Chapitre 4 - Jessie

Je navigue sur un site de vente depuis bien deux heures, comme tous les jours depuis des semaines. Toujours aucune offre intéressante. Les seuls locaux qui semblaient bien sont trop petits, trop chers ou trop loin.

Pour ma première succursale, l'endroit est très important. Trop proche serait catastrophique. Et trop loin aussi. J'ai besoin d'une distance raisonnable pour faire des aller-retours sans souci.

Cela fait des mois que je monte ce projet. J'ai tout prévu. Coûts, rénovations, décorations, employés. Trouver un local et l'aménager est de loin le plus compliqué.

Cela me rappelle les débuts avec le bar.

Le Jessotte Bar. Désormais renommé le Ba'Bar*.

L'ancien nom était rempli de nostalgie et me plombait le moral. Le souvenir omniprésent de Charlotte me gâchait mes journées de boulot. Entrer dans le bar avec ma femme me rendait même mal à l'aise.

Un renouveau nom était nécessaire. Il vient de Michelle. C'est le premier mot qu'elle a dit. Papa. Enfin, elle a dit plus exactement « Baba ». J'ai trouvé ça drôle de l'adapter en nom de bar. Hélène a aussi été conquise.

Un local me saute aux yeux. Le prix est abordable, la superficie correcte. L'emplacement, quant à lui, est à une heure et demie d'ici. C'est super.

Les images défilent. Plus j'examine les pièces vides et propres, plus je suis séduit. À en croire les photos, les anciens propriétaires ont bien entretenu l'établissement.

Je me lève d'un bond, comme frappé par la foudre. En un rien de temps, je rejoins la salle principale. Mes employés bossent. Nicolas et Hélène sont derrière le bar et servent les clients. Quant à Jane, l'unique serveuse, elle place un couple fraîchement arrivé.

— Hélène ! Peux-tu me rejoindre ? J'ai besoin de toi.

Ma femme s'excuse auprès d'un jeune homme vêtu d'un costard noir. Elle me suit, s'accrochant à mon bras.

— Qu'est-ce qu'il se passe ?

Son ton est enjoué. Je devine qu'elle a une petite idée derrière la tête.

— J'ai trouvé un endroit parfait !

— Je veux bien te croire, vu ton excitation... Dommage, j'avais pas mal d'idées.

Ma main flatte son dos. Nous raffolons tous deux de ces petites tendresses. Un bisou par-ci, une caresse par-là, un compliment – sincère – de temps à autre. Grâce à cela, notre relation est au beau fixe. Nous nous aimons plus que tout. La savoir heureuse me rend heureux.

Pour combler ma femme, il y a qu'une seule recette : celle d'être moi-même. Je ne joue aucun rôle, ne cache aucune ombre. Que je sois heureux ou triste, Hélène est aux premières loges.

Rire ou pleurer, la honte m'a quitté depuis des années. J'ai des sentiments, je suis humain. Qu'Hélène me voit les yeux bouffis et humides n'est plus un souci. J'adore, d'ailleurs, quand elle me réconforte. Elle a cette attitude touchante et un humour incroyable qui balaie tous les mauvais sentiments.

— Garde tes idées dans un coin, susurré-je, je n'ai pas dit que tu quitteras ce bureau sans un orgasme.

Elle glousse en remuant la tête.

— J'attends de voir ça. Le coup de la panne de l'autre fois m'est encore en mémoire.

— Je te rendais juste celle que tu as eue la fois d'avant, trésor, raillé-je.

Nous pénétrons dans mon bureau. Son corps ondule sous mes yeux. Je ne lâche pas un instant ses fesses moulées dans son jean noir.

— Personne n'est parfait, conclut-elle en contournant mon bureau.

Elle a raison.

Parfois je n'ai pas envie d'elle sexuellement. Et elle aussi. Ça arrive que tout retombe au beau milieu de l'acte. Ce qui est normal. Nous n'en tenons pas rigueur et tentons toujours de nous rattraper la fois d'après. L'ébat n'en est que plus intense !

Il arrive également que nous désirions juste un bisou ou un moment chill devant une série. Le meilleur est quand nous nous endormons l'un contre l'autre après une longue journée de boulot. Son odeur aux notes fruitées m'apaise.

Devant l'écran, Hélène examine avec attention l'offre. Ses petits yeux, fatigués par le travail, sont plissés.

