Le voleur désespéré 3
MORGANE :
Une trahison, voilà ce que j'ai vécu quand j'ai vu le talisman en sa possession. Je lui avait fait confiance, je lui avais parlé du monde des non-humains car j'estimais que mon secret, que le secret de toute une communauté, reposait entre de bonnes mains avec lui. Cela impliquait, non seulement, de ne pas en parler, mais de ne pas utiliser ce savoir millénaire pour des crimes de toute espèce que ce soit. Je croyais en lui, j'aurais juré mes grands dieux devant un tribunal son innocence, mis ma tête à couper, ma main au flamme, ma vie en jeu pour lui, car je croyais en sa bonté et sa parole.
Puis, il a volé le talisman.
Qu'il me cogne, qu'il me ligote, ça je peux le concevoir. Je l'ai déjà fait dans des contextes plus intimes, ou dans des mauvais jours où la rage m'habitait. Je suis capable de le comprendre, de le pardonner.
Mais pas ça. Tout sauf ça.
Il le sait, en plus, à quel point le monde des non-humains est menacé, instable, faillible. Il en a pleinement conscience. Il a assisté à mes crises d'angoisse, il a entendu la détresse dans ma voix, ma peur de l'avenir, que tout s'effondre, qu'on nous traque, nous transforment en cobayes, nous détruisent. Malgré cela, il s'est saisi de l'arme, et il a pressé la détente.
Je le vois déglutir, je vois qu'il angoisse de mes prochaines réactions. Cette situation ne me plaî pas, le rôle que je dois jouer non plus. J'aurais aimé ne jamais vivre ce jour, que la mission de retrouver le talisman revienne à un autre que moi. Hélas, l'avenir est fait de retours au passé, et je devais forcément payer un jour la confiance que j'avais placée en Eusebio, par faiblesse.
Enfin, il rouvre sa bouche d'ange déchu.
Il rappelle à ma mémoire notre rupture, il m'avoue avoir menti alors : contrairement à ce qu'il m'a dit, il n'a jamais cessé de m'aimer. J'accentue la ligne de mes sourcils, comme une invitation à plus d'explications. Mot par mot, il confesse qu'il ne pouvait plus supporter son amour à sens unique. Il avait l'impression que j'étais à ses côtés par pitié pour lui, pour assumer les sentiments que j'avais fait naître chez lui. Cela lui rendait la vie impossible, il culpabilisait de m'aimer, de me forcer de rester avec lui. Dès qu'il a cru sentir que cette relation m'embarrassait, il en a profité pour rompre et tenter de tourner la page.
A son corps défendant, je n'éprouvais effectivement rien de passionnel à son égard.
A mon corps défendant, je pensais que c'était réciproque.
Ces deux dernières années, il a essayé de m'oublier, dit-il. La belle affaire. Je l'écoute déblatérer sur sa vie prétendument vide sans moi, sans nos rendez-vous. Peu à peu, je retrouve la pitié que j'éprouvais à son égard. Un amour fou, inconditionnel, c'est ce qu'il éprouve, et il fallait que ça tombe sur lui, et sur moi. Voilà pourquoi il a volé le talisman, pour effacer ses émotions, pour m'effacer. Voilà pourquoi il m'a étourdie, pour m'effacer le souvenir de son aveu, pour que je ne lui reprenne pas l'objet salvateur. Un réflexe de bête traquée, en quelque sorte.
En cet instant, je ne sais pas ce que je ressens. L'homme agenouillé face à moi ne parle plus, ne raisonne plus, n'agit plus comme Eusebio. Ce n'est pas mon amant d'un an que je vois devant moi. Un inconnu a pris sa place. Ou peut-être ai-je devant moi le véritable Eusebio, mais qui ai-je connu alors ? Un rôle ? Une personnalité créée de toutes pièces dans le but de me plaire ?
Le silence semble lui déplaire. Je n'ai toujours pas rendu mon verdict et cette absence de réponse semble l'angoisser d'autant plus. Il s'agite :
-Que... que vas-tu faire de moi ?
-Bonne question. J'en ai une meilleure : comment as-tu réussi à voler le talisman ?
-Ça t'intéresse ?
-Bien sûr !
-Je pourrais sauver ma peau en te le disant ?
-J'en déciderai en temps utile.
Il donne l'impression de réfléchir un instant, comme si penser à son forfait lui permet de se détacher du moment présent. D'une voix lointaine, il retrace sa démarche point par point, avec méthode et rigueur :
-Eh bien, j'ai remonté la liste des différents détenteurs à travers les époques, et je suis tombé sur ce monsieur qui l'a acquis à une vente aux enchères en 1958. Apparemment, ses précédents détenteurs ne connaissait pas son pouvoir. Le monsieur, oui, puisqu'il a formellement mentionné l'objet dans son héritage. J'ai déniché son légataire, heureusement recensé à l'état civil. Il m'a suffit de retrouver son logement : je l'ai suivi après une de ses interventions publiques. Ensuite d'établir son planning : je me suis fait passer pour un clodo devant sa demeure une bonne semaine. En discutant avec la concierge, j'ai appris le système de sécurité, et j'ai eu le droit à une part de clafoutis. Pas très bon d'ailleurs. Pour ce qui est du reste...
Vient alors tout un descriptif du système de sécurité installé chez le possesseur du talisman, et des moyens de l'outrepasser, moyens qu'il serait déplacé de divulguer pour des raisons éthiques. L'exposé continue ainsi sur cinq bonnes minutes, des ressources acquises pour le vol aux personnes sollicitées sans qu'elles ne soient au courant d'y participer. Eusebio déballe tout, tenaillé entre la peur de se voir passée la corde au cou et la fierté d'avoir réussi pareille opération. De mon côté, je n'en reviens pas. Quelle sorte de monstre de la cambriole ai-je contribué à créer ? Sa volonté aveugle de m'oublier lui a servi de moteur perpétuel pour amasser des compétences plus diverses qu'hallucinantes. A partir de là, je trouve presque dommage de devoir me priver d'un tel diamant brut.
-... et tu es venue me voir, sans savoir que c'était moi à l'origine de tout cela, conclut-il.
-Je vois. Pas mal.
Intérieurement, je me force pour ne pas paraître impressionnée. Après tout, peut-être venait-il de me raconter le plus gros mensonge de sa carrière, mais tout sonne tellement vrai, et tout colle trop parfaitement avec ce que m'a dit le commanditaire. Je me demande même si Eusebio est vraiment humain. Peu importe au final. Je sais ce que j'ai à faire :
-Désolé Eusebio.
-Quoi ? Mais je t'ai tout dit !
-Et je viens de décider ce que je vais faire de toi.
Je frappe.
Au moins, on est quittes.
LE COMMANDITAIRE :
-Résumons la situation, Mademoiselle Pendrag, si vous le voulez bien.
-D'accord monsieur.
-Je vous demande de me ramener mon talisman et de vous débarrasser du voleur. Vous, vous ramenez mon talisman avec le voleur. Un humain qui plus est.
-C'est très bien résumé monsieur.
-Merci, mais ça ne me dit pas pourquoi vous avez fait ça, dis-je lentement, calme seulement en apparence.
Cette fille me sort par les yeux. Si Etienne n'était pas son tuteur, il y a bien longtemps que je l'aurais envoyé dans notre base militaire en Australie pour lui faire les pieds et lui apprendre à respecter les ordres. Mais le temps n'a jamais été au « si », alors laissons-lui une chance de s'expliquer, puisqu'il le faut :
-Allez-y.
-Je dois partir ?
-Non bougre d'idiote ! Expliquez moi cet enlèvement insensé !
-Le tuer aurait été contreproductif. On parle d'un mortel qui a réussi l'exploit de dérober un artefact sous haute surveillance à un Haut Mage : vous.
-Il a réussi parce qu'il était déjà familier avec le monde des non-humains, par votre faute.
-Reconnaissez au moins son talent.
-Je reconnais le sien, en effet. Le vôtre par contre...
-Heureusement, on ne parle pas de moi ici, ose-t-elle m'interrompre.
Je me retiens de la remettre à sa place proprement :
-Venez-en au fait.
-Je voudrais, avec votre autorisation, le recruter, déclare-t-elle sans hésitation. Appelez ça un agent dormant : dès qu'une relique est volée, je lui passe un coup de fil et il part la récupérer. S'il échoue, ce n'est pas grave, puisqu'il ne s'agit que d'un humain. S'il réussit, tous les mérites vous reviennent.
Une petite voix dans ma tête me tente de le faire. L'idée, en soi, ne semble pas mauvaise. Voyons si elle a vraiment tout prévu :
-Et comment je peux m'assurer de sa loyauté ?
-Il m'aime, et ça le détruit. Promettez-lui que vous effacerez ses sentiments dès qu'il aura rempli un certain nombre de missions. Et dès qu'il devient inutile, ou que vous commencez à douter de lui, vous n'aurez qu'à lui ordonner une mission-suicide, pour vous en débarrassez, comme vous le souhaitiez dès le départ.
Je la regarde, effaré. Ça n'a pas vingt ans et c'est déjà digne de Machiavel. Cette Morgane se révèle bien plus dangereuse qu'au premier abord. Je ressens bien la patte d'Etienne dans son éducation, ce qui est la pire nouvelle possible pour ceux qui seraient contre lui.
-Tu fais preuve d'une certaine insensibilité pour lui, jeune fille, n'a-t-il pas été ton confident ?
-Non. J'ai connu un Eusebio, mais ce n'est pas lui, j'en ai eu la confirmation lors de notre dernière discussion.
-Je comprends... Votre plan est intéressant, Mademoiselle Pendrag, j'en rendrais bien compte auprès de votre tuteur. Votre récompense arrivera chez vous la semaine prochaine. Je suppose que vous n'avez pas envie de voir notre captif avant de partir ?
-Ce serait bien inutile.
-J'avais cru le comprendre en effet. Je ne vous retiens pas alors, mes amitiés à Etienne.
-Je les lui transmettrai. Mes salutations.
Elle s'incline et quitte la salle. Je soupire et m'affale dans mon cher fauteuil. Trop d'émotions pour mon vieux corps, même si je devais y être habitué. Le monde des non-humains est décidément bien cruel avec les jeunes filles. Depuis toujours hélas.
Cessent ces pensées, allons plutôt voir ce fameux Eusebio. J'espère qu'il est à la hauteur de mes attentes.
EUSEBIO :
Le vent me serre dans ses ailes brumeuses, les feuilles fouettent mon visage.
Je suis dehors. Incroyable.
En me réveillant ficelé comme un saucisson, j'avais cru ma dernière heure venue, mais visiblement, la Faucheuse n'a pas pu se libérer. Ils ont besoin de moi, qu'ils disent, et si je les satisfais, alors je mériterai le talisman. Seulement, je ne peux m'empêcher de me demander :
« Est-ce que je la mériterai, elle ? »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top