Chapitre 3 : J'ai une dette envers lui.

À l'aube, à ce moment où le ciel était encore sombre, où les étoiles étaient encore brillantes, où les réverbères des rues crachaient encore leur affreuse lumière orangeasse, et dont l'horizon semblait être maculée, Thérèse attendait. Au-dessus de sa tête, le ciel était brumeux, uniformément gris. Comme masqué par un brouillard laiteux, traversé par des lignes nébuleuses ou teinté d'une couleur d'acier et de cendres. À Paris, d'imposantes structures de pierres et de verres se détachaient, hautes et ahurissantes, au-dessus des nuages. Les constructions pointaient telles des aiguilles scintillantes. Sur cet horizon immense de monuments grisâtres, le ciel bas se fondait en poussière, comme amené par un souffle de vent, qui dansait avec des noirceurs. Tout était d'une tristesse navrante. Et le ciel pleurait. La pluie s'était mise à tomber, mais, ce n'était que de légères gouttes, qu'un crachin humide, qui mouchetaient le sol pavé de cailloux de petites tâches sombres. Thérèse attendait, demeurant sous ce porche, et, ceux qui étaient au dehors avaient ouvert leurs parapluies. De temps à autre, elle marchait, allait cracher dans la poussière, par propreté, et, ensuite, revenait à sa place, près d'une grosse colonne de pierre, la tête basse, les yeux éteints. À quatre heures et demie du matin, les voyageurs étaient réunis dans la cour de l'auberge, où l'on montait et descendait de voiture. Thérèse était encore pleine de sommeil, et grelottait de froid sous sa légère chemise avec ses poignets en dentelles. Des pieds de chevaux frappaient le pavé, amortis par le fumier des litières, et, parfois, une voix d'homme parlant aux bêtes, jurant et crachant s'entendaient du fond de la cour. Des hommes, resserrant leurs longs manteaux de cuir sur leurs torses, et, des femmes, enfonçant de grands chapeaux à plumes et à frou-frous sur leurs têtes, se pressaient sur les trottoirs, les épaules voutées, luttant contre le vent qui transportait avec lui les cendres de la terre et la puanteur de crottin de cheval.  Les formes étaient floutées derrière un voile de poussière, les choses étaient poudrées d'une mousse glacée, et l'on entendait, par-dessus, dans les grands silences de l'aube, ce bruissement vague, confus et timide, de la pluie qui tombe et descend vers la terre. Aux alentours la rumeur des rues s'étendait, doucement, des voix s'élevaient avec, et quelques brides des conversations de vieilles mondaines parvenaient jusqu'à ses oreilles.

-       Vous rendez-vous au bal de Monsieur de Villepin, ma chère ? Demanda une femme à la chevelure blonde, au teint ridé et avec de grands yeux arrogants, en s'éventant d'une main. Agathe, ma fille, est impatiente. Nous lui avons acheter une robe de mousseline blanche, pour l'occasion. De la dernière des modes !