— L'emplacement est super. C'est proche et Nicolas aime bien cette ville.

Les secondes défilent. Assise les genoux croisés sur ma chaise, elle finit par lever une épaule.

— C'est charmant. La map indique un emplacement de rêve, au beau milieu d'un centre commercial. Ça attirera les gens à coup sûr. C'est une bonne idée. Reste plus qu'à les contacter pour une visite.

Je suis d'accord avec elle. Je le suis presque toujours. Nous nous écoutons et respectons nos choix. La communication entre nous est exemplaire.

— Demande à Nicolas de passer quand il a le temps. Je préfère le consulter avant. Imagine que ça ne lui plaise pas ? Je m'en voudrais de le forcer à bosser dans un endroit qu'il déteste.

Hélène se lève avec la grâce que je lui connais. Elle accepte tandis que sa main parcourt mon avant-bras gauche.

— Tout de suite, patron.

Mes lèvres s'étirent. Son petit jeu est clair. Sans parler, je traverse mon bureau. Tête tournée dans sa direction, ma main attrape la poignée. Hélène hésite entre me suivre ou ne pas bouger. Je ferme la porte à clé sans briser le contact de nos yeux.

— C'est le moment de nous rattraper..., susurré-je en traversant la pièce.

***

En attendant Nicolas, je plonge dans mes souvenirs. Du travail m'attend, certes, mais cette petite pause avec ma femme a réveillé une vieille image.

Hélène a avoué rêver de plage. De nous deux, rien qu'une nuit, dans un hôtel en bord de mer.

Elle aimerait qu'on parte un week-end. Michelle resterait chez Nicolas. Avec Dan, je sais qu'elle sera heureuse. Peut-être même trop, qui sait ? Ils ont toujours été proches. Je me suis demandé à maintes reprises s'ils n'éprouvaient pas de sentiments l'un pour l'autre. Ça ne m'étonnerait pas, au final. Dan est un chouette jeune homme. Il est respectueux et gentil. Je sais que Claire et Nicolas l'ont bien éduqué.

Après, s'ils ne se mettent jamais ensemble, je ne serai pas déçu. Le plus important est que Michelle soit heureuse. En couple ou célibataire. Peu importe la personne.

Enfin, sauf si c'est une horrible personne ! Si c'est un monstre sans cœur qui la blesse, je n'aurai aucune pitié !

Je repense à la proposition d'Hélène. Bien que l'idée de vacances avant l'hiver soit alléchante, le premier cliché qui m'est venu en tête fut nos premières vacances en amoureux.

Michelle devait avoir un an et trois semaines.

Tous les trois, comme une véritable famille, nous avions pris une semaine de vacances à la mer. C'était drôle. Je me souviens encore de la pause sur l'aire d'autoroute et de Michelle dans l'eau.

Flash-back

Je sors Michelle de son siège. Elle dort paisiblement. Sa petite bouille me fait craquer. Ses cheveux blonds ont poussé, des taches de rousseur se sont dessinées sur son visage. Ma magnifique fille ressemble à sa mère.

Collée contre mon torse, j'embrasse le haut de sa tête. Michelle se met à gigoter. Elle pousse un petit cri aigu.

Mince, je l'ai réveillée ! L'idiot. Elle dormait si bien.

— Tiens, son chapeau.

Hélène dépose tout doucement le chapeau vert pastel de ma fille sur sa tête. Elle vérifie qu'il est bien mis avant d'embrasser sa joue rougie. Cette action réchauffe mon cœur. Voir Hélène jouer le rôle de maman est touchant. Elle est à l'écoute et fait de son mieux.

Dire qu'au début, j'étais effrayé à l'idée qu'elle s'approche d'elle ! Lorsqu'Hélène s'est penchée sur ma fille la toute première fois, j'ai vu rouge. Je voulais la repousser de force, l'insulter. À mes yeux, personne ne pouvait toucher mon bébé. Je me suis adouci grâce à mes amis. Ayant besoin d'aide, rester dans ma bulle était idiot. Je n'avais aucune connaissance en matière d'enfant.

— Tu as un mouchoir dans ta sacoche ? Elle a le nez qui coule.

Je baisse ma tête immédiatement. Hélène dit vrai. Michelle a le nez mouillé.

— Dans la première poche. Tu m'en passes un, s'il te plaît ?

