De l'orgueil fait le deuil
Un lundi matin tout aussi horrible que ses pairs. Il y en a tant qu'il est un peu injuste de faire pareil amalgame, mais Morgane le fit malgré tout. Lundi, le jour du Mal, voilà c'était dit. Sa voiture éternua sous elle, et elle consentit à ouvrir un oeil. Allongée sur le toit de son véhicule vivant, son corps refusait de quitter l'enveloppe foetale du duvet.
La veille, elle avait perdu le fil du temps en observant les étoiles. Aujourd'hui, ce même fil la liait à ses obligations : si dans vingt minutes le petit-déjeuner commençait sans elle, ce serait la fin du monde. Selon son tuteur. A vrai dire, elle n'aurait jamais osé vérifier. Ses bras bougonnèrent de sommeil quand elle se redressa pour se glisser d'une manière improbable dans l'habitacle. Point de clé ni de carte, l'engin motorisé démarra de lui-même, sa conductrice affalée sur le fauteuil passager la tête en bas et les jambes à l'extérieur. Elle n'osa pas lui faire remarquer qu'il avait démarré en troisième, il l'aurait sûrement mal pris. On n'apprend pas à être une bonne voiture du jour au lendemain !
Les phares franchissaient l'entrée de sa charmante ville natale qu'elle rangeait enfin ses deux gambettes à leur place normale. Personne ne s'étonna que la jeune fille ne touchait pas au volant, ni même que la voiture semblait bailler. Elle aussi avait eu une nuit agitée, un rêve stressant de prix d'essence qui augmentait, de quoi lui faire frissonner ses plaquettes de freinage. Morgane la pressa légèrement, le temps s'écoulait inexorablement, et elle ne voulait pas qu'il la rattrape. Le portail de la Demeure s'effaça devant eux, laissant le soin au pont de leur permettre une traversée toujours aussi paisible des douves. Sous l'imposant chêne, la place attribuée à la voiture du nom de Pégase attendait. Sans attendre l'arrêt du moteur, Morgane sortit de sa voiture et se précipita dans la salle à manger, où son tuteur lorgnait ostensiblement sa montre:
-A trois secondes près, c'était le bûcher qui vous attendait, Mademoiselle Léic.
-Ce n'était pas la fin du monde que vous aviez dit ? remarqua-t-elle.
-La fin de votre monde, oui.
-Ah.
N'ayant plus de sarcasmes à jeter au visage de l'homme, Morgane pris place sous l'oeil maternel de la maîtresse de maison, le regard heureux du jardiner et la mine boudeuse de Pierrette. Cette dernière, malgré son jeune âge, avait dû parier une quelconque somme d'argent avec le jardinier sur un possible retard de sa part, et le jardinier de recevoir son gain, content d'avoir misé sur la peur de Morgane d'arriver en retard.
A eux cinq, ils formaient les habitants permanents du Manoir sur l'Eau, une demeure protégée par des douves physiques et des barrières magiques, refuge des non-humains contraints à se faire oublier plus que d'habitude.
La tambouille familiale fut servie, de délicieux oeufs sur le plats circulèrent de main en main, le café se versa volontiers dans les tasses, mais Etienne (c'était le nom du tuteur de Morgane), ne la lâchait pas des yeux. Au bout de deux minutes de ce manège, elle craqua:
-Qu'est-ce qu'il y a encore ?
-Tu as failli arriver en retard. Être ponctuel est la première des règles que doit respecter tout magicien rigoureux.
-Mais je suis arrivée à l'heure ! Alors lâche moi !
-Seulement parce que tu as Pégase. Si ça avait été une voiture normale, tu aurais manqué l'heure.
-Mais ce n'est pas une voiture normale ! Alors où est le mal ?
Elle savait déjà la réponse, mais espérait par pure envie de répliquer que son tuteur l'oublierait miraculeusement. Cela n'arriva pas.
-Troisième règle des non-humains : Ne jamais se reposer sur la magie ! récita Etienne avec énervement. Tu oublies trop vite les leçons du passé !
-Et toi tu vis trop dans le passé, murmura-t-elle pour elle-même en priant qu'il ne l'entende pas. Il l'entendit. Étonnamment, il ne s'énerva pas plus encore. Il se contenta de soupirer, et son corps de s'affaler dans son fauteuil parfois bien grand, et bien vieux.
-Morgane, respira-t-il un bon coup, je ne suis pas ton ennemi ou quoi que tu puisses imaginer dans ta petite tête d'adolescente. Je veux juste que tu sois la meilleure version de toi-même.
