Chapitre 6 : L'enfer, c'est les ex possessifs

Lénaelle ne tient plus. Elle marche depuis quelques minutes dans un patio éclairé d'une lumière tamisée. Les murs ondulent légèrement, comme un mirage, et dégagent un parfum entêtant, un mélange de jasmin, de musc et de quelque chose d'indéfinissable mais enivrant.

Des peupliers couvrent le petit extérieur de verdure. Leurs branches ploient jusqu'à toucher un petit étang où des poissons colorés ondulent en silence. Cet endroit aurait tout d'un coin de paradis si Alexander n'était pas aussi distant.

Il traîne des pieds, grommelant de temps à autre, hochant la tête comme s'il écoutait, mais son regard est ailleurs. Ses doigts gigotent autour d'une flammèche électrique, minuscule étincelle bleutée qui danse au creux de sa paume. Il est droit comme un piquet, ses épaules raides, c'est à peine s'il daigne mettre un pied devant l'autre.

Lénaelle roule des yeux, pose les mains sur les hanches et soupire bruyamment avant de se racler la gorge pour éviter d'être trop abrupte.

— Alex, tu vas me dire ce qui ne va pas ? Depuis qu'on a vu Asmodée, c'est à peine si tu as fait une blague.

Alexander grimace et s'effondre sur un banc devant l'étang. Il tire son paquet de cigarettes de sa poche, en cale une entre ses lèvres et approche son index du bout. Un infime courant électrique crépite au bout de son doigt, embrasant le tabac d'une lueur orange.

Il recrache une bouffée de fumée, la tête en arrière, fixant le ciel infernal d'un air las. Ses pupilles bleu océan se rétrécissent alors que la nicotine commence à l'apaiser.

— C'est vraiment con, alors tu promets de pas juger ? demande-t-il doucement en tournant la tête vers elle.

Lénaelle hausse un sourcil, surprise. C'est rare de sentir ce ton si sérieux dans sa bouche.

— Alex, la plupart des gens ici sont les pires ordures de la planète. Je me vois mal en position de te juger.

Un sourire sincère, fragile, étire ses lèvres. Son nez se fronce alors que ses yeux, empreints d'une nostalgie douce-amère, se perdent dans l'immensité galactique. Il tire une nouvelle bouffée, laisse la fumée s'échapper lentement avant de souffler d'un ton détendu, presque trop.

— Tu savais qu'un éclair ne pouvait pas tomber deux fois au même endroit ? Eh bien, moi, il faut croire que j'ai fini par revenir.

Il rit doucement, un son sans joie qui meurt aussitôt dans l'air. Lénaelle ne le quitte pas des yeux. Elle voit bien que cette fois, il ne rigole pas vraiment.

Finalement, Alexander inspire profondément et se laisse aller contre le dossier du banc. Il sait qu'elle ne va pas le laisser s'en tirer avec une pirouette.

— J'étais son plan cul, lâche-t-il comme une bombe.

Le silence tombe entre eux, lourd. Lénaelle cligne des yeux, une fois, deux fois, comme si elle avait mal entendu.

— Pardon ?

Alexander ricane faiblement, secouant la tête.

— Ouais, ça fait cliché, hein ? soupire-t-il en passant une main dans ses cheveux. Écoute, Asmodée aime... tout ce qui bouge, pour faire simple. Et moi, je suis arrivé ici, paumé, désespéré. Il m'a trouvé.

Lénaelle reste silencieuse. Elle sent qu'il a besoin de continuer.

— Ça a duré un moment, reprend-il plus doucement. Des mois. Peut-être plus. Il aimait bien mon... énergie, je suppose. Il n'a jamais vraiment cherché à me connaître, mais il adorait me contrôler. C'est son truc, tu vois ?

Elle serre les poings, ravalant les insultes qui lui brûlent les lèvres. Voir Alexander ainsi, réduit à une ombre de lui-même, lui serre le ventre.

— Comment ça, te contrôler ? demande-t-elle d'une voix qu'elle tente de garder calme.

Alexander détourne le regard, tire nerveusement sur sa cigarette.

— Même si l'amour est interdit pour nos rangs, pour lui, le sexe, c'est un moyen de dominer, souffle-t-il. Il fait croire à un personnage libertin et ouvert, mais il t'attire, t'agrippe et finit par t'utiliser. C'est ce qui le fait vibrer, je suppose. Mais moi, j'en ai eu marre.

Son bras repose sur son front alors qu'il pousse un long soupir. Il jette un regard rapide à Lénaelle mais peine à soutenir son regard. Ses mains se crispent sur sa cigarette, son corps se referme.