Ma fiancée s'exécute. Elle m'en tend un que je saisis de ma main libre. Bien sûr, la petite bouge de plus belle. Elle pousse un nouveau hurlement qui attire les vacanciers garés aux alentours.

D'un geste habile, je mouche ma fille. Elle hurle encore, tourne la tête.

— Mais dis donc, tu en fais du bruit. Tu préfères rester avec le nez sale ?

Quand je m'adresse à ma fille, je prends un ton plus aigu. J'en ai conscience, mais c'est plus fort que moi. Naturel, je dirais même.

Au lycée, j'étais le genre de garçon à me moquer des parents qui prenaient une voix différente avec leur enfant. Je n'y ai pas échappé ! Le karma s'est bien moqué de moi.

— Tu n'es pas mieux, maintenant ?

J'imagine que oui. Dans tous les cas, elle ne sait pas encore bien parler. Les mots qu'elle prononce sont « Papa », « Maman » et « Bisou ». Les autres sont incompréhensibles.

J'ai hâte de l'entendre ! Je nous imagine déjà converser durant de longues heures.

Michelle est calme et regarde mon nez. Son attention est particulière. Tout d'un coup, elle s'approche, bouche ouverte. M'échapper est impossible. Ce qui se produit est fréquent. Elle mordille mon nez avec ses deux dents de lait qui poussent. La douleur est supportable, la situation amusante. Je rigole en l'écartant avec douceur.

— Pourquoi me fait-elle toujours ça ? me plains-je faussement.

— Question d'égalité, rétorque Hélène en riant. Elle me lèche la joue et elle te mord le nez. Je trouve ça correct. On se pose là pour manger ?

Sa question attire mon attention. Je redresse ma tête et la trouve devant le coffre. Un bras adossé au toit de la voiture, elle désigne du menton une table en pierre face à nous dans l'herbe.

— Oui, réponds-je. Elle est à l'ombre, c'est parfait, chérie.

Contente, elle entreprend d'ouvrir le coffre. Nous y avons entreposé toutes nos affaires. Seule la glacière est à l'arrière, branchée pour garder la nourriture et les bouteilles d'eau fraîches.

— Je prends juste le sac de nourriture.

— Il me faut le sac pour la petite. Je dois la changer.

Quelques secondes après, elle me tend le sac demandé. Je la laisse à la voiture et emmène ma puce aux toilettes pour bébé.

Les toilettes adaptées pour les parents sont entre celles des femmes et des hommes. Mixtes, femmes comme hommes peuvent ainsi changer – ou accompagner – leur enfant sans souci.

En me voyant changer sa couche, je constate que le temps est passé. Je ne suis plus flippé. Je ne crains plus de la blesser, de mal faire. En une année, j'ai beaucoup appris. J'ai mûri, je suis devenu père. Les responsabilités qui me sont tombées dessus m'ont changé.

J'apprécie l'homme que je suis devenu, même si je sais que je continuerai d'apprendre tout au long de ma vie.

Je rejoins Hélène qui a installé notre repas sur la table en pierre. Toutes les tables éparpillées sur l'aire d'autoroute sont prises. Nous avons eu de la chance.

— J'avais besoin de me dégourdir les jambes, indiqué-je en m'asseyant à ses côtés.

— Moi aussi. Tiens, son repas.

Bien que tout ait évolué, je bloque sur un truc : proposer à Hélène de nourrir ou changer Michelle. Je ne prends même pas la peine de lui demander, je fonce tête baissée. Nous en avons parlé. Je ne peux pas tout faire seul. Nous sommes un couple. Ce qui signifie que nous sommes à deux. Je suis totalement d'accord qu'Hélène joue le rôle de maman, et pour ça, je dois changer.

Je prends mon courage à deux mains.

— Tu veux la nourrir ?

Hélène relève sa tête. Un grand sourire étire ses lèvres. Elle accepte volontiers. J'installe correctement Michelle sur mes cuisses en la positionnant face à Hélène.

Ma fiancée dépose mon sandwich au thon devant moi puis saisit le pot de lentilles-carottes. Avant de partir, il y a deux heures, je l'ai fait cuire. J'espère que Michelle mangera même si c'est tiède. Je n'ai pas pensé à prendre un chauffe-plat, juste un sac isotherme.

