourdes boucles rousses qui composent une sorte de rideau sur son front. Quelques gouttes amères s'écoulent le long de ses joues enflammées, tombent au bord de son menton en pointe et s'écrasent finalement sur la moquette rouge qui recouvre le sol en formant des tâches sombres à ses pieds.

- Julien est... est rentré dans les ordres de l'Église, réussit-elle à dire entre deux sursauts de sa poitrine tremblante, fragile et mouvante.

Thérèse bondit sur place, avec l'air d'un animal qui s'élance avec ses jambes, comme piquée par une araignée tapie dans les herbes hautes, comme surprise par le tonnerre grondant dans le ciel. Elle se précipite vers sa meilleure amie et la prend dans ses bras. Thérèse sent, peu après, sa chemise se remplir de larmes, devenant subitement humide, chaude et froissée.

- Il t'aime, susurre-t-elle dans le creux de son oreille, comme un rappel d'une évidence.

Peu à peu, bercée dans les bras de sa meilleure amie, contre sa poitrine, comme par le mouvement des vagues qui amarrent, soutiennent et dansent avec les bateaux, Charlotte s'apaise. Ses sanglots diminuent en intensité, sa douleur est moins pleine. La violence de sa douleur s'est amoindrie, seulement, elle a à chaque fois un peu de peine. Un peu de peine dans le cœur. Elle a un peu de peine au fond de son cœur qu'elle tient de sa naissance, de sa nature ou d'une sensibilité absurde. Ses membres se raidissent, ses muscles s'atrophient : elle n'est qu'un être affaibli par un malheur constant. Ses jambes flageolent comme des roseaux sous une brise, son corps tremble comme les feuilles d'un arbre en automne. Ce malheur était l'absence de son Julien. Personne ne peut lui démontrer le contraire, Charlotte en est certaine : rien n'existe de douleur, rien n'est plus grande torture, que d'aimer et d'être séparé de l'être aimé. Julien l'aime, oui, mais pas autant que son devoir. Des larmes comme des diamants bruts dévalent ses hautes et grosses joues parsemées de tâches de rousseurs qui étincellent sur sa peau blanche comme des étoiles brunes. Ses larmes étaient de véritables diamants, des perles transparentes, comme des bijoux inestimables. Ses paupières étaient des écrins, ses yeux étaient des trésors. Thérèse la regarde et a l'égoïsme de la trouver belle. Robespierre examine Charlotte, pleurant dans les bras de Thérèse, puis qui s'apaise doucement, en caressant avec son pouce et son index son menton imberbe, l'œil étonné et la mâchoire tordue, tel qu'il aurait pu admirer une nouveauté exotique derrière une vitrine dans un musée d'histoire naturelle.

- Les cœurs brisés m'étonnent, me fascinent, m'interrogent comme des êtres de curiosité dans un cirque, formule Robespierre, tout à coup. J'accepte de vous rendre Louis de Navarre.

Robespierre se lève de son siège, le cigare rouge, encore fumant et plein de cendres au bout, entre ses doigts brûlés, en partant se réfugier vers les étagères remplies de livres de la bibliothèque. Une de ces mains curieuses, aventurières, flâneuse, caresse le dos des couvertures tissées de daim, de cuir ou de papier qui se présentent à elle. Ses mouvements ont une certaine grâce déstabilisante : Thérèse ne se permet pas de regarder ailleurs. Robespierre a le dos tourné et, debout, sa stature redouble de puissance. Robespierre s'empare d'un gros livre à reliure bordeaux qu'il ouvre au milieu. Thérèse, le regard étonné, les sourcils levés, suit tous ces gestes.

- Ce cher Rousseau disait que « l'homme est naturellement bon », susurre-t-il dans un souffle, dans une voix, que les sanglots de Charlotte dissimule un peu. J'accepte, avec toute la bonté qui me caractérise, de t'aider à sauver ce petit De Navarre. Seulement, une faveur offerte doit un service rendu.