Thérèse avait le cerveau embrumé, elle se mouvait maladroitement sur place, trépignant d'un pied sur l'autre, et ces paroles n'étaient qu'un cri vaporeux, qu'une vielle ritournelle qui berçait les brumes de son esprit. L'atmosphère de la ville n'était qu'une sensation sur la peau, qu'une lourdeur sur les épaules, que des atomes qui emplissaient l'espace et couvraient le monde. Ce lent défilé de voitures, de voyageurs et de passants devenait une musique pleine de douceur qui apaisait les besognes quotidiennes, les vieilles blessures, et, qui donnait aux âmes agitées et opaques un paisible repos. Un rideau de pluie fine faisait miroiter de milles couleurs, comme à travers les facettes d'un diamant, la lumière pâle d'un soleil levant. L'aurore montait, peu à peu, et, avec, la brume se dissipait, et, avec, une ombre gonflait, comme un nuage gris et inquiétant dans un ciel clair, dans le crâne de Thérèse. Elle regardait la pluie et le ciel comme s'ils eurent été, pour elle, une sorte de recueillement qui rendait l'âme plus sensible. La pluie semblait se poser sur son cœur de pierre et l'émousser. Elle s'en allait à la rêverie. Comme un rocher émergeant de l'eau, lentement, remontait à la surface de sa mémoire, un ancien souvenir. Elle ferma les yeux, se frotta le visage, et elle était de nouveau en province, des années auparavant. Elle avait marché vers la place du village, un panier à la main, plein des petits pains que la mère Françoise avait été commandé à son père, boulanger. Derrière elle, Charlotte l'avait suivie, sur ses pas, le nez plongé dans un nouveau roman qu'elle avait été emprunté à la bibliothèque du village. Thérèse se souvint de ce jour. Elle se souvint avoir eu la tête pleine. La tête chaude, douloureuse, comme écrasée entre les mains d'un Hercule. Des rires avaient soudainement fusé. D'abord, elle n'avait su affirmer d'où était provenu ce bruit ignoble. Thérèse s'était retournée, d'un seul mouvement, faisant tourner les jupes de sa robe. Son cœur avait battu à la chamade, ses mains étaient devenues moites et son crâne était distraitement étourdi. Une douleur manifeste s'était nouée dans sa nuque engourdie, comme si une main maligne avait été tricoté avec ses nerfs trois nœuds douloureux. Sur la place du village, près d'un gigantesque fiacre doré, peint de magnifiques motifs et constellé de dorures, s'était tenu un jeune homme. L'air malicieux, portant sur son visage la courbe d'une sourire ingrat, Louis s'était tenu droit comme i, fière comme un lion. Ses longs cheveux blonds avaient été retenus en une queue de cheval, ses cils de jeune vierge avaient battus dans l'air moite, dans l'air suave, dans l'air tiède des après-midis de printemps et ses mains lisses, élégantes, blanches comme des fleurs avait été parsemés de plusieurs bagues et diamants.

-       Où vas-tu, petite paysanne ? avait-il ricané en croisant autour de son large torse de jeune adolescent ses bras frêles, dorés par un fin duvet jaune, maigres jusqu'à l'épaule.

Thérèse avait eu comme un haut-le-cœur. Son estomac était remonté dans sa gorge entre sa tranchée et son œsophage. Rien n'était parvenu à traverser la barrière de ses dents. Sa bouche s'était ouverte dans l'espoir vain de ne dire mot. Soudain, elle s'était senti une main lui tenir l'épaule.

-       Cette information ne te concerne pas !