-Je sais.
Et elle se tut. Le petit-déjeuner fut par la suite privé de sa voix cristalline, malgré les sketchs improvisés que Pierrette et le jardinier tentèrent pour redonner le sourire à la jeune fille et son maître. Son mutisme capitula cependant en fin de repas, quand la Mama, comme ils la surnommaient, reçut un message requiérant la présence de Morgane à la capitale:
-C'est vrai ? Le Subconscious fait appel à mes services ? se leva-t-elle, enthousiasme.
-Non, pas le Subconscious, juste Doudou, relut la Mama pour être sûre de ne pas se tromper.
-Oh.
Elle se rassit.
-Une mission est une mission, lui rappela son tuteur sans tact. Tu dois la traiter indifféremment des autres, même si tu n'apprécies pas le commanditaire.
-Ce n'est pas que je n'apprécies pas Doudou, on s'entend plutôt bien même, mais...
-...mais elle aurait préféré le Subconscious pour revoir son cher André, compléta Pierrette.
-D'abord ce n'est ni ''mon'' André, et ensuite il ne m'est pas ''cher'' comme tu dis ! lui rétorqua Morgane en position Défense. On est de bons amis et j'aime bien le voir, c'est tout.
-Si le voir ne va pas à l'encontre de la mission que veux te confier Doudou, tu peux parfaitement lui rendre visite, l'autorisa Etienne.
-C'est vrai ? sourit-elle involontairement.
-Pourquoi mentirais-je ? répliqua-t-il avec une pointe de perplexité.
Morgane faillit le remercier à grand renfort de démonstrations, mais elle s'abstint et lui rendit un "Je vous en suit reconnaissante" des plus cordiaux. Il répondit par un sourire et un "Ne traîne pas en route.'' décidant du départ immédiat de la jeune fille.
Dans un respect quasi-parfait des limites de vitesse, Pégase emmena Morgane à Paname en une heure à peine, à peine ralentie par les sempiternels bouchons sur la couronne périphérique. Morgane aurait bien laisser à sa voiture le soin de se garer toute seule, mais l'omniprésence d'humains dans les rues de la capitale tuait dans l'oeuf cette idée. "Discrétion, discrétion et encore discrétion." disait le credo des non-humains. Elle s'y plia donc pour ne pas risquer d'ennuis et prit sur elle de rester dans l'habitacle jusqu'à l'arrêt total de Pégase. La place de parking tant désirée se dévoila bientôt par un heureux hasard des choses et c'est sereine que Morgane arrêta Pégase Avenue Saint-Germain, entre une 4L rutilante et une Jaguar en manque de contrôle technique.
Dans le petit square bordant le Musée de Cluny, elle retrouva Doudou, le visage inhabituellement constellé de cicatrices neuves. Telles des tâches de rousseur morbides, les ovales de sang coulaient encore par endroit, tantôt durci, tantôt pas. Le premier regard de Morgane alla pour ces cicatrices, dont Doudou dut expliquer l'origine:
-J'essaye de domestiquer mon premier diablotin, et il n'arrête de me piquer là où ça se voit, leva-t-elle ses mains gantées malgré la chaleur.
-C'est pour ça que tu m'as fait venir ? tiqua Morgane. Pour un diablotin ?
-Je n'ai rien fait moi, c'est Verso qui a écrit la lettre. Mais s'il avait signé de son nom, tu ne serais jamais venu.
-"Je dois traiter les missions indifféremment du commanditaire" à ce qu'il paraît, soupira-t-elle, donc que Verso arrête de contrefaire les signatures de tout le monde et qu'il se montre, ça nous faciliterait la vie.
-Ça, tu le négocies avec lui. Allez, je vous laisse, ferma-t-elle les yeux.
Quand elle les rouvrit, une lueur écarlate remplaçait ses iris, son gentil souvenir avait muté en un rictus et sa voix douceureuse mué en un râle atroce:
-Salut Morgane, fit Verso, une des identités subconscientes de Doudou.
-Hey, se contenta-t-elle de dire.
-Tu aimes bien le Subconscious j'ai entendu dire ?
-C'est un endroit agréable, concéda-t-elle, sachant parfaitement qu'avec Verso, il fallait toujours en dire le moins possible.
-Et tu sais comme moi que le Patron est en déplacement pour un bon mois, et cela depuis une semaine ? continua Verso de sa voix à vous filer des frissons.
