Chapitre 1 - Michelle
Mon regard se perd sur l'horizon. Face à moi, la ville plonge petit à petit dans l'obscurité. La vue me calme. La tension qui m'habitait disparaît au fil des secondes. Je profite du silence et de ma liberté avant d'aller au bar.
Cette première journée de lycée m'a épuisée. J'ai retrouvé mes amis et mon emploi du temps est pas mal, mais avoir mes règles a tout compliqué. Depuis huit heures, je n'ai qu'une hâte : me rouler en boule dans le canapé avec ma bouillotte, devant un film.
Mon téléphone vibre. Je le sors de la poche de ma veste et avise l'écran.
Papa : Coucou, tu es en route ?
Il s'inquiète pour moi. Il a peur que je me fasse agresser en rentrant de l'école. Je suis prudente, mais à force, il me fout une énorme angoisse. J'observe désormais toujours par-dessus mon épaule. Il me rend limite parano !
Michelle : Oui, j'arrive dans deux minutes.
Mon téléphone vibre de nouveau.
Papa : Super. Nous t'attendons.
Je me remets en route, m'arrachant à la contemplation de la ville. Mes pas résonnent dans la rue. Je me dépêche de gagner le Ba'Bar*. La devanture noire apparaît sous mes yeux. L'enseigne est écrite avec des lettres lumineuses au-dessus de la porte. À travers les fenêtres, j'aperçois du monde en salle. Papa est derrière le bar, aux côtés de mon Parrain, Nicolas, et de maman.
Sac à dos à l'épaule, j'entre et me fige à l'entrée. Robin Villani et sa bande sont présents au bar. Oh non ! Mes jambes semblent lourdes. Mon cœur bat la chamade. Mon camarade de classe rigole avec ses potes à plusieurs mètres de moi. Impossible d'avancer. Je suis comme paralysée.
Mon père croise mon regard. Il m'adresse un grand sourire. Il est rassuré que je sois saine et sauve.
Je prends une profonde inspiration. Plusieurs clients, à table, m'examinent. Je me donne du courage et avance en baissant la tête. Pas question que Robin, Nolan et Abel me remarquent. Au lycée, quand on se croise, ils me charrient sur mon prénom. Qu'ils le fassent devant mon père est impensable. Ce dernier se sentirait coupable et me défendrait. Je suis convaincue que Robin me foutrait la honte jusqu'à la fin de ma scolarité.
Autant dire que ça ne m'emballe pas des masses.
Robin est dans ma classe cette année. Il ne l'était pas l'année passée, bien que nous étions dans la même classe pendant les autres années de collège. Cela va faire cinq ans que je l'ai rencontré. Du moins, cinq ans qu'il est dans le même établissement que moi. À part des « bonjour » ou des piques quand nous nous croisons, nous n'avons jamais parlé. Je ne sais rien de lui, et inversement. Mais mon cœur, lui, outre passe cela.
— Bah alors, t'en tires une de ces gueules ! remarque oncle Nicolas en rangeant un verre propre.
Du coin de l'œil, mes camarades discutent et boivent. Je leur tourne le dos pour me cacher, accoudée au bar. Mon comportement étrange attire ma famille. Mes parents me détaillent avec une lueur moqueuse.
— Tu as passé une bonne journée ? m'interroge mon père, à côté du comptoir.
Maman est derrière le comptoir et sert les clients. Papa se situe à sa droite. Ils se séparent rarement, juste au travail, quand Papa s'occupe de l'administratif. Leur relation est complémentaire, bienveillante. Ils s'aiment et cela se ressent.
Maman a les cheveux bruns et longs. Ses reflets cuivrés brillent à la lumière des néons. Depuis petite, je suis subjuguée par ses yeux vairons. Marron et vert. Ça la rend différente et belle.
Encore ignorante sur le lien de parenté que nous avons, je ne cessais de questionner notre différence. Je désirais les mêmes yeux que ma mère. C'est à l'âge de huit ans qu'ils m'ont expliqué. Hélène Saurel n'est pas ma mère, mais ma belle-mère. Ma maman est décédée à ma naissance. Je me souviens avoir boudé et pleuré des heures entières.