Il a toujours eu l'impression d'être une sorte d'icône pour elle, et là, il baisse le masque. Il expose ce qu'il cache sous ses blagues et ses sourires bravaches : un échec, un enchaînement de mauvais choix.

— Cet homme est une vraie ordure, Alex. Pourquoi tu ne m'en as pas parlé avant ? J'en aurais fait du poulet de son piaf ! gronde Lénaelle.

Un rire lui échappe, plus sincère cette fois.

— Ce n'était pas facile de partir. Pour un type comme lui, qu'on lui dise non, c'est... impensable. Quitter Asmodée, c'est comme résister à une tentation démoniaque... Techniquement faisable, mais franchement compliqué. Mais j'ai pris mes distances. Et depuis, il essaie de... je sais pas, me provoquer.

Lénaelle l'observe un instant, avant de poser une question qui la titille depuis un instant.

— Au fait... les bouquets que tu reçois tous les jours et que tu jettes direct, c'est... ?

Alexander tressaille imperceptiblement. Pendant un instant, il ne dit rien, se contentant de fixer l'étang. Puis il lâche un léger ricanement, secoue la tête.

— Comme je te l'ai dit, il a du mal à comprendre le concept de « non ».

Alexander tique, mais avant que Lénaelle ne puisse répondre, la porte du patio s'ouvre. Deux gardes d'Asmodée, à peine vêtus, se plantent devant eux.

— Suivez-nous tous les deux. Toi, font-ils à Lénaelle, tu attendras devant la porte.

Lénaelle ne bouge pas. Immobile, elle se contente de toiser les nouveaux arrivants. Elle ne baissera pas les yeux. Au contraire, elle redresse le menton, plante ses mains sur ses hanches et les fusille du regard, la mâchoire serrée.

Elle ne peut pas laisser son ami à ce point dans la détresse.

— Et si on refuse ?

Sa voix claque dans l'air comme une gifle.

Un silence, tendu comme la corde d'un arc. Les deux gardes, immenses et sculptés dans un marbre infernal, échangèrent un regard. Puis l'un d'eux — le plus massif, celui qui porte une cicatrice barrant sa pommette — fait un pas vers elle, son expression figée dans une indifférence froide.

— Vous suivrez.

Lénaelle ne recule pas.

— Vous parlez trop vite. Je n'ai rien promis.

Elle jette un coup d'œil à Alexander. Il s'est figé, la mâchoire serrée, le regard braqué sur elle. Elle ignore s'il était surpris ou désespéré. Peut-être les deux.

— Écoute, commence-t-il.

— Non.

Elle le coupe net. Ce n'est pas négociable. Il est hors de question que qui que ce soit le force à avoir une nouvelle interaction avec ce monstre.

— On ne lui doit rien. Toi comme moi. Je ne vais pas marcher sagement pour entendre ses caprices, alors qu'il ne veut pas répondre à mes requêtes.

Alexander écarquille les yeux dès l'instant où elle finit ses mots. La fumée lui brûle encore la gorge quand les mots de Lénaelle tombent. Son coeur palpite, son regard s'appuyant sur le dos de Lénaelle.

Il ne comprend pas tout de suite. Personne ne l'a jamais défendu. Pourtant, elle est là, face à eux, à cracher ce qu'il n'a même pas osé penser tout haut. Son corps oublie de bouger. Ses doigts se desserrent sans qu'il le réalise, et la cigarette roule, traçant une étincelle fugace avant de mourir sur le sol.

Lénaelle ne remarque qu'à peine cette scène. Autour d'elle, l'air semble plus lourd, chaque murmure une lame effleurant sa nue. Elle inspire, profondément, mais son cœur cogne toujours contre ses côtes.

Un pas en avant. Personne ne réagit. Une seconde. Toujours rien. L'air froid de la peur se love sous sa peau. Il lui murmure qu'il est encore temps de reculer.

Mais alors, à quoi bon ?

Ils ne la feront pas plier. Encore moins en tentant de malmener son ami. Qu'elle doute, qu'elle les craigne, à la fin elle restera droite.

— Maintenant, dis-moi ce qui se passera si je refuse, le provoque Lénaelle.

L'homme à la cicatrice sourit. Un rictus mauvais, qui n'annonce rien de bon.

Puis, sans prévention, il frappe.

Lénaelle n'a pas le temps de réagir. Son massif poing s'écrase directement dans son ventre, frappant en plein plexus solaire.

