Chapitre 2 : Je te tuerai
Au cœur de Paris, les pieds déchaussés, et ses bottes suspendues à son index, Thérèse marchait, à pas feutrer, s'efforçant, tant que possible, de faire le moins de bruits. Elle parcourait les couloirs, tournait à droite, puis, à gauche, s'aventura dans un coin, puis, un autre, avant d'arriver devant la porte de sa chambre. Une lourde porte en bois où un esprit énervé et une main ferme avaient gravé, dans la chair d'un arbre, à l'aide du couteau le plus aiguisé, ces lettres grossières et ces traits tremblants qui formaient le message inquiétant de « je te tuerai ». Des doigts blancs et habiles s'infiltrèrent entre les pans d'une longue tunique et découvrirent, entre les froissements du tissu, une clé en fer forgée. Un déclic, et la serrure céda, et la porte s'ouvrit, dans un grincement inquiétant qui mis en alerte tous les sens de Thérèse. Son visage articulait une grimace, en même temps que, ses doigts tentaient de contrôler difficilement leurs tremblements. Le soleil s'était couché, la lune s'était levée et les voyageurs de l'auberge, où Thérèse avait trouvé asile à Paris, dormaient à point fermé. Elle pénétra dans la pièce, et, Louis la suivit sur ses pas. Ils rentrèrent, tous les deux, dans la chambre de Thérèse, sans un bruit. Thérèse ferma la porte, et, expira longuement. Son souffle s'accéléra ; il n'avait été qu'une boule de coton coincé dans sa gorge jusqu'à alors. Elle s'était interdite de respirer depuis qu'elle avait posé le pied au-dessus de la première marche de l'escalier qui menait à l'étage. Son souffle s'accéléra à nouveau ; cela lui fit mal. Elle porta une main à sa poitrine, et, déglutit. Sa gorge était sèche, et, sa salive avait un goût étrange. Une odeur de sang, puissante et métallique, inonda sa bouche, puis, une saveur sévère et amère se répandit sur son palais. Le bout de sa langue alla tendrement caresser l'intérieur de sa joue : la viande était à vif et une plaie la déchirait. Ses dents avaient mordu dans la chair lorsque sa tête avait heurté le mur de cette arcade sombre, tantôt. Thérèse fit la grimace. Ses petites douleurs égayaient ses jours, maintenant. Ses nouveaux jours à Paris, dans cette chambre. Elle leva le menton, battit des paupières et allongea son regard. La pièce paraissait nue, glaciale ; Thérèse se satisfaisait de cette austérité.
C'était une chambre sévère et minimaliste qui n'était que la réplique exacte de tant d'autres dans cette auberge. Un lit étroit, en bois massif, un vieux lit de chêne à colonnes, trônait au centre de la pièce, faisant face à la porte d'entrée. Sur la gauche, près d'une petite table nuit, où reposait une modeste lampe à gaz, dans un coin, demeurait une haute armoire à glace, qui servait chaque jour à Thérèse pour s'habiller, mais, où la jeune fille avait horreur de se regarder, des pieds à la tête, les fois où elle passait devant. A droite, une seule fenêtre, une large fenêtre, creusée en profondeur dans le mur et entourée de solides pierres, laissait filtrer quelques rayons d'une lune éclatante qui inondait la chambre dans une ambiance étrangement réconfortante. Louis se détendit, peu à peu. Il desserra la mâchoire, et, il admira la vue. Les étoiles blanches avaient, dans les grandeurs d'un ciel noir, un scintillement frémissant. L'immensité du ciel avait toujours su calmer ses angoisses d'enfant, ses vastes chagrins et ses ennuis légers, qui remplissaient de leurs poids cette petite et mignonne tête blonde, mais, ce soir, l'éther lui collait à la peau, le coffin de l'univers étoilé l'étouffait, et la lune, et les étoiles, semblaient être réunis, ensemble, rieurs, au pied de son échafaud. Il détourna le regard. Une malle, qui était vieille, posée contre le lit, était la seule excentricité de cette pièce. Elle était aussi les seules affaires personnelles que Thérèse avait apporté de sa province natale. N'imaginez pas, dedans, des trésors, beaucoup de linges, des pommades, des bijoux, des portraits peints de ses parents ou des romans d'amour. Le cœur de Thérèse était stoïque face à ces choses. La jeune fille ne se suffisait que de l'essentiel ; elle n'était pas fille de ce siècle, occupée à ses plaisirs. Le silence les enveloppait, de son long, large et léger voile, comme de mousseline ou de gaze, suspendu, en l'air, dans l'atmosphère, comme pour les préserver de quelques importunités, et, aucun des deux ne semblaient vouloir le déchirer. Ils le gardaient, précieux, entre eux, et il semblait que c'était la nuit ! la nuit et l'obscurité qui leur offraient ce petit morceau d'étouffe. Louis n'avait pas bougé, les pieds collés au sol, l'air grave, le regard vague. Thérèse ne lui prêta pas une parcelle d'attention, et, disparut derrière une porte. Elle laissa ce jeune homme à sa pathétique incompréhension. Il avait sur le visage tous les traits de l'incompréhension, de la réflexion et de la méconnaissance.