-Il paraît oui.
-Et que c'est André qui a donc la charge temporaire de garder le Subconscious ? insinua-t-il. Morgane ne pût réprimer un sursaut surpris. Elle commençait à voir où Verso voulait en venir, et cela ne lui plaisait guère.
De tout temps, le Subconscious, homologue parisien du Manoir sur l'Eau, servait de refuge pour les mortels marginaux et les non-humains. Cependant, de part sa position géographique en plein coeur de la capitale millénaire, le Subconscious attirait souvent des êtres peu recommandables, habituellement tenus à distance par celui qu'on appelait avec déférence ''Le Patron''. Seulement, celui-ci était parfois amené à quitter son antre, la laissant alors à son second, le vice-patron du Subconscious en quelque sorte. A travers les âges, les seconds du Patron ont toujours eu une aura assez puissante pour compenser l'absence du maître. Certains sont assez connus, comme Clovis, Léonard de Vinci ou Picasso, et d'autres, quoique moins célèbres, disposaient de CV suffisamment fournis pour dissuader les fauteurs de trouble. Hélas, celui qui devait succéder à Picasso avait disparu sans laisser de trace cinq ans auparavant, forçant le Patron à prendre un nouvel aide improvisé: André. Les compétences d'André semblaient indéniables, mais son jeune âge, sa renommée aux abonnés absents, et son ascendance douteuse faisaient que bien des non-humains le considéraient plus comme le chouchou du Patron que comme son véritable bras droit. Verso comme Morgane le savait parfaitement, sans que cette dernière n'y ait vraiment réfléchi jusqu'à aujourd'hui. Elle entrevoyait sa mission, ce qui fit sourire Verso :
-Pas besoin de te faire un dessin, à ce que je vois. Tu semble avoir parfaitement compris que le Subconscious allait sombrer corps et biens si nous laissons André sans soutien.
-Ce ne sont là que des théories malheureuses, essayait-elle de rationnaliser. As-tu vu quelque chose qui les appuierait ?
-Bien sûr que oui, idiote ! Tu me crois assez bête pour parler sans preuve ?
-Et tu en as parlé à André ? C'est lui le responsable du Subconscious, pas moi ! raisonna-t-elle à nouveau, maigre moyen de défense, vu que Verso avait déjà prévu cette question.
-Je ne l'ai pas fait, car j'en suis incapable. C'est toi qui va t'en charger, c'est toi qui vas aller le voir.
Et elle comprit. Il ne s'agissait ni d'enquêter pour démasquer les comploteurs, il y avait meilleur qu'elle dans ce domaine. Il ne s'agissait pas non plus de défendre le Subconscious contre la menace à venir ; là encore, beaucoup la surpassaient. Non, Verso avait en tête un tout autre objectif pour la toute jeune Morgane : convaincre André d'accepter de l'aide. Elle seule pouvait réaliser le tour de force de faire ravaler sa fierté à un non-humain qui avait enfin l'occasion de faire ses preuves, elle seule pouvait prouver à André que l'heure n'était pas venu pour lui de se tailler une légende en défendant le Subconscious seul, mais qu'il lui fallait privilégier la sécurité du refuge, au dépend de son orgueil.
-Tu n'auras qu'un essai, Morgane, renchérit Verso. Si jamais tu manquais de lui faire accepter cette idée, il s'obstinerait et cela deviendrait dangereux. Sans compter que votre amitié pourrait bien en souffrir. Veux-tu quand même accepter cette mission ?
-Le grand Verso se soucie des autres ? releva Morgane moqueusement.
-Je ne voudrais pas perdre une des seules magiciennes qui acceptent de bosser avec Doudou, mais bref, le reste est entre tes mains...
-Attends qu'est-ce que tu entends par... ?
Trop tard. Verso s'était déjà éclipsé de la conscience de Doudou, redonnant le plein contrôle à la propriétaire originelle du corps. Son visage reprit celui, enfantin, d'une adulte nageant encore dans l'océan de l'insouciance.
-Verso a encore fini sur une phrase énigmatique, c'est ça ? devina-t-elle en voyant la mine frustrée de la sorcière du Manoir sur l'Eau.
-Pas exactement... Dis moi, est-ce qu'il t'arrive de voir des sorciers se désister pour tes missions ?
-Bien sûr, pourquoi ? demanda-t-elle le plus innocemment du monde.
-Pour rien.