Finalement, ça ne changerait rien. Hélène a toujours été ma mère. Elle m'a élevée comme sa fille. Rien ne ferait revenir ma mère biologique inconnue.
— Oui, la journée était pas mal. Mon emploi du temps est cool. Je ne finis pas trop tard, et je suis avec une amie de l'année dernière.
Ravi, mon père m'invite à déposer mes affaires dans son bureau. Dan, le fils de mon parrain Nicolas, termine dans une heure. Quand il arrivera, nous irons à la maison pour faire nos devoirs et dîner. Cette nuit, nos parents s'octroient une petite sortie en forêt, comme ils le font au moins une fois par mois.
Avec Dan Bonnefoie, nous passons souvent du temps ensemble. Nous nous connaissons depuis toujours. Parfois, je passe le week-end chez lui, et inversement. Nos parents sont meilleurs amis, normal que ce soit de même avec nous ! Puis, Dan tient de son père. Il est bienveillant, intelligent et drôle. C'est un réel plaisir de passer du temps avec une personne aussi agréable ! Enfants, nous nous disputions pour tout et n'importe quoi. Et malgré les bouderies, nous pouvions toujours compter l'un sur l'autre. Pour être franche, nous ne restons jamais longtemps en colère.
Je suis mon père à l'arrière du bar. La porte de droite passée, j'entre dans son bureau de taille moyenne. Au centre, son bureau en bois et trois fauteuils, eux aussi en bois. Je lâche mon sac au sol en soupirant. J'ai hâte de rentrer.
— Dis-moi, Michelle...
Oh, non. Je sais déjà ce qu'il désire. Il ne déroge jamais à la règle. Comme chaque année, il s'enquiert de mon bien-être à l'école. Il craint que je tombe avec des élèves méchants.
— Oui ?
— Tes camarades sont gentils ?
Voilà ! Si je devais parier, je gagnerais de l'argent.
— Je ne les connais pas tous, mais j'en ai l'impression.
Il s'installe sur son fauteuil en hochant la tête. Sa main passe sur son crâne lisse. Je n'ai jamais vu mon père avec des cheveux. Vu ses sourcils clairs, je suppose qu'il est blond, comme moi. Des pattes-d'oie sont dessinées dans sa peau et sont visibles lorsqu'il plisse les paupières. Aujourd'hui, il porte une chemise en jeans et un pantalon noir.
— Dis, Papa... Je sais que j'ai eu seize ans il y a trois mois...
Son menton se relève dans ma direction. Son lourd regard me scrute. Je baisse les yeux, mal à l'aise. Ce que j'ai à lui demander risque de l'agacer. Je sais comment il me perçoit. Comme sa petite fille, celle qui ne grandira jamais à ses yeux. Pourtant, je me rapproche un peu plus de l'âge adulte. S'il me laisse un peu de liberté, ce n'est pas assez à mon goût.
Loin de moi l'idée de me délester des règles et de faire n'importe quoi, bien sûr ! J'ai juste besoin d'avoir un peu de responsabilités, ça m'aidera à grandir. J'en ai marre d'être vue comme la jeune fille à son papa.
— Michelle... Je ne pensais pas que ça arriverait aussi vite.
Il soupire et m'indique la chaise devant lui. Je m'installe, mitigée. Il ne sait pas ce que je souhaite. À quoi peut-il donc penser ?
Penché au-dessus de son bureau, il attrape mes mains et les serre. Son sourire est faux. Je lis toute la tension dans ses iris verts.
— Quoi que tu fasses, tu seras toujours ma petite princesse, commence-t-il avec un ton peu assuré.
Mes sourcils se froncent. Je ne comprends pas du tout de quoi il parle. De plus, ce surnom m'horripile.
