Chapitre 2.
1er Septembre 2015
Il parle, encore et encore. Sans s'arrêter. Il se présente probablement, ou alors, il est déjà passé au discours habituel du bac, ou peut-être même qu'il est déjà en train d'aborder le programme de l'année dans sa matière. Je l'ignore, puisque je n'entends toujours rien, hormis le bourdonnement affreux qui a envahi ma tête.
Je ne le lâche pas des yeux, fixant obstinément les siens. Lui, il met un point d'honneur à éviter de tourner la tête dans ma direction.
Depuis quand est-il au courant ? Depuis quand se joue-t-il de moi ainsi ?
Soudain, je me rend compte de quelque chose, et j'oublie partiellement cette tristesse qui vient de m'envahir. La culpabilité me ronge depuis que je le connais puisque je lui mens depuis le début, mais lui aussi me cachait la vérité.
Où est passé le jeune écrivain en herbe qu'il avait prétendu être ? Et ses vingt-trois ans ? C'est impossible, il ne peut pas être prof à vingt-trois ans seulement ! Ou peut-être que si, je ne sais plus. Toujours est-il que je ne suis pas la seule à m'être noyée dans mes mensonges. Lui aussi a sa part de responsabilité. Il m'aurait dit qu'il enseignait ici, je lui aurais dit la vérité immédiatement !
La colère surpasse désormais le chagrin et mes poings se serrent sur mes cuisses. Mes ongles pénètrent dans ma peau, et je n'arrive même pas à en ressentir la douleur. Celle de mon cœur est déjà omniprésente.
Adam s'empare d'une pile de feuilles qui attendait sur son bureau et ne se donne même pas la peine de passer dans les rangs pour les distribuer. Il se contente de faire passer le paquet. Un coup de coude dans mon bras me sort de cet état second dans lequel je me suis perdue. Je tourne la tête vers Lisa. Ses lèvres bougent, mais je n'entends toujours pas. Je fronce les sourcils.
- Ana ! Ça va ?
Sa voix me parvient enfin, tout comme celle d'Adam, et je hoche la tête mécaniquement.
- T'es sûre ? T'es toute pâle.
- Oui je...
Ma voix déraille. Je tousse un coup pour la débloquer.
- Ça va, ne t'en fait pas. J'ai juste une migraine.
Elle ne parait pas convaincue, mais je m'en fiche. Je reporte mon attention sur Adam. Cette fois-ci, je l'entends mais ne l'écoute plus. Il passe au crible chacune des cases de notre emploi du temps alors je pourrai le lire plus tard. Pour le moment, je préfère le regarder.
Il est assis sur son bureau, ses jambes pendantes face à nous et il a le nez sur sa feuille, l'abaissant de temps à autres pour nous parler. Il a rasé sa barbe. Complètement. Il fait plus jeune comme ça. S'il a vraiment vingt-trois ans, en ce moment il en fait moins. Pourquoi a-t-il fait ça ? Je lui ai répété plusieurs fois de garder sa barbe parce que je le préférais comme ça. Peut-être est-ce pour ça qu'il l'a fait disparaitre. Ou alors, c'est pour ne pas paraitre négligé dans sa qualité de professeur de lycée.
Il porte une chemise blanche dont les manches sont remontées jusqu'au coude et un jean foncé. Il est incroyablement sexy. Mais je n'ai pas le droit de penser à lui de cette façon. Je n'en ai plus le droit. Adam est désormais inaccessible et le chagrin me comprime à nouveau le cœur.
Ses yeux n'ont toujours pas croisé les miens, et je crois que ce ne sera pas le cas aujourd'hui.
- Bien ! s'exclame Adam. Maintenant que tous les papiers dont vous avez besoin sont en votre possession, je vais pouvoir faire l'appel et il me reste encore quelques minutes pour vous parler du programme de cette année dans ma matière.
Il va faire l'appel. C'est donc qu'il va être obligé de me regarder en mentionnant mon nom. Il faut que je croise son regard.
Adam commence à appeler chaque élève de la classe un par un. A chaque nom, il relève le nez de sa feuille pour pouvoir associer l'image de l'élève à son prénom. Quand le tour de Lisa arrive, j'espère que ses yeux vont dériver vers moi, mais non. Il fait bien attention à tout. De même quand il appelle Théo et Malaury, installés derrière moi. Quelques secondes plus tard il termine la liste, et prononce mon nom et mon prénom en entier. Je me fais violence pour lever la main malgré mes tremblements.
- Anabelle Willer.
J'ai l'impression que le timbre de sa voix est devenu plus froid d'un seul coup. Plus lointain et plus douloureux.
Puis il lève les yeux, comme il l'a fait pour chacun des élèves de ma classe.
Et le temps s'arrête.
Ses yeux noirs dépourvus de toute émotion, de tout sentiment, croisent les miens l'espace d'une seconde. Une seule seconde interminable. Et comme souvent, je n'arrive pas à déceler quoique ce soit dans son regard. Il est insondable. En une seule seconde, je parviens à faire défiler les quelques semaines que nous avons passé ensemble. Ses regards, son rire, son sourire, ses caresses, ses mots doux. Et je me rends compte que plus rien de tout cela n'existera désormais. Que tout est bel et bien fini et que plus jamais ça n'arrivera. Parce que Adam est devenu mon professeur, du jour au lendemain, mettant ainsi brutalement un terme à notre relation que je croyais parfaite.