Le repas se déroule bien. Michelle est calme. Elle mange tranquillement ses lentilles-carottes. Hélène s'occupe d'elle telle une maman, avec attention. Pour le dessert, elle lui donne une compote à la banane. Je ne sais pas comment c'est arrivé, mais la moitié de la compote atterrit sur le visage de ma chérie.

Hélène est dépitée. Elle jure de ne plus jamais recommencer. La voir regretter de nourrir la petite me touche en plein cœur. Non. C'est la première fois, elle ne doit pas baisser les bras !

— Ça arrive. Si tu savais... au début, entre les vomis et la nourriture qui vole, je ne savais pas comment m'y prendre !

Hélène se détend.

— Tu as raison. Je l'ai pris trop à cœur, dit-elle en rigolant. Je n'ai pas l'habitude de m'occuper d'un enfant.

Ma main glisse dans la sienne tandis qu'elle se nettoie.

— Tu t'en sors à merveille. Si j'y suis parvenu, il en sera de même pour toi, mon cœur.

Nos lèvres se scellent en un doux baiser.

La suite du repas se passe dans le calme. Nous mangeons, papotons et prenons plusieurs clichés. Michelle pleure lorsqu'elle est fatiguée. Nous reprenons la route dans la sérénité, le ventre rempli.

— Oh, regarde ! La mer ! On s'y arrête avant d'aller au camping ?

Pas le choix. Le camping nous accueille à partir de quatre heures de l'après-midi. Puisqu'il est à peine une heure, nous avons tout le temps de nous balader en ville.

Hélène est excitée comme une puce. Elle chante par-dessus la musique. Son attitude me plaît. Elle se laisse aller, se moque qu'on la regarde. Plus je l'observe, plus je tombe fou amoureux.

Lorsque nous sommes garés sur le parking de la plage, je plonge ma main dans ses longs cheveux. Nous nous embrassons avec passion. Nos lèvres jouent ensemble, nos haleines se mélangent.

En fond, les vagues s'échouant sur le sable, les gens qui parlent, les enfants qui rient ou pleurent, et le chant des mouettes.

Nos premières vacances en couple démarrent bien.

Sur les allées, je pousse la poussette. Hélène est accrochée à mon bras, quant à Michelle, elle dort. Après une glace à la menthe, nous filons à la plage.

Et comme je l'imaginais, la rencontre entre Michelle et la mer est surréaliste. La petite pleure dès qu'une vague atteint ses pieds nus. Je ne comprends pas sa réaction. Elle ne pleure pas dans le bain. Pourquoi là oui ?

Je la soulève par en dessous des aisselles, l'éloignant de l'eau salée. Elle se calme sur-le-champ. C'est drôle quand même ! La réaction de mon bébé est incompréhensible. J'opte pour revenir à notre place, puisqu'elle ne veut pas se baigner. Insister me semble inutile.

Hélène est allongée sur sa serviette, sur le ventre. Elle bronze un peu. À peine ai-je fait un pas vers ma fiancée, que Michelle éclate en sanglot. Je suis ahuri. Des vacanciers tournent leur attention vers nous.

— Mais qu'est-ce qu'il y a, ma puce ?

Comme si elle allait répondre. Elle gigote ses pieds, tente d'échapper à mon emprise. Un doute m'assaille. J'ose la rapprocher de l'eau. Miracle ! Elle se calme. La vision de la mer lui plaît.

Bien que je sois perdu, je pose mes fesses sur le sable mouillé. Au bord de l'eau, je montre à ma fille qu'elle ne craint rien. L'eau caresse mes pieds. En voyant cela, elle souhaite faire la même chose. Elle force pour que je la mette dans l'eau.

Contrairement à tout à l'heure, mon bout de chou ne braille plus. Elle rigole même lorsqu'une vague la percute.

Énième leçon : donner l'exemple à l'enfant. Lui montrer qu'il est en sécurité est important. Il voudra recopier son parent.


Je reviens à moi. Ce long souvenir m'a fait passer le temps.

Nicolas entre dans mon bureau. La mine enjouée, il me questionne sur sa présence.

— Euh... j'ai trouvé un local abordable. Je souhaite ton avis avant de contacter les propriétaires.

Très enthousiaste, Nico me rejoint derrière mon bureau. Il fait traîner la chaise sur le sol pour s'installer à ma droite. Je lui montre le bien. Il pointe du doigt ce qui l'intéresse.