— Le plus important est que tu fasses ce qui te plaît, enchaîne-t-il. Que tu me présentes cette personne en premier lieu et que tu te protèges. Euh... si jamais, tu as besoin de... enfin tu vois, demande-nous. On vous en prendra.
Mes lèvres sont étirées largement. Je le laisse parler. Ça m'amuse qu'il ait enfin cette conversation – inutile – avec moi.
En tout cas, qu'il emploie le mot « personne » me touche. Il ne s'attend pas à ce que je sorte avec un homme. Mon père est ouvert d'esprit.
— Papa, je suis célibataire. Ce n'est pas du tout le sujet que je souhaite aborder.
Ses mains me libèrent. Il se détend en s'adossant sur son siège.
— Alors... ton orientation sexuelle ?
Je réponds en secouant mon menton.
— J'aimerais me trouver un petit boulot pour avoir de l'argent de poche. Mais j'ai peu de connaissances et j'ai un peu peur... J'avais pensé à baby-sitter... Mais après mûre réflexion, je n'en aurais pas la patience.
Les secondes défilent. L'ambiance est pesante. Mon père a l'air contrarié.
— Je peux t'embaucher, si tu veux. Jane est seule en salle. Un peu d'aide ne serait pas de trop.
Mes doigts se crispent. Je baisse la tête un peu déçue.
— Pour être honnête, je n'ai pas envisagé de bosser ici. Ce serait trop familial pour moi. Le métier que je souhaite faire m'est inconnu...
— Tu es pénible, Michelle, siffle-t-il en allumant son ordinateur. Tu grandis beaucoup trop vite. Mais d'accord. Si tu as besoin d'aide, je serai toujours là.
Cool. Je n'en attendais pas moins de sa part. Mon père m'écoute et respecte souvent mes choix et mes envies. Même si pour moi, c'est un peu difficile de le reconnaître. Il a tendance à trop s'incruster dans ma vie privée. J'ai besoin d'espace et il y a des sujets que je n'aborderai jamais avec lui ou ma mère.
— T'es le meilleur ! le complimenté-je avant de quitter son bureau.
Je rejoins la salle principale. Nicolas et maman servent des clients. Accoudée au bar, je bois le verre de jus d'orange servi par Nicolas. Dan va bientôt arriver. En attendant, je m'envole dans mes pensées.
Travailler ici ? Je prendrais les commandes, servirais des clients et mettrais en place les tables. Ça me permettrait de m'ouvrir un peu aux gens.
— Mais ce n'est pas la mère Michelle, là ?
Encore cette fameuse blague... Merci papa et maman pour ce prénom.
Cette voix grave teintée d'humour me sort de mes pensées. Je lève le nez, le cœur au bord des lèvres. Robin s'approche, suivi de ses deux amis qui rigolent.
Robin Villani est le cliché du bad boy parfait. Beau gosse, allure ténébreuse et idiote à la fois... Il joue de son physique avantageux. On le croirait sorti tout droit d'un film. Ses cheveux bruns mi-courts tombent sur ses oreilles. Ses iris verts sont enivrants. Quant à la fossette à son menton, ça lui donne un air de Gaston dans La Belle et La Bête.
Robin porte un tee-shirt noir, qui moule son corps fin, et un jeans bleu basique. Basket de marque aux pieds, cartable au dos, il me dévisage avec un air supérieur. Super, ça démarre bien !
Ses deux amis ont le même style vestimentaire. C'est un peu comme une bande qui porte le même type de vêtements pour se donner un air cool. Ce que je trouve naze ! Ils n'ont aucune personnalité, ils se recopient entre eux juste parce qu'ils se fréquentent.
— Sérieux, rit Robin en se pointant devant moi. La petite Michelle qui va au bar seule sans son chien-chien. Épatant !
Mes dents claquent sous la violence de ses mots. Je suis décontenancée.
— T'es en train d'appeler mon meilleur ami « chien-chien » ou je rêve ?