Ces mots n'avaient pas été les siens, cette voix n'avait pas été la sienne. Thérèse avait tordue la nuque : près d'elle, s'était postée comme un gardien aux abords d'un palais, comme un phare dans l'océan obscur, comme une étoile dans le ciel noir, Charlotte. Thérèse avait examiné avec dureté la courbe de sa mâchoire frémissante, le creux de son cou où avait été visibles les battements de son sang et le rouge de ses joues. Charlotte avait parlé à sa place, elle avait parlé qu'elle avait perdu ses mots, elle l'avait défendu quand elle n'avait plus su comment porter son courage. Cependant, Thérèse avait été surprise par un sentiment étrange résidant dans son cœur. Un sentiment étrange avait grossi comme un nuage noir, avait grandi comme un monstre terrifiant au milieu de sa poitrine. Un mauvais sentiment qu'elle avait tenté en vain de contrôler, de manipuler, de tuer. Seulement, ce mauvais sentiment avait vécu dans son cœur malgré elle-même, malgré sa propre volonté. Il s'était agité, avait hurlé, avait chahuté, faisant trembler sa résidence. Thérèse avait eu le cœur tremblant, l'air mou et usé : ce mauvais sentiment s'était lu entièrement sur les traits de son visage. Elle s'était maudite elle-même, elle s'était maudite d'avoir été faible face à ce jeune noble, elle avait maudite Charlotte de l'avoir défendue, consommant ainsi son impuissance. Thérèse, prise immédiatement d'une rage furieuse, conquérante et lumineuse, s'était permis un exploit. Elle avait lâché son panier : les petits pains s'était répandu sur la terre, s'était couverts de poussières. L'expression coléreuse de son visage avait étonné grandement Louis. Le jeune noble s'était tordu les mains, avait fait craquer ses jointures. Il avait été abasourdi, il avait eu comme un mouvement de recul. Un mouvement de recul que le jeune de Navarre avait tenté de rendre minime, que le jeune de Navarre avait entamé en cherchant à protéger sa carapace pour qu'elle ne se brise. Il avait été au sommet de l'étonnement, au pied de la peur : une montagne avait semblé se poser devant ses yeux. Thérèse, imposante, déterminée, avait été une montagne qui ne lui donnait d'autres choix que de reculer. Il s'était cogné à la porte de son fiacre, avait aussitôt ressenti une douleur sourde dans son bras. Il avait lâché un hoquet de surprise vibrant, presque malgré lui. Une peur, une peur certaine, avait grandi dans son être. Thérèse avait lu le visage de Louis : elle savait lire la peur. Ce sourire charmeur qui faisait tourner les têtes les plus raisonnées, ce sourire qui contractait habituellement le coin de sa bouche, ce sourire d'enfant gâté qui peignait son visage d'une touche de cruauté : le sourire de Louis s'était perdu comme un nourrisson sans sa mère, s'était fané comme une fleur à l'arrivée d'un hiver mordant, avait mouru sur ses lèvres comme un malade emporté par une longue agonie. Son visage blanc, aux traits arrondis, à la mine angélique, avait dévoilé une peur. Il avait semblé que Louis avait été face à un monstre gigantesque, que Louis avait pénétré une forêt hostile, que Louis était hanté par un fantôme terrifiant. Thérèse avait ri. Ria avec une large et brillante malice. Elle avait aimé cette attitude nouvelle dont elle s'était vêtue pour la première fois. Son attitude singulière, comme d'une guerrière sur un champ de bataille, avait été pareil à un grand voile qu'elle rabattait sur sa poitrine. Son regard avait été comme trempé dans un acier tranchant, plissé sous des yeux d'argent, sa posture avait été fantastique, avait comme la forme d'un rêve merveilleux. Elle avait été grande, avait bombé le torse, avait affiché une mine sérieuse et renfrognée. Son visage avait été dur et au-dessus, avait brillé son front avec largeur et finesse. Elle avait apprécié ce sentiment. Ce sentiment de toute puissance qui l'avait envahi pour la première fois. Thérèse n'avait pas su qu'elle découvrait désormais le courage. L'espèce d'excitation de ses nerfs, le froissement tendre de ses muscles, l'ébullition du sang dans ses veines : tout en elle avait exprimé le même frisson sacré. Doucement, peu à peu, comme un feu qui grandit dans l'âtre d'une cheminée, elle avait appris à maitriser le vertige que donne ce genre de posture : le vertige des grands de ce monde, de ceux qui voient au-delà des limites, de ceux qui tutoient les nuages et parlent le langage des cieux.

Soudain, amputée de la raison par une peur mordante, cinglante et tranchante, Louis avait porté une main à sa ceinture et avait resserré la pression de ses doigts autour du manche de son mousqueton qui l'habillait chaque jour. Un instant avait suffi : Louis avait sorti son arme de son fourreau, avait fendu l'air pesant, lourd et frémissant et l'avait brandi devant lui. Ses doigts avaient tremblé : il n'avait jamais été doué au duel, avec les armes et les bagarres. Son père avait insisté pour qu'il porte « en brave homme qu'il était » cette arme à sa ceinture : hier, Louis retenait encore une colère contre son père, mais, ce jour-ci, il l'avait remercié. L'avait remercié de lui donner les moyens de se défendre face à cette jeune fille indubitablement folle et terriblement dangereuse, s'en était-il convaincu. Étrangement, Thérèse n'avait pas fui. Dans un écho vibrant qui l'entourait, elle avait cru percevoir un cri de terreur, un cri d'effroi, le cri de Charlotte. Cependant, l'air avait semblé compact autour de ses oreilles. L'air avait été comme du coton qui remplissait ses oreilles creuses. Thérèse avait eu la tête pleine. Son sang avait pulsé sous sa chair dure, tendrement bronzée et usée des femmes du peuple. Elle avait senti un courage inconnu qu'elle avait appris à ressentir lui étreindre le cœur. Elle avait su n'avoir aucune chance : elle avait su que ses mains nues, ses doigts aux ongles courts, ses phalanges timides ne pouvaient combattre et battre l'acier trempé d'une lame aiguisée. Cependant, elle avait eu envie de se battre. C'eût été une envie qui l'avait surprise elle-même. Elle avait marché devant, droit devant, sans réellement prendre conscience que ses jambes avaient fonctionné, que ses genoux avaient été déverrouillés et que ses pieds avait foulé la terre. Elle avait engagé un pas vers lui. Louis, terrifié jusqu'au fond de l'âme par cette preuve de ce courage, qui avait imité cependant le visage de la bêtise, le sourire de l'insouciance et la taille de la démesure, s'était précipité inconsciemment sur elle. Thérèse était vive, doucement musclée : elle était parvenue à l'éviter, presque aussitôt. Son cœur avait battu à tout rompre, au creux de sa gorge, léger, volant, comme un oiseau dans le ciel. Ses oreilles avaient tinté bellement fortement, comme une cloche de village, comme une chanson dans sa poitrine. Ses bras, muets, comme engourdis, avaient été dans un état de lourd sommeil. Magiquement, d'un tournoiement de cheville, Thérèse avait esquivé l'attaque du jeune homme

