Histoires de Scrabble 6


Chapitre 6

La première heure de l'après-midi pointe le bout de son nez et la comtesse redescend. Elle semble aller mieux. Tant mieux. Si en plus d'être chiante, elle avait été fatiguée, j'aurais du me résoudre à l'étrangler. Nous nous attablons tous deux à la petite table dressée sous mon mirobolant if. Le soleil se fait discret, mais le vent est agréable. Nous ne parlons pas de l'entrée, ni durant les entremets. Le premier plat principal se montre quand je me décide à briser fermement ce silence de glace :

- Qu'avez-vous prévu comme voyages durant cet été, comtesse ?

- Pour tout vous dire, je n'ai encore rien organisé, répondit-elle distraitement. Je partirai sûrement dans le Sud, comme chaque année.

- Cette routine annuelle ne vous ennuie-t-elle pas ?

- Je m'y suis fait, et rien ne vaut les bonnes habitudes.

- Pantouflarde...

- Pardon ?

- Non rien, une idée qui me traversait l'esprit.

- Qui doit être sérieusement atteint... murmure-t-elle.

- A mon tour de vous dire : Pardon ?

- Je disais que vous aviez bon teint.

- Si vous le dites.

Le souffle léger de la brise fut le seul bruit que nous purent entendre pendant les minutes qui suivirent. Les aras caquetèrent soudainement, nous sortant de la rêverie dans laquelle nous étions plongés.

- Ce sont donc ces oiseaux-là, les nouveaux résidents de votre arbre favori ?

- Oh, excusez-moi de vous reprendre, délicieuse Mme Descartes, cependant c'était surtout mon fils qui aimait s'y blottir en attendant que passe l'orage parental.

Elle cligna plusieurs fois des yeux, leva les yeux comme si elle réfléchissait, puis déclara :

- C'était un sacré sapajou, celui-là.

- Hélas pour moi, il a gardé ce caractère d'enfant gâté malgré l'âge, n'est-ce pas ennuyant ?

- Oui, oui, fortement.

- D'ailleurs, je me fâche de constater qu'il n'a même pas daigné venir vous saluer, il doit encore s'amuser dans notre étang. Permettez que j'aille le chercher.

- Cela ne sera pas nécessaire, voyons, m'interrompit-elle dans mon geste de me lever.

Elle avait l'air de paniquer.

- Ne me dites pas que...

- Que quoi, monsieur le baron ? me fit-elle avec un ravissant sourire malheureusement faux.

- ...vous détestez mon fiston ?

- Loin de moi cette regrettable idée, monsieur.

- Laissez tomber le « monsieur », appelez-moi Gregory, nous nous connaissons bien, voyons !

- Evidemment, évidemment, Gregory.

- Mais reprenons, en quoi la venue de mon fils vous gênerait-elle ?

Quelque chose se brisa alors en elle, même Gaston, pourtant en retrait, le remarqua. Il se précipitait vers nous quand Mme Descartes lâcha, comme une sentence fatale et inexorable :

- Parce qu'il est mort. Votre fils, Stewart Scrabble, vingtième du nom, est décédé, il y a un mois de cela. Sa mère et votre femme, Elisabeth Scrabble, a frôlé la mort, dans le même accident qui l'a tué.

Le Baron Scrabble s'arrêta net, et seule la voix de la comtesse perçait la bulle dans laquelle il venait de s'enfermer, en dernier recours pour survivre, survivre au décès de son propre fils. Gaston l'observait sans pouvoir agir et Mme Descartes continuait sa litanie sans pouvoir endiguer le flot de paroles qui se déversait par sa mélancolique et magnifique bouche :

- Ils rentraient du marché en voiture, alors que vous me receviez dans le petit salon. Personne ne connait la raison de ce drame, mais le fait est qu'ils sont venus s'échouer dans votre étang, dans un dérapage désespéré. J'étais partie depuis une dizaine de minutes quand on vous a ramené son corps inerte. Vous vous y êtes refusé à y croire, allant jusqu'à développer une schizophrénie aigue. Vous vous êtes fait croire à vous-même que vous étiez votre fils, tout en gardant votre identité par moments.