— J'aime bien aussi. Grand, bien entretenu. Ouais, non, ce serait un bon endroit pour ta succursale. En plus, la mer est à côté !

Les images en plein écran, il me propose des idées d'aménagement.

— Là, les tables, ici un grand bar qui ressemble à celui d'ici. Il faut que la décoration soit similaire. On n'aura pas besoin de bureau, vu que tu bosses ici. Juste les vestiaires, toilettes et le stock.

Nous échangeons nos idées. Que ce soit sur la décoration ou les pubs. Amis depuis longtemps, nous sommes d'accord sur tout. Nicolas a le même point de vue que moi. Cette petite entrevue est vite conclue.

— Michelle t'a parlé ?

Je m'étonne de cette question. Nicolas a un air sérieux. C'est rare de le voir aussi inquiet. Je me demande si j'ai loupé un truc avec ma fille.

— Non, du tout, pourquoi ?

Il passe la main dans ses cheveux noirs, dans lesquels quelques mèches grises sont apparues.

— Dan est plus renfermé sur lui-même depuis la rentrée. Tu connais les gamins. Il ne veut rien dire. Je... me demandais si ça ne venait pas de ta princesse. Vu qu'ils sont amis, ils se disent tout.

— Si je sais quoi que ce soit, je te préviendrai, assuré-je les sourcils froncés.

— Merci. Ça nous inquiète tellement. Le voir triste et énervé est une première.

Je comprends ses peurs. J'ai les mêmes. Si Michelle venait à s'enfermer sur elle-même, à s'énerver, je serais offensé. Cela prouverait que j'ai mal tenu mon rôle de père. Que je ne suis pas capable de comprendre ma fille.

***

Le soir même, je questionne Michelle. Selon ses dires, Dan est toujours le même. S'il est mal aux yeux de son père, c'est peut-être à cause des devoirs. Je lui demande de m'informer s'il venait à lui parler d'un sujet important.

— Oui, papa, bien sûr. Je le ferai. Je vais faire mes devoirs. J'ai besoin d'internet. Je peux utiliser mon ordinateur ?

Mon regard glisse sur l'horloge. Sept heures dix. Je replonge dans ses yeux marron. Les yeux de sa mère. Sa ressemblance est frappante. Michelle est magnifique. Ses cheveux blonds, mi-longs, encadrent son petit minois de jeune femme.

Jeune femme. Déjà seize ans que ma fille est née !

Je la revois marcher pour la première fois, pleurer parce qu'une feuille était tombée d'un arbre, rire car je déchirais un morceau de papier. Ce temps me manque. Mais, à la fois, je suis content de la voir grandir et s'affirmer.

— Une heure. Et si tu as besoin, nous sommes là pour t'aider.

Sans répondre, elle fonce dans sa chambre, sac de cours à l'épaule. Dire qu'avant, elle me demandait de l'aide. Depuis qu'elle a un ordi, elle ne me questionne plus. J'aimais qu'elle me pense tout connaître. Même si c'est loin d'être le cas, ça renforçait notre relation.

Cela dit, je suis bien heureux que les moteurs de recherche existent. Grâce à eux, bien des devoirs ont été terminés.

Pour le repas, j'opte pour un gratin de brocolis. Je prépare, comme j'en ai l'habitude, les légumes, ajoute la crème et le fromage, puis enfourne le plat. Pendant ce temps, ma femme se lave et ma fille travaille.

Vingt-cinq minutes de cuisson. Largement suffisant pour rejoindre ma femme sous la douche.

En passant dans le couloir, un rire féminin me stoppe. Michelle ! Soit son exercice est drôle, soit elle ne bosse pas.

— Eh bim ! Gagné ! s'exclame-t-elle joyeuse.

Quoi ? Elle a déjà fini ?

Je tourne la poignée et engouffre la tête. Mon intrusion passe inaperçue. Michelle a le nez rivé sur son écran. D'ici, je peux voir un jeu auquel on a déjà joué ensemble.

— Haha, merci ! Oui, une petite dernière.

Casque fixé sur sa tête blonde, elle n'a pas conscience que je suis présent. Je décide de me montrer, n'aimant pas fouiner ainsi.

— Tu as fini tes devoirs pour jouer avec tes amis ?