Il arque un sourcil devant mon ton outré, avant de se tourner vers Abel. Le petit regard entre eux ne me dit rien qui vaille. Je me sens seule, alors que ma mère et mon parrain sont à quelques mètres de moi !
Grand, cheveux bruns très courts, peau bronzée. Abel n'a rien à envier à ses amis. Ses yeux marron sont magnifiques, surtout quand la lumière les illumine. Abel a un air plus doux. Il est celui qui commet le moins de bêtises et insulte le moins. Cependant, il suit quand même ses camarades.
Quant à Nolan, roux aux iris bleus, il a un visage enfantin. Joues rondes, grands yeux rieurs, il a un charme intriguant.
— Il est toujours collé à tes basques, le gamin, répond-il.
— C'est mon meilleur ami. Un peu comme Abel et Nolan qui te suivent h24.
— Tu marques un point, ma belle.
Mes joues brûlent. Ma mâchoire se décroche. Ce surnom inattendu a fait l'effet d'une bombe dans tout mon corps.
Conscient de l'effet qu'il me procure, il se penche au-dessus de moi. Sa bouche s'approche de mon oreille. Son souffle chaud caresse ma chair. Je tente de rester maître de moi-même. Ses amis me détaillent, s'ils remarquent le moindre sourire, je suis cuite !
— Ton petit côté rebelle me plaît, chuchote-t-il. C'est inattendu de ta part.
Que répondre ? À quel moment me suis-je montrée rebelle ?
Lorsqu'il se redresse, je lève une épaule en tournant la tête vers le comptoir. Ma mère m'a en ligne de mire. Elle sert un client, mais ses prunelles sont braquées sur moi. Mince, elle a dû voir la scène ! Elle va s'imaginer tout et n'importe quoi. Je sens déjà venir les dizaines de questions m'atteindre en pleine poire ce soir à l'appartement !
— Mon père tient le bar, avoué-je. Ma mère et mon parrain y travaillent.
Je désigne les membres de ma famille d'un mouvement de menton. Les trois jeunes hommes suivent mon regard puis reportent leur attention sur moi. Robin arbore un grand sourire. Il est si mignon !
— C'est super ça ! s'exclame-t-il. Tu dois être contente. Le bar est pas mal et l'ambiance est cool. Tu comptes bosser là plus tard ?
Je dis une semi-vérité : que je n'en ai aucune idée.
— Qui sont ces garçons ?
La question de mon parrain me fait virer au rouge pivoine. Il se penche sur le bar. Ses cheveux longs et noirs tombent sur le meuble en bois. Ses yeux bleus-gris jonglent entre Robin et moi.
— Des potes, répond Robin en lui adressant son plus beau sourire.
Loin d'être charmé, mon parrain reporte son attention sur moi.
— S'ils t'embêtent, je les dégage, déclare-t-il rieur en se redressant. Je vous ai à l'œil, les gars. Vous ne m'avez l'air guère fiable, avec vos petites têtes, là.
L'horreur. Il ne manquait plus que Nicolas joue le parrain surprotecteur.
Nicolas se détourne enfin vers un client. Il le sert, les lèvres étirées. Je le sens fier de lui. Quant à moi, j'ai honte. À quel moment s'est-il dit que c'était une bonne idée ? L'année démarre à peine, je n'avais pas besoin de cette petite humiliation.
— Désolée, c'est mon parrain.
— Il est cool, t'inquiète pas. Il a raison de te protéger.
Alors là, je n'attendais pas cela de sa part. Robin m'étonne agréablement.
— Bon, on doit filer, annonce-t-il avant de tourner les talons. Ravi de t'avoir vue en dehors du bahut. Et si jamais un jour tu te lasses de ton toutou, viens me trouver.
Le large sourire qu'il m'adresse me fait défaillir. Mes joues sont sûrement écarlates. Je les sens brûler. Tournée vers le bar, je saisis mon jus d'orange et bois une grosse gorgée. La chaleur m'étouffe.
Et à en croire la lueur amusée dans les yeux de ma mère, elle a compris. Ça ne fait aucun doute.
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