Gaston enchaîna :

- On a tenté de préserver l'illusion autant que possible, préserver votre santé morale. C'est pour cela que l'on ne vous a pas tenus informés de l'arrivée des extra-terrestres Ewoks. Ewoks que vous avez finalement engagés je ne sais comment, les prenant pour des fennecs, animal que votre fils adorait. On vous a aussi tenu écarté des avancées technologiques, dans le même but. Cependant, cela ne peut durer éternellement, avouez le vous.

Le pauvre homme, recroquevillé sur lui-même posa un regard vide sur son majordome et pleura presque, d'une voix éteinte :

- Mon fils... Mon fils est mort ? Non... mon fils n'est pas mort ?

- Il vous faut l'accepter, pensez à Elisabeth qui essaye d'oublier...

- Je me souviens, l'hôpital, j'étais Stewart quand je l'ai vue, elle l'a accepté, je l'ai accepté, si mon fils peut encore vivre à travers moi, où est le mal ? Pourquoi me torturer de souvenirs douloureux ? Seriez-vous contre moi ? Tentez-vous de me rendre fou ? Mais fou, je le suis déjà, fou de douleur, la perle de ma vie n'est plus, mais persiste. J'ai ressuscité mon fils ! éclata-t-il avant de reprendre de sa voix sans vie : Il vit, du même cœur que le mien, entendez-le, écoutez-le...

Il se tut, crispé sur le sol, éloignant de gestes brusques et vains Gaston qui tentait de l'approcher. Tout le personnel de la demeure Scrabble se tenait à présent autour de son maître. Le majordome leur implora de l'aider, mais d'un accord tacite, ils répondirent :

- Pourquoi lui forcer la main ? Tout allait bien, tout se passait bien. Si notre Stewart peut rester, encore un peu, alors où le problème réside-t-il ?

- Vous comptez le laisser dans cet état de folie ? Ce n'est pas Stewart, en êtes-vous conscient ? C'est inconscient !

- Non, rétorqua Louise, ce qui est inconscient, c'est de lui faire prendre conscience de cette folie géniale. Nous avions peur qu'il attente à sa vie, et que notre maîtresse Elisabeth le suive dans la tombe, il a fait revivre Stewart, en lui donnant une partie de sa propre vie. Même si c'est artificiel, même si c'est faux, même si c'est fou, leur vie est préservée. C'est bien cela que vous souhaitiez ?

Gaston se résigna, il souhaitait que l'on oublie, que l'on puisse surmonter cette mort, hélas, il n'était que majordome, il n'avait pas le pouvoir nécessaire pour imposer son opinion.

Mme Descartes ne comprenait pas, comment peut-on consciemment prendre une telle décision ? Laissez cet état s'épanouir pour qu'il empire. Ou qu'il s'améliore ? Mais dans quel sens ? Qui prendrait le dessus ? Le fils ou le père ? Gregory ou Stewart ? Indécise, elle se leva et annonça faiblement en guise de conclusion à sa venue :

- Gaston. Vous ne pourrez guérir votre maître de sa folie, si folie cela est. Laissez le temps décider à notre place. Je ne reviendrai pas, cela serait faire preuve de masochisme. Et je ne pense pas l'être, masochiste. Adieu !

Elle partit et on ne l'a revit plus.

Le Baron se releva et déclara, d'un air guilleret :

- Mme Descartes n'est plus là ? Et que faites-vous tous ici ?

- Elle est partie. Un télégramme urgent, s'avança la ménagère suisse.

- Sans rire ?! Magnifique ! Et si on fêtait ça avec un bridge ?

Stewart était de retour pour tout le monde, et l'on oublia bien vite cet épisode de crise, pour retourner à un quotidien où un est deux et deux est un. Gaston se servit un verre de son Rye et le but d'un trait en murmurant :

- Après tout, pourquoi pas ?

FIN

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