Et aussi sèchement, Morgane la quitta, une colère sourde et croissante dans sa tête. Comme elle s'en doutait déjà, de nombreux sorciers refusaient les missions de Doudou, Verso l'avait confirmé à sa manière, et il ne pouvait y avoir qu'une seule raison : la particularité de la non-humaine, autrement dit ses multiples personnalités.
Morgane n'avançait pas ça à la légère, détrompez-vous. Être non-humain n'exemptait pas d'être con, et elle avait entendu par le passé bon nombre de sorciers dévaloriser des espèces qu'ils considéraient inférieures, pour la seule et unique raison que ça les rendrait supérieurs. Doudou faisait partie de ces non-humains soi-disant en dessous de la moyenne, de part sa condition de Pluriame, et nulle doute que certains pensaient dégradant de travailler de concert avec elle. Inutile de dire que Morgane bouillonnait d'ire en débarquant au Subconcious. Sa hargne manqua de lui voir interdire l'accès à l'endroit, mais sa réputation et le nom de son tuteur ouvrait toutes les portes, fussent-elles enchantées. Elle passa le couloir arlequin sans un regard pour ses couleurs attrayantes et ignora un habitué qui la saluait. On lui devait des explications. Au bout du couloir, elle enfonça une lourde porte de chêne, qui trembla sous l'assaut de la frêle demoiselle, pour débarquer presque en fanfare dans la salle principale et bondée du Subconcious.
Personne ne prit garde à son arrivée. En toute franchise, un client entrant en fracassant l'huis avait l'air banal ici. Quand on savait qu'un demi-dragon l'avait incendié, qu'un Prophète l'avait fait se volatiliser, qu'une troupe de danseuses l'avait franchie en chantant du Cabrel et qu'elle s'ouvrait de manière spectaculaire environ trois fois par jour, l'entrée de Morgane manquait vraiment de saveur.
Elle encaissa l'indifférence des clients sans sourciller et se dirigea vers le bar, furax. Certains la connaissaient bien, et l'étonnement se peint sur leur visage quand ils se rendirent compte que même la vision d'André ne pouvait endiguer l'énervement de la jeune fille. Elle qui devenait pourtant toute miel quand elle le voyait ! Il suffit qu'elle prenne place au bar pour que les ''certains'' évoqués plus tôt tendent l'oreille, intrigué de savoir l'événement capable d'amener Morgane à un tel état.
Dans un premier temps, André, de bonne humeur, se montra exagérement poli pour la dérider :
-Bienvenue à vous, ô Baronne du Manoir sur l'eau, prononça-t-il avec délice, que nous vaut le plaisir de vous voir ?
-Un bubble tea Volonté, une mission et autre chose, dit-elle distraitement en jetant des coups d'œil qui se voulaient furtifs à la salle.
Deuxième essai, plus taquin :
-Vous me faites grande peine très chère ! Moi qui croyait que seuls comptaient mes yeux dans vos yeux !
-André... Je suis sérieuse aujourd'hui, lâche moi.
Ultime tentative, lorsqu'il servit la boisson souhaitée :
-D'accord, d'accord, je te dérange, j'ai bien compris. Et moi je décide que tu me déranges aussi, donc je reprends la commande.
Et il reprit le bubble tea à Morgane pour repartir à l'autre bout du bar, discuter avec un autre client.
Là, le cerveau de la jeune sorcière opéra un court-circuit. Elle regarda sa main vide, puis André, sa main vide, et à nouveau André. Fini les coups d'œil furtifs, fini son humeur de chien, fini sa vendetta contre les sorciers mal léchés. Le barman regagnait son titre d'unique cible. Première étape, se faire pardonner :
-Attends André, je ne voulais pas...
-André n'est pas là pour le moment, veuillez rappeler plus tard, la singea-t-il, faussement concentré sur la réalisation d'un cocktail.
-Je peux tout t'expliquer !
-...
-Tu ne vas pas me faire ça quand même ?
-Voici ta commande, Gurt, l'ignora-t-il en allant servir un client à l'autre bout du bar.
Elle le suivit sans réfléchir, bousculant le fameux Gurt inconsciemment, qui grommela et s'éloigna avec son cocktail, qu'il tenait avec la plus grande précaution.
-Écoute, dégagea-t-elle ses cheveux de devant son visage. J'ai vu Doudou avant de venir, et j'ai appris de Verso que de nombreux sorciers ne veulent plus travailler avec elle parce que c'est une Pluriâme, alors ça m'a mise sur les nerfs, tu comprends ?