Quelques minutes plus tard, Thérèse sortit. Louis était dos à elle, il ne la voyait pas. La longue cape qu'il portait sur ses épaules a été oubliée sur le lit, près de lui. Comme un lion en cage, il faisait les cent pas, et il se frottait la nuque nerveusement. Il marchait, en long, puis, en large, croisant des lignes abstraites, qu'il était le seul à voir, sur le bois du sol. Il marchait, les épaules rentrées, le cou plié, comme enseveli sous l'oppression d'une crainte confuse. Ainsi vint le moment où il leva les yeux. Il vit beaucoup de lumière dans la chambre, les rideaux étaient tirés, et la lune était haute, et la lune était pleine. Thérèse émergea dans cette lumière nacrée, il la vit seule, debout, au seuil de cette porte qui séparait la chambre de la salle de bain, comme baignée dans de l'argent fondu. Elle portait une chemise de nuit. Une longue et voluptueuse chemise de nuit blanche. Qui volait autour de sa silhouette, fine et grande, sans en mouler les contours, mais, le tissu était affreusement transparent, et, la lumière douceâtre d'un clair de lune dévoilait les plus belles courbes de son corps. Il faisait chaud, et elle n'avait rien sur ses bras et sur sa gorge. Louis se mordilla nerveusement la lèvre inférieure. Il avait le crâne qui tournait et les oreilles qui bourdonnaient. Il tourna la tête, se remit d'un côté, et, chercha dans ce pan de ciel étoilé, que découvrait la large fenêtre de la chambre, un nouvel objet qui débarrasserait son esprit de cette image. Au loin, émergeant du brouillard de la nuit et se détachant comme une colonne noire dans l'horizon, se hissait la grande tour de la Bastille. Il avait les lèvres entre-ouvertes ; Thérèse le remarqua, mais, elle ne savait ce que cela signifiait. Essoufflé, les yeux vagues, perdus dans les coins d'un carré bleuâtre de ciel ; sa respiration était un murmure sifflé au bord de sa bouche. Son regard s'attarda sur cette figure, et, Thérèse ne semblait plus reconnaître le Louis de Navarre qu'elle avait connu. Il avait la face d'un jeune paysan, comme d'un enfant, pâle, maigre et qui venait de pleurer. Le teint était si blanc, ses yeux si doux, que, pour une fois singulière, l'esprit franchement rude de Thérèse s'émut. Tant de grâce, tant de pudeur naïve dans ce visage ! Thérèse ne put retenir l'épanchement de son cœur. De la pitié, et elle s'en étonna. Ces joues roses de jeune fille, ce teint pâle de petit paysan, ces yeux grands et brillants comme ceux d'un enfant ; tout lui donna pitié.
- Dormons, maintenant, dit Thérèse, mettant fin à ce silence interminable.
Louis s'assied au bord du lit, sans un regard, sans une attention, sans un mot, pour sa protectrice. Thérèse le regarda, et, se mit à réfléchir. Elle se demandait encore ce qui l'avait motivé à accepter. Elle espérait qu'il savait. Qu'il savait qu'elle avait accepté de l'aider, mais qu'elle n'avait pas dit oui à lui, mais qu'elle avait dit oui à Charlotte. Thérèse et Louis ne s'appréciaient pas, et ce n'était un secret pour personne.Pour Charlotte, se répétait-elle, au tréfond de son esprit, en avançant vers ce lit qu'elle devait se résoudre à partager, une nuit, au moins, avec le jeune homme. Thérèse vit son reflet dans la glace de sa haute armoire ; avec un pincement du nez, elle détourna rapidement le regard. Elle le détourna si vite qu'il vint se fixer, malgré lui, dans celui azur de Louis. Ses yeux brillaient, son regard la toisait, comme il avait l'habitude de faire, et, bizarrement, elle rougit. Seulement, ce n'était pas un effet des chaleurs de la colère. Leurs regards se fixaient, une tension s'installait, et, alors, soudain, ils entendirent un bruit dans l'escalier. Un bruit de craquement singulier, comme celui que fait une botte qui marche sur un morceau de bois sec ; quelqu'un montait à l'étage, et, bientôt, on toqua à la porte. Désormais, et immédiatement libérée de ce charme idiot, auquel elle semblait avoir été soumise, Thérèse sursauta quelque peu. D'une voix grave et sévère, en fronçant les sourcils, et en pointant un doigt inquisiteur, elle exigea de Louis le silence le plus parfait. Et c'est un cri ! Terrible, tonitruant ! Comme venu des affres de l'enfer, comme expulsé du fond d'un gros estomac ! C'est un cri qu'elle entendit ! Une voix s'éleva avec, une voix qui retentissait comme le tonnerre.
- Bernard ! Bernard, ouvre cette porte !
On battait rageusement la porte, et c'était un bruit ! un bruit épouvantable qui tournait inlassablement dans les têtes, et c'était un tremblement ! un tremblement qui ébranlait violement le bois. Une douleur lancinait le crâne de Thérèse ; elle ferma les yeux, serra la mâchoire et se concentra dessus. Ses sourcils se rencontrèrent, en dessinant une ligne tordue, broussailleuse, sur son front, mais, le mal ne passa pas. Le temps était compté, mais, elle n'arrivait pas à réfléchir. Elle se mit à craindre que toute l'auberge ne se réveillasse. Ce bruit, ah ! ce bruit qui ne s'arrêtait pas. Son crâne semblait se réduire de moitié et son cerveau se compresser. Cette terreur, ah ! cette terreur qui lui montait à la gorge. Sa tête allait éclater et elle ouvrit les yeux. Soudain, elle s'étonna. Comme on finit par voir dans l'obscurité, elle finit par savoir dans l'incompréhension. Le tempo des coups portaient sur la porte s'intensifia, le rythme s'accéléra, et, Louis émit un hoquet vibrant. Il serrait ses jambes contre sa poitrine, et, il tremblait de peur. Ses avant-bras étaient secoués de convulsions terribles, et la peau, que révélait sa chemise retroussée, frémissait, et ses poils se hérissaient. Ses yeux avaient éteint l'étincelle, cette étincelle bleu azur, qui exhalait son regard à l'accoutumée, mais, qui, à cette heure, s'était assombri. Et son regard était comme le fond d'un puit, obscur et profond. Thérèse, elle, gardait le regard fixe et la tête froide. Elle savait ce qu'elle devait faire.
- Cache-toi ! S'écria-t-elle, sans véritablement le faire, la mâchoire crispée et les dents collées, en pointant un doigt, arrêté, et droit, vers la haute armoire à glace.
Louis était terrifié, il n'entendit pas tout de suite l'injonction de Thérèse qui dû répéter, d'une voix plus nette et plus tranchante, en prenant soin de détacher chaque syllabe. Aussitôt Louis obéit, en emportant avec lui sa cape à son bras. Thérèse, elle, ouvrit la malle qui juxtaposait son lit et en sortit un petit pistolet nacré. Elle le cacha, derrière son dos, dans les plis de sa chemise de nuit. Ce n'était pas réfléchi, ce n'était que rapide. Il fallait aller vite. Elle entendit un grincement signifiant, un bruit sec, reconnaissable, et, elle vit la poignée de la porte s'abaisser. Elle se souvint alors qu'elle n'avait pas fermée à clé. La porte s'ouvrit, sa peur s'alluma. La porte s'était ouverte, et on apercevait le couloir. La porte s'était ouverte brusquement, et, lui permit d'entrevoir, dans la douce pénombre des nuits d'été, une grande et imposante silhouette. C'était un grand monsieur, haut comme une armoire et large comme un éléphant. Il fit un pas et entra dans le peu de clarté qui venait de la fenêtre.
- Lagarde, susurra-t-elle, entre ses dents, en étirant un faible sourire ironique. Personne ne t'a jamais appris à ne pas déranger les gens dans leur sommeil.
Provocante, irrésistible, arrogante. Son regard était d'or liquide ; ses prunelles luisaient d'un éclat flamboyant, qui ne ternissait pas, et c'était comme quelque chose qui explose ou qu'on brise. Sa posture était impeccable ; son dos était droit, son menton relevé, son torse bombé, et c'était comme la voir muée dans l'attitude d'une guerrière sur le champ de bataille. Son front était lisse, sans pli ; il brillait avec ampleur et délicatesse, et c'était comme admirer un air simple et tout un saint courage. Elle était grande, et, elle affichait une mine grave. Il y a cette droiture en elle, et toute cette droiture inspirait un frisson sacré.
- Bernard, siffla-t-il entre ses dents, en rejoignant ses doigts et en faisant craquer ses phalanges, dans un bruit sec et inquiétant, comme s'il se préparait à une lutte prochaine. Bernard, sais-tu, depuis combien de temps Robespierre te cherche ?
- Robespierre, lui-même s'écria-t-elle, avec une mine faussement outragée, en portant une main à sa poitrine. Quel honneur !
Lagarde n'était pas un enfant de cœur, Thérèse le savait. C'était un homme grossier, presque vulgaire. Il avait un air affreux et sinistre. Son visage rond, dessiné avec des traits irréguliers, compliqués et aussi bruts qu'une pierre sur un chemin, vaguement dissimulés derrière une grosse barbe qui tombait en pointe, était plus plissé qu'une pomme flétrie. Ses joues gonflées, hautes et hirsutes, pleines de viandes et de sang, coloraient cette face rageuse d'un teint rougeaud. Ses sourcils étaient froncés, le coin de ses petits yeux ridés et son front, large et puissant, marqué de plusieurs lignes horizontales ; et le tout, lui donnait une mine de papier froissé. Il était le portrait d'un homme gras et rebondie. Son pantalon, ceinturé à la taille par un simple chiffon blanc, serrait son ventre bedonnant, et, sa chemise, rentrée dans son pantalon, en soulignait chaque bourrelet. Son col était relevé et lui mangeait l'oreille. Il avait un torse de lutteur et un estomac de bourgeois. A la poitrine, fièrement, il portait la cocarde que Thérèse se contentait de cacher à son poignet. Cette haute stature, l'allure qu'elle lui donnait et ses larges épaules l'effrayaient quelque peu, mais, elle ne se permit pas qu'il en vit les signes.
- Il attend, et, tu sais qu'il déteste attendre.
Sa voix était lisse, fine et effilée, comme des lames de rasoirs. Elle avait la froideur du métal et la dureté de son tranchant. Thérèse crut s'y couper. Il s'avança dans la lumière. Surprise, elle fut entrainée, en arrière, par un léger mouvement. Un mouvement qu'elle essaya de rendre minime, d'atténuer, pour qu'il ne brise pas sa carapace. Elle n'était pas de celles qui descendent au fond des choses : aussi, elle égara sa peur au milieu du courage qu'elle essayait de feindre. Elle fit un pas, elle aussi.
- J'ai déjà donné ma réponse, asséna-t-elle, alors.
- Non n'est pas une réponse !
Cette chambre était froide ; le feu était éteint. Un vent glacial, comme si elle eût été trempée dans une eau sibérienne, lui glaça les os, et, un souffle d'air semblait lui fouetter le visage, et un parfum lui vint avec. L'atmosphère était imprégnée d'une odeur singulière dont elle sentait tous les effluves lui chatouillaient les narines. Elle frissonna, et elle se dit que c'était le froid. Son souffle était lent, profond. Sa main, derrière son dos, serrait son petit pistolet nacré dans un mouvement convulsif. Elle s'était promis de n'en faire usage que dans le cas où elle serait touchée.
- Elle est la mienne.
La lune scintillait comme un lampadaire dans la nuit noire. La faible lumière tamisée, argentée et dense, projetait des ombres au-dessus du visage de Lagarde. Des ombres noires et chaudes, qui baignaient sa peau foncée. La jeune paysanne le gratifia d'un regard furieux. Elle avait des yeux d'un marron sombre et, tout en dévisageant Lagarde, elle pinça les lèvres d'un air dégouté. Thérèse le jugea avec mépris. Son cœur palpitait, mais, sa figure, elle, restait étrangement calme.
- Ceux qui ne sont pas avec Robespierre sont contre, ajouta-t-il comme s'il s'agissait de la logique la plus évidente, elle-même que personne n'avait besoin de démontrer.
Puis, soudain, elle remarqua. Ses yeux ! ses petits yeux noirs de fouines malicieuses ! ils avaient un éclat particulier. Lagarde portait un véritable regard sur elle, et, il semblait la voir pour la première fois. La voir, enfin, comme elle était, en chemise de nuit blanche, les cheveux détachés et la gorge nue. Il la fixa intensément. Son regard n'était plus le même. Il était enivrant, excité et surprenant. Intense, trop intense pour qu'elle ne s'en détache. Sa figure grasse, molle et barbue, tiraient tous les traits d'une expression aussi vulgaire que les jupes d'une catin. Sa chevelure noire, et crépue, comme un nid d'oiseau sur sa tête, rendait plus vive encore la clarté blanchâtre de ses petits yeux. Il souriait, et ses dents étaient découvertes, son nez frétillant et ses lèvres, une ligne tordue sur sa face.
- Rejoins-nous, Thérèse, susurra-t-il, dans un murmure qui n'était plus voix, et dont l'intéressée s'étonna grandement.
Son timbre était étrange, grave et rauque. C'était le genre de timbre que Thérèse n'avait jamais entendu. Une respiration, grosse et longue, qui soufflait sans relâche et qui était comme l'haleine chaude d'un dragon. Un bruit sifflant, rutilant, comme celui d'une machine énervée et incontrôlable, qui lui fit tourner la tête. Elle ne parvint ni à bouger ni à marcher. Ses pieds étaient cimentés au sol et son corps avait le poids d'une statue de plomb. Elle voudrait que le sol s'ouvre en deux et l'emporte au fond de son gouffre. Ses doigts tortillaient nerveusement la crosse du petit pistolet qu'elle tenait derrière son dos. Par moment, elle voyait ses yeux noirs, comme deux trous enfoncés sur sa face, brillaient de milles étincelles d'allégresses. Mais ce qui l'étonnait surtout, c'était le renflement de son pantalon, doucement au début, puis, de plus en plus à la fin, et, dont ces jeunes esprits, ressemblant à ceux d'une Diane qui se refuse à tout, qui ne s'intéressent ni à l'amour ni à ces choses, ne savaient rien. Quelque chose l'inquiétait, cependant. Elle ne saurait dire ni pourquoi ni comment, mais, elle sentait ! elle sentait, dans sa poitrine, son cœur s'agitait comme un petit oiseau effrayé sous sa peau. Lagarde avait la démarche tremblante, mais il s'avançait, et soudain, il vint se poster devant elle, plus près qu'il ne l'était. Elle sentait son souffle de chien fétide dans ses cheveux ; elle voyait son sang pulser sous la peau de son cou de taureau. Elle voyait avec une netteté effrayante les pulsations de son cœur qui frappe dans sa gorge. Elle voulut se débattre, mais, elle semblait prisonnière d'elle-même, incapable de bouger. Soudain, elle sentit une pression. Une forte pression sur son corps. Des mains puissantes se baladaient le long de ses hanches, et, bientôt, vinrent agripper sa taille qu'il tenait dorénavant au creux de ses paumes. Il serrait son corps contre le sien, et, elle sentit une bosse dure cogner contre sa cuisse. Ses doigts rentraient dans la chair tendre, fortement, vigoureusement, jusqu'à la bleuir et froisser le déshabillé qui la recouvrait si légèrement. Une impression étrange la saisit subitement. Une impression étrange, froide et insupportable, qui devenait, peu à peu, familière à son être. Elle se sentait, comme elle l'avait toujours été : elle se sentait esclave. Elle se sentait privée de ce pourquoi elle était venue se battre à Paris : la liberté. Sa poitrine comprimait un étau infernal autour de sa cage thoracique. Comme si ses os viendraient bientôt à se briser. Ses larynx étaient doucement obstrués au fond de sa gorge. Comme si une boule aimait grossir entre ses parois irritées. Ses nerfs étaient attaqués et vibraient. Comme si l'archet d'un violon se fussent promenés dessus. C'était une impression, lente et douloureuse, qui faisait souffrir en silence, qui faisait mal dans le noir. Elle avait envie de crier. Mais sa bouche ! oh, sa pauvre bouche ! elle ne la commandait plus, et, restait définitivement scellée. Il s'approcha de son oreille, et, elle sentit, dans sa poitrine, le bruit de son cœur qui se perdait et s'emballait.
- Rejoins-nous, répéta-t-il, dans un souffle qui s'écrasa contre la joue de Thérèse, dans un souffle qui avait la voix légère et les inflexions suaves.
Pour Thérèse, rien n'avait été, et depuis longtemps. Seulement, à ce moment, une sensation la pénétra sous la forme d'une douleur dans son crâne. Aussi léger qu'un bruissement, ce murmure, ce petit murmure soufflé sur ses lèvres roses, bouffies et immondes, fut comme un mal dur et piquant. Il s'était insinué dans ses veines et avait accéléré son pouls. Son souffle humide, haletant, était comme une piqûre sur sa peau. L'haleine de Lagarde sur sa peau l'avait piqué, et, elle semblait reprendre vie. Son cœur tambourinait, mais, elle réussit à lever une main assurée, ferme et solide, remplie d'une arme dangereuse. Lagarde aperçut son geste. Il lui attrapa brusquement le poignet ; il lui tordit douloureusement le bras. L'arme tomba au sol. Ses doigts s'ancraient profondément dans sa chair jusqu'à en imprimer leurs empreintes. La pression était si forte, si rude, si vive, qu'elle se souvint avoir grandement tressaillit. Tressaillit tant qu'elle crut, un instant, tomber à genou. Ses jambes fléchirent, et, il profita de ce moment, de ce moment d'intense faiblesse, pour la projeter en arrière. Thérèse, rudement, se heurta la tête, contre le matelas de son lit. Sa blessure dans sa bouche se réouvrit, et, du sang vint mouiller sa langue.
- Voulais-tu me tuer, Bernard ? Demanda-t-il ironiquement, en arquant un sourcil et en découvrant ses molaires. Il va te falloir davantage que ce pistolet de fillette.
À ces mots, Lagarde donna un coup de pied dans l'instrument de mort, tombé à terre, et qui échoua dans un coin de la pièce. La tête de Thérèse vibra, encore, un instant, et, elle vit floue. Elle apercevait à travers un voile, qui donnait des contours vagues et abstraits à tout, le sourire malsain qui se peignait sur le visage de cet homme. La vue lui revint peu à peu, mais, elle ne reconnaissait pas cette lueur dans ses yeux. Elle ne connaissait rien de cette perverse lueur qui gonfle et qui agrandit la pupille. Elle ne connaissait rien du désir. Un haut-le-cœur soulevait sa poitrine, en même temps, qu'une nausée lui remontait dans la gorge. Thérèse prit peur, et, sa respiration se coupa en demeurant sous la forme d'une douleur sourde et profonde près de ses poumons. Il semblait que son souffle avait éclater et que chacun des morceaux lui entailler l'intérieur de la poitrine.
- Arrêtez ! Criait-on.
Une voix s'était levée, et comme un éclair cela fut. Soudain, un monde semblait s'écrouler. Autour une atmosphère s'endurcit. Une atmosphère de pierre et de plomb, invisible, mais, incroyablement tangible, qui s'abat dans l'air et qui se pose comme une enclume sur le buste de Thérèse. Une voix s'était envolée, mais, tout ce qu'il en restait, c'était une respiration. Une lourde et sifflante respiration qui était la seule à déchirer le silence qui était tombé. La surprise se dissipa, et, la vue revint à la jeune femme. Debout, mais, tremblant sur ses jambes, le bras levé à l'horizontal, Louis pointait le petit pistolet nacré de Thérèse dans le dos de Lagarde.
- Arrêtez ! Prévint-t-il une nouvelle fois. Je suis armé.
Lagarde leva alors les mains au-dessus de sa tête, et, Louis s'apaisa peu à peu. Il détendit sa mâchoire, remonta les épaules, dorénavant, infiniment soulagé, de voir cet homme se rendre, sans résistance. Son corps, cependant, semblait, encore, un peu mal à l'aise. Aussi voulant rendre sa carrure plus tangible, plus concrète et plus ferme, Louis essaya une posture. Il releva le menton, agrandit les yeux et bomba le torse. Il eut du mal à tenir cette allure, un peu comme il est difficile de rentrer dans un pantalon trop petit. Cette allure n'était pas sienne, et, son corps semblait trop petit pour ce qu'il souhaitait en faire. Il prit une attitude féroce et confiante, ressemblant ainsi, en portrait, à un tigre prêt à bondir. Il se tordait et voulait s'écrouler, mais, tout une partie de lui-même restait encore déterminée. C'est en vain que l'épouvantait son désir de fuir. Ses yeux brûlaient, son cou qui sifflait se redressait âprement, et, bien que le reste de son corps, le retenait en arrière, il s'efforçait de s'appuyer sur ses jambes et de replier fermement ses mains sur la gâchette. Seulement, Thérèse remarqua le tremblement de ses doigts. Son assurance était fausse, mais, elle était belle ; tous se suffirent de cette beauté. Cette beauté qui enveloppait le moindre tremblement, la plus petite hésitation, la plus infime retenue, comme dans un nuage de fumée opaque. Tout en gardant les bras levés, Lagarde se retourna et lui fit face.
- Toi ! Scanda-t-il, à peine sorti de sa démence, les yeux fous et le sourire carnassier, en apercevant le visage de Louis. Je te reconnais, tu es un De Navarre ! Je me souviens de ta famille, je me souviens de toi.
Louis perdit son sang-froid, peu à peu. Son cœur battait à tout rompre, à la fois léger comme un papillon, mais, lui faisait mal, à la fois lourd comme une pierre. Ses oreilles tintaient, comme les cloches de l'église de sa ville natale, et, ses bras engourdis par la fatigue, ankylosés par la peur, dormait dans un état de profond sommeil et il luttait pour tenir le pistolet en main. Les convulsions de ses membres endoloris se vinrent avec une netteté soudaine. Lagarde marcha vers lui, doucement, légèrement, et, malgré sa haute et grosse stature, il eut, à cet instant, toutes les grâces d'un cygne et toutes les voluptés d'un félin. Il avait l'allure de ces vents qui souffle sur les blés sans les toucher, en été, dans les champs.
- Admirables nobles à qui une gorge tranchée sied si bien, reprit-il, avec la voix chantante, comme on fredonne une vielle ritournelle.
Louis, de temps à autre, fermait les yeux. Il se pinça l'arête du nez entre son pouce et son index, d'un geste rageur. Il semblait que, son esprit fatiguant son corps meurtri, et le sommeil venant avec la nuit, il entrait dans une étrange somnolence, où, conscience et inconscience s'entremêlait comme les mailles d'une grosse écharpe, où, des sensations récentes et des souvenirs se rencontraient comme deux comètes rentrées en collision. Lui-même se percevait double, à la fois noble et déchu, tenant ce pistolet comme maintenant, menacé d'un canon sur la tempe, alors que, face à lui, sa mère était saignée telle une bête, comme autrefois. Les murs de la chambre semblaient se rétrécir ; Louis pensait n'avoir plus assez de place pour respirer. Son souffle s'accéléra ; sa poitrine se soulevait, puis s'abaissait, en adoptant une cadence effrayante, emportée par un dangereux chaos ; son cœur montait dans sa gorge, et il n'était plus qu'une grosse boule qui obstruait sa trachée. Thérèse pouvait voir son visage, à présent, toujours baigné des clartés argentées de la lune, blême et parcheminé, comme la peau d'un cadavre, contractaient des traits grossiers. Ils seraient les lèvres et sa mâchoire tremblait. Ses yeux étaient plissés, et, semblaient comme dessiner, sur sa frimousse d'enfant, deux lignes fripées. Ses cheveux blonds et bouclés, qui lui chatouillaient tendrement, comme des baisers de femmes, la nuque, se dressaient sur sa tête. Ses épaules se soulevaient, tressautaient, légèrement, et, Thérèse remarqua que son buste était secoué de sanglots.
- Taisez-vous ! S'exclama-t-il les paupières closes et avec un trémolo dans la voix, son pistolet tremblant dans sa main. Taisez-vous ou... ou je vous tue !
Il ouvrit les yeux. Ses paupières blanchirent d'affection. Une rivière de larmes s'était amassée en leurs bords, et, des perles étaient nées dans les coins. Quelque unes, plus intrépides que d'autres, dévalèrent la colline de ses joues. Sa voix était faible, sa voix était forte. Elle semblait s'être égarée au milieu, tendue entre deux extrêmes, dans sa poitrine, en remontant de son estomac, avec son souffle. Sa voix se brisa en d'infimes morceaux dans sa gorge, et, chacun lui piquait les parois. Il semblait qu'un oursin s'était coincé dans son gosier. Des débris de syllabes peinaient à rejoindre le monde extérieur ; seules les petites et les moins lourdes furent crachées tel le venin mortel d'un serpent. Un méli-mélo de colère et de tristesse s'infiltra dans ses veines, chemina par ces tuyaux dans tout son corps. Le diable semblait couler dans son corps à la manière de son sang. Ce fut aussi étourdissant que l'alcool, aussi bouillant que le feu. Il avait le cerveau embrumé, la tête chaude, et les larmes sur ses joues étaient froides. Avec ces larmes, s'écoulaient toute la noirceur que sa vie avait accumulé.
- Les nobles ne se salissent pas les mains, déclara Lagarde, comme avec une grande voracité, en prenant sur le visage l'expression d'un animal qui se nourrit de chair, et tuer fait éclabousser le sang.
Lagarde releva le menton, fièrement, lentement, avec toute la dignité que pouvait prendre un bourgeois devant un noble, et, les cordes fragiles de son cou qui se recollaient, morceau par morceau, semblaient lui redonner sa raison. Soudain, brutalement, et vivement, comme un éclair qui scie un ciel sans nuage, un tonnerre qui explose dans un air léger, Lagarde attrapa le poignet de Louis. Cette main était chaude, robuste, banalement accablante. Elle lui fit mal. Ses doigts s'ouvrirent, et, le pistolet tomba à terre. L'instrument de mort fit un bruit particulier, mais, surtout, largement distinct de toutes les oreilles, sur le bois. Lagarde vit l'engin à terre, près d'un des pieds du lit, et, il sourit. Il eut un sourire singulier qui fit frémir la chair de Louis.
- Bernard, dit-il, en fixant intensément son regard dans celui de Louis, qui commençait à s'affoler, tu as deux jours ! Deux jours pour changer de réponse. Au-delà de ce délai, ce jeune homme subira le même sort que mes mains ont jetés sur sa famille.
Louis finissait de s'affoler, tout à fait, et, il tenta de se libérer, fou de rage, mais, d'un calme solide et tenace, cet homme lui serrait le poignet comme un étau. Bientôt, une main ferme, solide et habile l'entraina au dehors de cette chambre. Louis, petit gabarit face à ce buffle, tel un arbre déracinait par une tornade, prisonnier comme par l'anneau d'une paire de menotte, ne parvint à se dégager et suivit son ravisseur. Les yeux de Lagarde lançaient des éclairs et son visage blême était un masque de colère, et ses doigts laissaient des marques rouges sur le poignet de Louis. Au seuil de la porte, il se retourna, un instant, vers Thérèse, toujours allongée sur le lit, mais, qui s'était relevée, un peu, soutenue par ses coudes.
- Fais attention, Bernard. Quelqu'un pourrait te prendre au mot, dit-il en tapant la phalange de son index contre la porte, où était inscrit la menace terrible de « je te tuerai », avec un sourire carnassier.
La porte se referma dans un bruit sec, sourd. La porte claqua, tout dormait de nouveau, et, Thérèse n'avait pas bougé. Elle avait le cœur lourd et il pesait au fond de son âme.
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