Michelle sursaute, effrayée. Elle se retourne brutalement. Ses paupières sont écarquillées. Sa main se pose sur son cœur et un râle s'échappe d'entre ses lèvres. Ses joues sont rougies. Visiblement, se faire prendre sur le fait l'embarrasse.

— Papa, je joue avec un ami.

Je lève une épaule en m'approchant. Son ton implorant ne fonctionne guère avec moi.

— C'est Dan ?

Elle signifie non d'un mouvement de tête.

— Son prénom ?

Mon insistance lui arrache un profond soupir. Je me dois de savoir. Qui cela pourrait être ? Un jeune de son lycée ?

Elle a dit un ami.

Être dans l'ignorance me stresse.

— Il s'appelle Robin et il est dans ma classe.

Sa réponse me suffit. Vu son air contrarié, elle ne souhaite pas en dire plus.

— Une dernière chose, ajouté-je le doigt levé. M'as-tu menti pour aller sur l'ordinateur ?

Elle tressaille à ma question. Ses yeux sont fuyards. Elle baisse la tête en triturant le câble noir de son casque.

— Oui...

— Tu sais que je n'aime pas les mensonges. Tu seras punie de...

Bordel. De quoi pourrais-je la punir ? De dessert ? Non, j'ai toujours eu horreur de ce genre de punition. Un dessert est important. Je préfère que mon enfant mange que la priver.

— De sortie, terminé-je avant de me reprendre. Ah non, tu ne sors déjà pas. Bah...

Je me tais. Que puis-je trouver ? Michelle est une adolescente sans souci. Son mensonge me surprend et mérite d'être puni. Mais elle est si... Jamais elle n'en est arrivée à ce point pour simplement jouer.

— De tablette pendant une semaine ? me propose-t-elle penaude.

Je lève les yeux au ciel. C'est beaucoup trop long pour si peu.

— Non, j'ai trouvé ! De télé vendredi soir. La prochaine fois, demande-moi.

J'entreprends de quitter sa chambre. Dos à elle, je me stoppe et fais volte-face. Elle est déjà tournée vers son écran, les doigts au-dessus de son clavier.

— Michelle ?

Ses épaules dénudées s'affaissent. Elle porte un top rouge et un jean noir. Ses cheveux blonds tombent en cascade sur ses épaules. Elle m'adresse un regard agacé.

— Oui ?

— Pensais-tu que je te refuserais de jouer avec ton ami ? Vraiment ?

Sa grimace confirme mes doutes. Comment a-t-elle pu imaginer ça ? J'aurais accepté sans hésiter. Surtout à ce jeu-là. Certes, lorsque le joueur est imposteur il doit tuer ses camarades, mais le graphisme est enfantin. Je serais idiot de lui refuser d'y jouer alors que je lui ai acheté pour ça !

— Pourquoi... pourquoi suis-je obligée de te demander ? s'emporte-t-elle furieuse. Les autres jouent quand ils veulent ! Alors que moi, je dois te demander si je peux allumer mon ordi pour mes devoirs !

— Tu n'es pas « les autres » !

Oh, la phrase clichée que tout parent dit à son enfant ! Je n'y ai pas échappé. Même Michelle se renfrogne en l'entendant.

— Papa ! Il faut que tu comprennes que je suis grande ! Je n'ai plus à être surveillée comme une enfant.

Je suis sans mot. Michelle m'a mouché. Il y a tellement de raisons qui me poussent à tant de contrôle. En tant que parent d'une jeune femme, internet m'effraie. Beaucoup de personnes mal intentionnées y sont. Je m'en voudrais de ne pas la protéger.

Cependant, je comprends ma fille. C'est même normal qu'elle désire utiliser son ordinateur lorsqu'elle le souhaite. Je crains pourtant que si j'accepte, elle y aille tout le temps, même la nuit. Et ça, c'est hors de question !

— Je sais, ma puce. Je te jure de faire plus d'efforts. Bon jeu avec ton ami.

Soulagée, elle m'envoie un grand sourire.

Dans le couloir. Je prends le temps de réfléchir. La punition est certes idiote, mais mes pensées sont embrouillées. Qui est ce Robin avec qui elle joue et semble bien rire ? Des milliards de questions se bousculent dans ma tête. Vu que les réponses ne seront pas pour aujourd'hui, je décide de rejoindre ma femme.

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