-Tu es trop sensible Morgane, lui asséna-t-il, refusant toujours de la regarder. Bonjour Sisyphe, j'ai ton colis, attends moi un instant, s'adressa-t-il à un autre, comble de l'indifférence.
-André ! le rappela-t-elle, en vain, il avait déjà disparu dans l'arrière boutique.
Un peu gêné de tomber en plein milieu de ce qui semblait être une rupture à ses yeux, ledit Sisyphe ne savait plus où se mettre. Il ne put hélas pas s'empêcher de lâcher une de ses remarques dont lui seul avait le secret :
-C'est toujours difficile de tourner la page, hein ?
Le regard noir de Morgane lui cloua le bec dans la seconde.
-Encore là ? la remarqua André en revenant. Tu n'as pas des sorciers à réprimander au lieu de faire peur à mes clients ? Tiens Sisyphe, ton Eau Blanche.
-Merci monsieur, prit-il le colis avant de disparaître.
-J'ai une mission bien plus importante à accomplir, lui répondit Morgane, très sérieuse.
-Et tu l'as mise de côté à cause de tes états d'âme ?! Si ton tuteur te voyait... lui sourit-il.
-Il me jetterait dans un bûcher, l'imita-t-elle.
-En t'ayant ligoté auparavant, renchérit-il.
-Et sermonné copieusement ! rajouta-t-elle, presque avec emphase. Mais il n'est pas là, donc je peux mener ma mission comme je l'entends.
-Et quelle est donc cette mission ?
Elle hésita à lui mentir, à changer de sujet, à invoquer la confidentialité, mais mieux valait jouer cartes sur table :
-André, des non-humains veulent s'approprier le Subconscious en l'absence du Patron.
Le sous-entendu ne lui avait pas échappé, mais il n'en perdit pas sa contenance pour autant :
-Qu'ils y viennent. Je saurais les recevoir !
-Non André, c'est trop risqué.
-Ça veut dire quoi ça ? Tu ne me penses pas assez fort ?
-Ça veut dire que c'est trop risqué, gardait-elle son calme.
-Des ragots tout ça ! Ce n'est pas demain que je faiblirai face à des sorciers à la manque !
-Oui, mais après-demain ? Et la semaine d'après ? Et le mois qui suit ? Tout ce que je souhaite, c'est que tu regroupes une équipe pour assurer à deux cents pourcents la protection du Subconscious.
-Une équipe ? Et puis quoi encore ? Je me sens suffisamment fort pour...
-Tu te sens, André ! Ou plutôt tu ne te sens plus ! Enfin se présente une occasion pour toi de nous sortir le grand jeu et monsieur en perd de vue tout le reste !
Elle parlait comme son tuteur maintenant, elle en aurait ri si la situation s'y était prêtée. Hélas, le pire arrivait : André se refermait sur lui-même :
-Je sais très bien ce que j'ai à faire et comment je dois le faire, personne n'a à m'apprendre mon boulot, dit-il d'un ton sans vie. Maintenant je te prie de sortir d'ici, tu contamines l'ambiance avec tes ondes négatives.
Morgane avait échoué. Il n'entendrait plus rien. Elle ne pouvait que le provoquer, avec un peu de chance, il réagirait :
-Tu avais la mission de protéger le Subconscious, et tu l'as mise de côté à cause de tes états d'âme ?! lui répéta-t-elle inconsciemment ses propres mots.
-J'ai dit : va-t-en.
La chance ne l'avait pas accompagné. Fin de l'histoire. Elle quitta le Subconscious la mort dans l'âme, les yeux mouillés de larmes, devant les habitués peinés de voir les deux amis se quitter ainsi.
Morgane n'osa pas se présenter à Doudou et rentra directement chez elle, perdue et abattue par l'échec cuisant de la journée. Elle n'avait pas su parler à son ami, et elle l'avait perdu. Ni Pégase ni aucun habitant du Manoir sur l'eau ne put la sortir de cette torpeur de malheur, et encore moins son tuteur. Sa chambre lui parut vide, son sommeil fut peuplé de ses peurs, et le réveil fut si atroce qu'elle aurait préféré retourner dans ses cauchemars. Être consciente revenait à repenser à ses erreurs, encore, toujours, en boucle. Elle seule aurait pu sauver le Subconscious, elle seule avait échoué.