-       Ressaie encore, si tu peux, avait-elle scandé la voix pleine et lourde, sans tremblements ni inflexions.

Thérèse ne pouvait l'expliquer, elle ne pouvait encore en définir la cause. Seulement, une flamme naissante, crépitante, conquérante brûlait dans sa poitrine, une lueur étonnante, nouvelle, encore inconnue à elle, embrumait ses iris marrons et brillants, comme l'aurait fait une mer de nuage posé sur l'océan. Ses yeux se mirent en alerte : la pupille grandissant autour du blanc. Un sentiment étrange ombrait son visage. Emportée par une fougue surhumaine, tête la première, sans une once d'hésitation et pleine de fougue, Thérèse bondit sur Louis. Elle était un chat qui fond dans les airs : elle était féline de loin, puissante et forte, elle était terrible en approchant, avec l'attitude d'un tigre. Les muscles de ses jambes se tendaient comme un arc, ses genoux se pliaient en pointe fine, ses talons se soulevèrent avant de tendre en pique. Louis, saisi de peur, ferme les yeux, abandonnant son arme haut devant lui. Thérèse, ses cheveux bruns, noués par une fibule dorée, volant sous un vent chaud et s'illuminant avec les rayons pâles du soleil, ressemblait à un cheval sauvage, libéré de ses liens et parcourant les vastes plaines. Elle s'envola, puis, au milieu de son élancement, soudain, elle sentit une terrible douleur. Une douleur lancinante, qui la tourmenta, l'obséda et l'importuna subitement, qui se faisait sentir par des élans aigus : pénétrant son corps jusqu'à la pointe de ses os et dévorant la fleur de ses nerfs. Thérèse tomba à terre, sur les genoux, le corps brisé et plié en deux. Une obscurité qui ne dura qu'un instant flotta, passa, comme un nuage dans le ciel avec tous ses astres et toutes ses étoiles, à travers ses yeux marrons étincelants. Essoufflée, les joues rouges, la poitrine vibrante, Thérèse glissa, comme un reflex, une main à son ventre, à gauche. Ses doigts revinrent, sous son regard étonné, terrifié et vacillant, rouges, frais et humides. Elle avait les phalanges collantes et les jointures écarlates. Une odeur épouvantable fit frissonner ses narines. Une odeur de cuivre, d'alliage de fer et de sel : l'odeur du sang. Du sang s'épanouissait, prenant la forme abstraite d'une fleur écarlate, sur son flanc gauche. Thérèse fut prise d'une quinte de toux : son cœur remonta dans sa gorge, sa cage thoracique trembla sous sa peau et ses poumons flottaient dans sa poitrine. Aussitôt, la jeune fille sentit une main posait dans son dos, des doigts caressait sa nuque nerveuse et une présence auprès de ses genoux.

-       Thérèse, tu es blessée !