Sa voix, à la fin, est une amitié tendre. Elle s'élève comme un crépitement de bulles dans l'air, qui éclatent et font un bruit d'abeilles. Thérèse est piquée vivement. Cette voix est un poison qui altère le sang dans ses veines, est un marteau qui frappe ses os pour en faire du sable, est un insecte qui ronge sa chair comme sa nourriture. Soudainement, Thérèse est cognée par une hargne sans nom. Elle a la tête qui tourne et l'air nauséeux. Son sang fait un tour et monte à son crâne en frappant contre ses tempes, en formant un nuage écarlate sur ses joues.

- Que voulez-vous, Robespierre ? Je déjà donné ma réponse à Lagarde : je refuse de vous rejoindre.

- À ton honneur, murmure-t-il en fendant les airs brumeuses, toxiques, de la bibliothèque, qu'il coupe, d'un mouvement tranchant des hanches, en deux pans de vapeurs qui disparaissent lentement dans son passage. Je ne me soucie plus de te voir nous rejoindre. Non, Bernard, j'ai de plus grands projets pour toi et tes amis.

- Que voulez-vous ? répète-t-elle avec véhémence, le visage gonflé par la colère et la bouche tordue par la peur.

Robespierre rehausse sa haute stature d'homme du monde, forge sa silhouette et gonfle sa poitrine. Il soulève doucement les épaules et les sourcils, froisse les plis de son front large et puissant, d'une cadence harmonieuse, presque en musique, remplie de significations incompréhensibles.

- Monsieur de Villepin organise un bal dans sa demeure demain soir, débute-t-il dans un chant importun, en parcourant la pièce d'un pas léger, d'une marche délicate, qui ressemble à une danse gracieuse. Cependant, ce bal n'est qu'une couverture servant au gouvernement du Roi pour se réunir loin du regard des États Généraux. Je veux que ce Louis de Navarre infiltre cette réunion et m'en rapporte les propos. Il n'aura aucun mal à assister aux festivités.

L'esprit de Thérèse est une bouillie disgracieuse qui se cache dans des recoins gluants de sa tête. Ce bon sens qui est à elle, qui fait sa fierté, se dissout avec les restes putrides, en décomposition, de sa cervelle que les baisers d'une vermine féroce dévorent à pleine dent. Elle n'arrive plus à réfléchir. Il lui semble que tout ce qu'elle a amassé de rage, de colère, de courage, avant de se rendre chez Robespierre, s'est évaporés. Elle tente de saisir quelques bribes, de coller différents morceaux et des fixer l'ensemble, mais toute sa colère, toute sa rage, tout son courage, lui échappe à mesure qu'elle tente de s'en saisir.

- Supposant que j'accepte votre marché.

- Louis sera conduit jusqu'à une voiture qui l'emmènera aux abords du port. Demain soir partira pour Londres un bateau clandestin. Paraît-il que les Anglais sont cléments avec la noblesse, je n'en sais rien. Je n'aime pas les Anglais.

Thérèse comprit à ce moment, mais tard, qu'elle était un animal pris dans un piège à loup qui n'avait que peu de d'échappatoire : premièrement, s'agiter, souffrir, se ronger la chair, les muscles et les os de sa jambe pour s'enfuir ou encore, attendre, patienter, espérer que le chasseur, pris de pitié, la libère et la laisser partir. Seulement, elle oubliait que les chasseurs n'avaient aucune pitié. Robespierre, muet, stoïque, regardait droit devant, les yeux avec la pupille immobile, l'air noblement déterminé, en dessinant sur ses lèvres un sourire légèrement teinté d'une touche de cruauté.

- J'accepte.

La fumée que Robespierre recracher de sa bouche s'élargit en s'élevant au plafond, en entourant les corps et les meubles, en laissant par endroit, dans l'atmosphère, des courbes grises, une brume opaque ou une buée pareille à les fils d'une dentelle.

- Souviens-toi, Bernard. Pour vivre, il faut tuer.

L'air de la bibliothèque brûle. Thérèse peine à respirer à l'intérieur. Un instant, elle se croit en apnée. Elle retient sa respiration, traverse la pièce en déchirant la fumée grise du cigare consumé en son milieu et pressent qu'elle s'apprête à plonger dans des ténèbres obscures.

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