Deux jours passèrent, à voir se succéder à son chevet et Pierrette et son tuteur et Mama et le jardinier et... Jojo, le pigeon. Le pigeon voyageur de Doudou plus précisément. Il atterrit sur son lit, avec ses yeux ahuris pour la vie, au matin du troisième jour. Il portait un message de Verso, qui signait enfin de sa main, en supplément de la récompense pour la mission : trois unités d'argent non-humain, une petite fortune. Morgane ne comprit pas tout de suite.
La lettre la félicitait pour sa réussite. En à peine une phrase Morgane perdait le fil. Sa réussite ? Quelle réussite ? La phrase d'après mentionnait la sagesse dont avait fait preuve André en formant un groupe de soutien loyal, suite aux conseils de la jeune sorcière. Ravi qu'il était de sa prestation, Verso souhaitait la remercier en tête-à-tête, et mentionnait par la même occasion qu'il avait pour Morgane une nouvelle mission.
Elle n'y croyait pas. Elle ne voyait pas comment c'était possible. D'accord elle aimait bien André, mais elle connaissait aussi sa fierté et ce n'est pas les quelques mots qu'elle ait pu lui dire qui avait pu le faire changer d'avis... En quête de réponses, elle accepta le travail de Verso et le retrouva au même parc que la dernière fois une petite heure et demie plus tard.
-Explique-moi, exigea-t-elle sans ambages.
-Bonjour déjà, la fit attendre Verso de son éternel sourire. Alors la mission d'aujourd'hui est...
-Pas ça, le retournement de veste d'André, explique moi, t'as forcément fait quelque chose !
-J'ai juste préparé le terrain, et tu as joué la scène, dit-il sans développer, énigmatique jusqu'au bout.
-C'était pour ça ta fameuse phrase sur les désistements de sorciers ? Pour m'agacer et me mettre dans la même situation qu'André ? Tu m'as menti pour...
-Non, non, non, je n'ai pas menti, au contraire, je t'ai dit la vérité, et si parfois elle n'est pas bonne à entendre, là elle a bien servi. André n'est pas bête. Après coup, il s'est rendu compte que tu t'étais détourné ta mission initiale à cause de ton ressenti et qu'il avait, quelque part, fait pareil. « L'enfer, c'est les autres », disait l'autre, car c'est en voyant quelqu'un, toi, sur le point de faire la même erreur que lui qu'il a compris la sienne.
-C'est de la manipulation ! remarqua Morgane, vexé d'avoir été menée par le bout du nez.
-Oui, mais de la manipulation positive. Et on va devoir y recourir à nouveau pour ta nouvelle mission. Laisse moi te parler d'un certain Monsieur Nèon...
Elle ne rentra pas chez elle le soir venu, elle dormit chez Doudou, en vue de ce qui l'attendait le lendemain. Profitant que son hôtesse soit occupée à s'embrouiller avec elle-même, elle appela le Manoir sur l'Eau pour l'informer de ses projets. Ce fut son tuteur qui décrocha :
-Ici le Manoir, que puis-je pour vous ?
-C'est Morgane.
-Ah c'est toi. je me demandais quand tu allais donner de tes nouvelles. Pierrette t'a vu partir en courant, une nouvelle mission ?
-Oui. A ce sujet, je vous amènerai un nouvel invité sous peu, Verso veut l'éloigner un temps.
-Je vois... Je prépare une chambre alors. Et pour la mission d'avant ?
-Une réussite, mais pas vraiment de mon fait, je n'ai été qu'une pièce.
-Ça arrive plus souvent que tu ne le penses. J'espère que tu en as tiré quelque chose tout de même.
-Je ne sais pas encore. Peut-être... Je me suis surtout rendu compte que la magie était bien inutile quand il s'agit des Hommes.
-C'est déjà un joli progrès, put-elle l'entendre sourire à l'autre bout du combiné.
-Moque toi de moi va !
-Je n'oserai pas, je veux juste que...
-Je devienne une meilleure version de moi-même, je sais Etienne. Bonne nuit.
-Bonne nuit Morgane.
La tonalité annonça la fin de l'appel. Le téléphone fut éteint, puis rangé en lieu sûr, et enfin Morgane s'allongea sur sa couchette improvisée.
A travers le Velux, elle voyait de rares étoiles apparaître dans le ciel, nobles victorieuses dans l'affrontement de leur lumière avec celles de Paris. Elle les regarderait un autre jour, demain s'annonçait compliqué. Il faudrait qu'elle pense à passer chez un libraire d'ailleurs, un nouveau manga venait de sortir...
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