La voix de Charlotte, sa meilleure amie, parvint avec un flottement délicat, une courbe prestigieuse et un écart monstrueux aux oreilles de Thérèse. Cette voix n'avait pas qu'un murmure, un souffle, une vague qui avait caressé sa tête creuse sans percer sa conscience. Thérèse ne parvenait à se rappeler de la suite des évènements. Le lendemain, le souvenir étroit d'une cicatrice blanche sur son flanc gauche dessinait à chaque souffle de sa gorge, à chaque remonté de son buste, à chaque sentiment de son âme, les contours d'une haine vindicative pour ce Louis de Navarre.

Thérèse n'était jamais parvenue à oublier ce moment dans son esprit. Cette après-midi, sous ce ciel d'argent, loin de sa campagne natale, dans ce splendide et terrifiant Paris, avec ses millions d'habitants, Thérèse pensait encore à ce moment tandis qu'elle attendait sous ce porche. La pluie étalait des trainées médiocres, de vaines marques de poudre souillées par l'eau glacée et dessinant des lignes mauvaises sur les pierres du sol. Thérèse, accablé par les pensées obscures de sa mémoire, distraitement, se mit à compter ces lignes. Dans l'espoir inutile, terrifiant et immobile de soulager son chagrin. Cette après-midi grise était d'un bruit véhément. La pluie d'été, fine et chaude, en se posant sur l'air comme un habit de mousseline léger, éveillait Paris, comme l'eau redonne la vie à la terre morte. Heureusement, le bruit faisait trembler la solitude qui étreignait le corps, qui paralysait l'âme, qui dominait l'esprit de Thérèse. Maladroitement, elle fit tourner dans ses doigts le morceau de parchemin noircie qu'elle tenait entre ses mains. Dans sa dernière lettre, Charlotte l'avait assuré qu'elle monterait à Paris ce jour-ci. Thérèse tendit le cou pour repérer la voiture mais la brume et les embruns l'empêchaient de distinguer les formes. Elle allait et venait sous ce porche, faisant grincer ses bottes sous ses pas, la face recouverte du crachat de la pluie. À quoi pensait Thérèse, alors qu'elle dansait un pied sur l'autre, regardant les passants et les voitures, tantôt grave, tantôt légère ? Nul ne le savait. Elle se frottait le poignet où des marques rouges lui étaient apparues, ce matin, en se réveillant. Le souvenir pénétrant de la nuit dernière obsédait encore sa mémoire : il semblait que son corps lui-même se rappelait avec horreur de certaines mains posées sur ses membres, il semblait que ses oreilles elles-mêmes entendaient encore le froissement de sa chemise de nuit, il semblait que sa poitrine elle-même se soulevait et se rabaissait à nouveau lourdement. Un vertige la saisit soudainement : elle porta une main à sa poitrine en tentant de réfréner les remous de son cœur, abandonna ses doigts autour de son cou en espérant ralentir les pulsations de son sang sous sa peau. Thérèse avait chaud, malgré ce temps de pluie, sa gorge nue et ses habits légers. Elle avait pour tout vêtement une robe en lin, de campagne, au-dessus d'une chemise à volants. Thérèse avait les cheveux tressés, désordonnés, lâches. Des mèches bouclées frisaient dans son cou et d'autres habillaient son front comme une voile de fine dentelle. Les voitures devant elle se mettaient en mouvement, lentes telles des chars funèbres. La route était dépavée en certains endroits et les roues des voitures creusaient des trous et des ornières boueuses. L'eau de pluie les remplissaient, puis, une odeur de miasme, d'eau stagnante et de terre en putréfaction se répandait dans l'air. Thérèse froissa son nez, secoua sa tête, en espérant dissiper les élans putrides de la ville. Soudain, des crissements s'élevèrent, des hennissements de chevaux avec. Une voiture, dont les portes noires luisaient sous la pluie, s'arrêta devant elle. Peu à peu, se pressant les uns derrière les autres, dans une mêlée informe, des hommes portant de longs manteaux de cuir, des femmes habillées de petits chapeaux qu'elles avaient noués autour de leurs crânes, des enfants en culotte courtes, en descendirent. Un soleil de cendre, pâle comme la mort, terrifiant comme un monstre, éclaira une silhouette, petite et grosse, vêtue d'un châle coloré, surplombée d'une épaisse chevelure rousse, qui se détachait du chaos environnant et de la noirceur de la ville. Parmi les voyageurs, Thérèse avait reconnu sa meilleure amie. Son visage s'illumina immédiatement, elle souriait. Elle avait l'air mou, faible et usé : des marques visibles, comme les restes secs de larmes silencieuses, de fatigue, de peine et de tourment, creusaient en profondeur sur sa figure. Cependant, à l'instant où elle releva le cou, à l'instant où elle distingua sa meilleure amie, un franc et beau sourire éclaira son visage et allongea ses yeux. Thérèse eut l'impression infinie, grandiose, surprenante que le poids du monde posé sur ses épaules, étreignant son cou, accablant sa poitrine, fondait comme du sucre sur sa langue. Charlotte descendit de la voiture, l'air jovial, en marquant de grandes enjambées, dans un tournoiement de jupes. Par-dessus le brouhaha, sa voix s'imposa immédiatement.

-       Thérèse ! s'écria-t-elle en venant à sa rencontre, les bras grandement ouverts. Tu m'as tellement manqué.

Cheveux au vent et front luisant, Charlotte fondit, comme une météorite, sur sa meilleure amie. Elle tenait une petite valise qu'elle s'empressa de poser sur le sol, se préoccupant à peine de la boue épaisse, de la pluie paresseuse et des pierres poussiéreuses. Thérèse leva les bras, ouvrit largement son buste et accueillit ce corps imposant au milieu. Charlotte portait une robe énorme pleine de volant, de froufrou qui lui donnait l'air singulier d'une meringue succulente. Les tournures en dentelle de son habit chatouillaient maladroitement la joue de Thérèse. Une odeur familière lui parvint à travers ses narines frémissantes, sur la fleur de ses nerfs et jusqu'à atteindre les bords de sa nostalgie. Une odeur de sucre brûlée, de vieux parchemins et d'encre fraiche. Thérèse n'avait jamais encore compris à quel point sa meilleure amie lui avait manqué. Finalement, Charlotte s'interrompit, recula d'un pas et plissa ses paupières d'indignation en décortiquant d'un regard tranchant la silhouette frêle, maigre, presque maladive de Thérèse.

-       La ville ne te réussit pas, Thérèse, s'exclama-t-elle en croisant les bras autour de sa généreuse poitrine de femme. Quand vas-tu te décider à rentrer chez nous ?

Thérèse examina avec une certaine découverte, comme l'admirant pour la première fois, sa meilleure amie depuis toujours. Ses paupières étaient cernées de violets et son teint avait la nuance imparfaite d'un parchemin jauni. Pourtant, la jeune femme gardait les impressions tendres d'une beauté unique : ses yeux verts s'enflammaient d'une étincelle flegme, ses joues gonflées, hautes et rebondies, étaient pleines de chair et d'un sang brillant, sa peau blanche, fine comme de la porcelaine, étaient constellée de petites tâches orange, ses lèvres charnues, en forme de cœur, dessinaient de charmantes expressions. Thérèse sourit tendrement, d'un léger, délicat, sourire qui froissait à peine sa peau encore bronzée par un soleil de campagne, qui dessinait des plis gracieux sur son visage marqué par le travail dans les champs. Elle sourit en apercevant un livre attaché à la ceinture nouée autour de sa taille généreuse. Entortillée au-dessus de ses hanches développées. Cette robe ravissait l'allure de Charlotte : la coupe moulait ses courbes et écrasait son ventre rond. Cette ceinture, nouée autour d'elle, resserrait son corps gras, rebondi, dans un délicieux mouvement. Thérèse se demandait si Charlotte savait que cette robe lui allait merveilleusement. La plupart du temps, elle oubliait de quel genre de beauté elle pouvait être. Ce livre, ensuite. Ce livre attaché à sa taille était tout Charlotte. Charlotte aimait lire, tendrement lire. Thérèse ignorait sincèrement comment sa meilleure amie pouvait rester des heures, assise, tranquille, immobile, face à des centaines de pages. Thérèse, en parfaite honnêteté, devait admettre qu'elle ignorait des tas de choses à propos de Charlotte.

-       Pas tant que mon devoir m'obligera à rester, ici.

Sa voix bourrue, lourde, percutante comme un écho entre les parois d'une caverne, foudroyante comme un éclair sillonnant les plaines, fit frémir les épaules de Charlotte. La fille de boulanger, elle, a contrario, aimait bouger, courir, dans la boue, dans la terre, sans retenue, sans craintes. Face à sa meilleure amie, le visage de Thérèse brillait d'une folle lumière qui lui inspirait une teinte pétillante. Leurs différences en tout n'avaient jamais arrêté leur brillante amitié. Thérèse, au fond de son cœur, dans toute sa poitrine, sentait cette amitié brûlait comme une flamme ardente. Enflammée, prise par cette violente amitié, Thérèse s'empara délicatement la main de Charlotte. La jolie rousse abandonna ses poignets à la prise de sa meilleure amie. Le vent soufflant était chaud : elle frissonna. Une douce brise caressa, comme le mignon toucher de doigts enchanteurs, les chevilles de Thérèse en soulevant mollement ses jupes. Elle baissa la tête, laissant tomber, comme un rideau sur son front, ses lourdes boucles brunes. Son regard s'éternisait au-dessus de ces mains entremêlées : l'une blanche, l'autre hâlée, l'une boudinée, l'autre fine. Charlotte avait les doigts usés, les phalanges tâchés d'encre et les ongles grignotés. Thérèse reconnaissait les marques d'après-midis entiers passés à écrire.

-       J'ai besoin de toi, Charlotte, dit-elle faiblement.

Des voitures s'emballèrent, au son d'un crissement du gravier sous les roues. Folle et virulente, la ville s'animait autour d'elles. Le ciel était brumeux, encore masqué par un brouillard laiteux. La chaleur était oppressante, semblant être venue d'une bouche humide, grande et profonde. Le vent de ce jour faisait frémir chaque petit monticule d'ordures qui trainait au bord des trottoirs. Le vent soufflait doucement. Il s'insinuait dans les veines de Thérèse et accélérait son pouls. Thérèse frissonna. Elle prêtait une oreille semi-distraite au tumulte de la ville parisienne. Le tintement des cloches d'argents, suspendues en haut de la porte de l'auberge, qui s'agitaient en émettant le son de vieilles piécettes perdues au fond d'une poche, qui signalait l'entrée d'un nouveau voyageur, trouait le capharnaüm environnant. Soudain, Thérèse sentit qu'on relevait délicieusement son menton. Charlotte lui caressa doucement la joue en lui disant :

-       Dis-moi de quoi as-tu besoin.

Une immense tristesse étreignit soudainement le cœur de Charlotte. Elle semblait rencontrer sa meilleure amie pour la première fois. Son teint était devenu bilieux, ses joues pendantes, amaigries, ses yeux ternes, livides, comme traversés par une ombre pressante. Sa gorge nue laissait apparaître sa peau légère, doucement transparente, comme une feuille de papier, ses clavicules saillantes, mordantes, comme une lame d'acier. La pluie tombait encore, l'eau venait clapoter contre les pavés au sol et une odeur de vase flottait dans l'air humide. Thérèse avait les épaules voutées : Charlotte ne savait dire, l'expression absorbé dans de noires pensées, si elle luttait contre cette bourrasque se levant ou si elle assumait péniblement le poids d'une lourde inquiétude. Comme longtemps accablé, Thérèse fixa le sol à nouveau. Les doigts de Charlotte encerclaient toujours ses poignets, juste sous les volants de sa chemise. La rougeur de sa peau se révéla : le souvenir d'un Louis s'interposant avec une petite arme, fébrile, fragile, malhabile, face à Lagarde lui traversa la mémoire. La douleur de son flanc gauche se réveilla : le souvenir de sa première rencontre avec Louis lui revient en tête.

-       J'ai besoin d'aide pour sauver Louis de Navarre, dit-elle finalement. J'ai une dette envers lui.

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