La douleur explose à l'intérieur de sa cage thoracique. Brutal. Sèche. Comme une lame chauffée à blanc plantée juste sous son sternum.

L'air s'échappe brutalement de ses poumons dans un hoquet étranglé. Elle chancèle. Ses jambes tremblent sous elle, un genou heurte presque le sol.

Non. Elle ne tombera pas. Pas devant eux.

Son souffle siffle dans sa gorge. Impossible d'inspirer. Impossible de parler. L'univers se rétrécit à cette seule sensation : le feu dans ses poumons. Son corps lutte pour retrouver de l'oxygène, mais il n'y en a plus. Juste un gouffre béant dans sa poitrine.

Le garde la regarde de haut, sans la moindre émotion.

— Asmodée est le chef du quartier de la Luxure, commence le garde.

Sa voix est un grondement calme, une pierre polie par l'habitude de menacer.

— S'il a décidé que vous pouviez respirer encore aujourd'hui, c'est uniquement parce qu'il ne s'est pas encore lassé de vous. Mais il peut changer d'avis à tout moment.

Il penche légèrement la tête, comme s'il évaluait une option amusante.

— Il me suffirait de lui dire que tu t'es débattue...

Il dégaine lentement une arme de sa ceinture et la pointe directement sur elle.

— ... et je pourrais t'abattre sur le champ.

Lénaelle sent l'acier du canon, froid contre son front. Son souffle commence juste à revenir. L'air lui brûle la gorge à chaque inspiration, ses côtes semblent broyées, mais son regard ne vacille pas.

Elle allait ouvrir la bouche, un défi déjà prêt sur ses lèvres.

Mais elle n'en a pas le temps.

Alexander bouge. D'un seul mouvement, il se place entre elle et le canon. Sa main se referme lentement sur l'arme, ses doigts effleurant à peine l'acier. Un crépitement fend l'air. L'électricité jaillit de sa paume, dévorant le métal .

Les veines bleutées de la foudre serpentent le long de l'arme. Une odeur de métal brûlé sature l'air. Le garde n'a que le temps de lâcher l'arme avant qu'elle ne lui explose presque dans les mains.

— Touche-la encore, et je te brûle vivant.

La voix d'Alexander est basse, posée. Menaçante. Ce n'est plus une provocation. Ce n'est pas une blague. C'est un avertissement.

Des arcs électriques dansent encore au bout de ses doigts lorsqu'il se tourne vers Lénaelle. Elle s'est redressée, son souffle enfin sous contrôle.

—Alex, tout va bien...

Elle pose sa main sur son torse, la gorge nouée.

— Non, ça ne va pas.

Elle n'a pas peur. Pas pour elle. Pour lui. Il semble déjà s'être brisé une fois. Elle voit encore les fissures dans ses yeux bleus.

— S'il te remet la main dessus...

— Je n'ai pas le choix, réplique durement Alexander, un sourire triste sur les lèvres. On finit toujours par retourner là où on nous attend.

Lénaelle s'avance d'un pas rapide, la gorge serrée. Elle tend la main, frôle le bras, mais il ne réagit pas. Ses yeux ne se détachent pas de la porte du patio.

— Tu n'es pas obligé d'y aller.

Un souffle s'échappe de ses lèvres, fragile, une dernière tentative. Mais lui... Lui, il ne bouge pas. Son regard s'est figé. Elle voit ses mains trembler légèrement, une tension imperceptible dans ses épaules. Son visage est fermé, détaché. Il n'entend plus.

Elle déglutit, une douleur sourde dans la poitrine. Elle baisse la tête, effleurant son bracelet rouge pour se donner du courage.

Il a déjà choisi et il ne reviendra pas sur sa décision.

Alexander passe devant elle, avançant vers les portes du palais. Un pas. Puis un autre. Lénaelle, les dents serrées, ferme un instant les yeux. Elle inspire profondément.

Puis elle lui emboîte le pas. De loin, ils ressemblaient à des condamnés marchant vers leur propre exécution.

Alexander s'allume une cigarette. Il sait qu'il n'aurait pas dû. Mais ses doigts tremblent moins quand il en tient une. La fumée s'élève lentement dans l'air lourd. Il aurait voulu croire que tout cela ne comptait pas. Que ça n'a pas d'importance.

Mais au fond...

Il préfère largement être harcelé par Asmodée que de n'avoir pour seule compagnie la cendre de sa cigarette.

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Merci beaucoup pour la lecture de ce chapitre ! 
On en apprend un peu plus sur la relation Asmodée - Alexander.
Qu'en pensez vous ?
Lunarae.

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