Je ne lui ai jamais dit que je l'aimais, et j'ai bien fait. Lui non plus ne s'est jamais lancé dans une déclaration d'amour mais je devinais, sans aucune prétention, qu'il commençait à avoir des sentiments pour moi. Aujourd'hui, le seul sentiment que je pourrais éventuellement déceler dans son regard serait peut-être de la haine. Ou du dégoût d'avoir gâché un mois de ses vacances avec une gamine de dix-sept ans.
Mes larmes commencent à brouiller ma vue, alors je baisse la tête pour que personne ne s'en rende compte. Et j'ai mal. Parce que je reste malgré tout amoureuse de lui, qui est mon professeur, et j'ai l'impression que me voir dans sa classe ne lui fait rien, alors qu'au fond de moi, la douleur et la peine me lacèrent l'estomac.
Lui, semble dans son élément : professeur imperturbable et en tout point parfait. Si ce n'est que son honnêteté lui fait défaut.
***
Après les deux heures affreuses en compagnie de Monsieur Chorlay, mon nouveau professeur de mathématiques, je suis allée manger à la cafétéria avec Lisa, Malaury, Théo et deux de ses amis. Les filles ne parlent que de Adam et ça m'agace. Elles ne le connaissent pas, ne savent rien de lui et n'ont aucun droit de parler de lui de la sorte.
- Vous êtes sûrs qu'il a l'âge d'être prof ? s'interroge Lisa. Il fait vraiment jeune.
- Ouais, c'est vrai. Et il est vraiment canon quand même, ajoute Malaury en évitant soigneusement le regard de son copain.
- Vous croyez qu'il est marié ? plaisante mon amie.
- Il n'avait pas de bague en tout cas ! réplique la brune en face de moi en souriant.
Non, il n'est pas marié ! Ou peut-être que si après tout. Je ne le connais peut-être pas aussi bien que je le prétends. Si ça se trouve, il m'a menti plus d'une fois.
- Ana ?
Je tourne la tête vers Lisa.
- T'as pas l'air d'aller bien aujourd'hui, s'inquiète-t-elle en fronçant les sourcils.
Je lui souris pour la rassurer.
- Ne t'en fais pas, ça va. Je suis fatiguée et j'ai mal à tête depuis tout à l'heure.
- T'es sûre ? Tu n'as rien mangé.
- Oui oui, ça va. Je n'ai pas faim, c'est tout.
Je me lève de ma chaise en attrapant mon sac et mon plateau au passage, sous les regards intrigués de mes amis installés à table. Même Malaury et Théo s'arrêtent de se disputer pour me regarder quitter la table.
- Je vous retrouve tout à l'heure, j'ai un coup de téléphone à passer.
Je ne les laisse pas répondre et me dirige vers la poubelle pour jeter le contenu de mon assiette. Je sors rapidement de la cafétéria, mon téléphone à la main. Je tape son numéro et amène mon portable à mon oreille. Bien entendu, je tombe immédiatement sur sa messagerie mais il faut que je lui parle.
Je sais que c'est inutile, mais j'essaie encore et encore de l'appeler. Je dois lui expliquer. Et je dois entendre ses explications.
Au bout du quatrième appel, les larmes commencent à couler sur mes joues et je me dépêche de rejoindre les toilettes pour ne croiser personne. Je m'enferme dans une cabine pour pouvoir pleurer librement. J'ai réussi à tenir depuis tout à l'heure, mais là, je craque. Comment peut-il réagir de la sorte ? Faire comme si rien ne s'était passé le mois dernier ? Pour moi, c'est impossible. Cette année va être horrible. Je sais d'avance que mes sentiments ne s'envoleront pas de si tôt, alors ça va être très difficile pour moi. Pour Adam, ça semble être tout le contraire. En le voyant si décontracté et sûr de lui, j'ai l'impression d'avoir imaginé et inventé ces dernières semaines. Que ce mois d'août n'était qu'une illusion et qu'Adam n'était qu'un inconnu.
Alors que non. Tout ce qu'on a vécu est bien réel, mais tout semble déjà loin pour lui. Il est passé à autre chose. Je ne suis donc qu'une erreur monumentale pour lui.
Une fois mes larmes séchées, je me relève et tend l'oreille pour écouter si quelqu'un est dans la pièce. N'entendant pas le moindre bruit, je sors de la cabine dans laquelle j'étais enfermée et me regarde dans le miroir. Comme je m'y attends, mes yeux sont rouges et mon mascara a un peu coulé. J'imbibe un mouchoir d'eau pour essuyer mes joues et effacer mon maquillage, mais ça n'aide en rien à masquer le fait que j'ai pleuré. Je ne veux pas que mes amies ou qui que ce soit d'autre me voit dans cet état là. Surtout pas lui. