Le voleur désespéré 1

MORGANE : 

Pendant un an, j'ai fréquenté un historien en devenir. Ou plutôt un archéologue en puissance. Il n'était pas encore très sûr de son choix. Je ne sais pas s'il l'est plus aujourd'hui. En bref, il étudiait le passé, les anciennes civilisations, et comment les gens vivaient au gré des époques, sans les facilités accordées par nos technologies modernes.

Je le voyais alors à son université, quand j'étais de passage, quand je n'avais pas de rendez-vous pressé, quand il ne finissait pas trop tard, ou trop tôt, quand il n'avait pas d'examens et quand, moi, je n'avais pas de tuteur pour m'attendre à la maison. Pourtant, ce manque évident de créneaux potables n'a pas été la cause de notre rupture, aussi étonnant que ça puisse paraître. Je me souviendrai toujours de notre point de rendez-vous, un grand bâtiment en verre, en fer et couleur mer. Celui où les deux cents élèves de sa promo se réunissaient pour leurs cours. Une construction austère, rigide, sévère et imposante, tout comme ma prof principale en troisième. Une manière architecturale de dire aux étudiants qu'ils ne venaient pas là pour s'endormir sur leurs notes. En toute franchise, j'avais toujours trouvé curieux le contraste entre le décor quasi futuriste de leur licence et son objet : l'ancien temps. Mais bon, exiger des humains une certaine cohérence avait toujours été vain de toute manière. Eusebio pensait la même chose, alors même qu'il faisait partie de cette espèce invasive, une des raisons pour laquelle on s'était toujours bien entendu.

Eusebio, c'est son nom, à ce petit amateur d'histoires que je n'ai plus vu depuis quinze mois maintenant, un décompte qui se termine bientôt, qui se termine... Maintenant.

Le voilà. Mains dans les poches et tête dans la lune. Il ne me voit même pas, trop perdu dans la contemplation de son monde intérieur. Il peut tout aussi bien défiler devant ses yeux des souvenirs de son cours, de son livre de la semaine dernière, ou même de son plan pour ce week-end. Ce petit air du je-ne-suis-pas-disponible-pour-le-moment a toujours réussi à m'arracher un petit sourire, presque maternel, et aujourd'hui ne fait pas exception à la règle. Il me remarquera au dernier moment, comme j'en avais l'habitude.

Je ne l'ai pas prévenu que je venais, ce n'est pas quelque chose que je fais. Sera-t-il content de me voir ? Ou bien embêté ? Peut-être a-t-il quelqu'un, dans cette foule qui me traverse, une remplaçante, s'il en a jamais eu besoin.

Notre relation a été des plus étranges, dénuée d'amour au sens passionnel du terme. J'avais de la tendresse à son égard, j'en ai toujours, et lui, je n'ai jamais su ce qu'il voyait en moi. Je pourrais très bien le lui demander aujourd'hui. Je ne pense pas que je le ferai.

Ça y est. Il m'a vu.

Un voile d'étonnement passe sur son visage, aussitôt retiré pour un sourire en coin que je connais bien. Il ne maniait pas le sourire en coin avant moi, le copieur. Il me salue, à sa manière :

-C'est marrant, je pensais justement à toi.

-C'est marrant, je ne te crois pas, j'articule avec ce que j'espère être de la malice.

-À ta guise, petite sorcière, à ta guise, lève-t-il les mains en signe de reddition.

Ce geste demeure un toc chez lui. Dès qu'apparaît la possibilité d'un conflit, il se replie derrière ce mouvement de reddition instantané. J'enchaîne :

-J'ai besoin de toi. Intéressé ?

-Pas vraiment, j'ai le droit de refuser ? ose-t-il me taquiner.

-Non, bien entendu.

-Je m'en doutais. Tu me racontes ça sur le trajet ?

J'ai acquiescé, je lui ai emboîté le pas, et j'ai raconté.

Pour être honnête, l'existence d'Eusebio est un secret, mon petit secret, au sein de la communauté des non-humains. Et je me doute ne pas être la seule à en avoir de pareil. Car si le credo principal des non-humains ne sera jamais rien d'autre qu'une discrétion à toute épreuve à l'égard des Hommes, il est compliqué d'évoluer dans un milieu fermé et étouffant sans avoir un humain avec qui râler et exprimer toute l'absurdité de notre situation : invincibles par nos pouvoirs et fragiles par notre flagrante infériorité numérique.

Depuis que j'ai Pégasus, ma voiture vivante et nouvelle confidente, je peux décompresser sans l'aide d'humains, mais à une époque, j'avais vraiment été contente de l'avoir à mes côtés. Si je reviens le voir aujourd'hui, c'est pour ses connaissances en histoire : un talisman a disparu et j'ai besoin de sa documentation pour en savoir plus sur cet objet avant de partir à sa recherche. J'espère qu'il a des informations intéressantes... 

EUSEBIO : 

Moi, Eusebio, je pourrais me targuer d'être de ces Hommes qui expérimentent la Vie et la Mort simultanément. Cependant, je ne suis pas en état pour opérer une pareille flatterie de ma personne. La raison : Elle.

Je l'ai vu, je me suis senti renaître, exister à nouveau. La Vie. 

Je l'ai vu, mon cœur a rendu l'âme, s'est déchiré en lambeaux. La Mort.

Elle est là, devant moi, au cœur des anonymes de ma vie. Actrice flamboyante, faisant face aux figurants du film, dont je suis l'anti-héros fade. Elle a surgi, et rien d'autre n'a alors compté. Je ne peux laisser s'échapper un hoquet de surprise, mais je me reprends bien vite. Ne rien laisser paraître, jouer l'insensible, se réfugier dans des mimiques éculées. Comme si aujourd'hui ne différait d'aucun autre aujourd'hui.

Elle parle, je réplique, jouant le jeu qu'elle aime tant du passif-agressif. Je pique, me retire, repart à l'assaut et me rends. Fin des retrouvailles, elle rentre dans le vif du sujet. J'aimerais dire que je n'espérais nullement qu'elle me parle de nous deux. J'aimerais dire que l'espoir absurde qui m'avait soudain habité, n'avait pas disparu dans l'instant, en annihilant ce qu'il restait de mon égo. J'aimerais dire que je ne suis pas en apnée à chacun de ses regards. 

J'aimerais tant, oui.

Hélas, les faits sont là : elle n'est pas là pour moi, et je suis dévasté. Trois utilisations implacables du verbe "être", sans alternatives remplies d'illusions bienheureuses.

Pourquoi est-elle là alors ? Pour un talisman, un foutu talisman antique capable d'effacer émotions et souvenirs. Si je le connais ? Bien entendu, je me reconnais une certaine connaissance de l'occultisme, de l'histoire de la magie et des créations non-humaines.

Grâce à elle. À cause d'elle.

Je voulais apprendre à la comprendre, et j'ai ouvert une Boîte de Pandore, peuplée de malédictions d'un autre temps, d'un autre Monde, fondu, dilué, mélangé au nôtre si intrinsèquement qu'on en vient à les confondre. Le bon sens voulait que je le fuis, que je referme la Boîte.

Je m'y suis plongé. Tout entier. Et ce foutu talisman dont elle me parle, je le connais mieux que quiconque :

-Je l'ai chez moi.

Je ne saisis pas tout de suite pourquoi elle me regarde comme ça. Je ne me rends pas compte que j'ai pensé à voix haute. Pas immédiatement.

Puis je réalise ma bourde monumentale :

-Ça, j'ai pas fait exprès.

Elle a l'air de calculer les implications de ma déclaration. Nous nous sommes arrêtés dans une rue déserte, un raccourci peu connu pour rentrer chez moi. Une idée me vient. Pas de temps à perdre, Morgane revient de ses calculs :

-Tu n'as pas fait exprès de le voler ou de me le dire ? dit-elle enfin, se contenant manifestement d'exploser.

Je la regarde, la contemple, qu'est-ce qu'elle est belle... Depuis tout ce temps, je ne l'ai jamais oublié. Mes lèvres esquissent un sourire et prononcent les mots d'une vie :

-Je t'aime.

Je frappe.

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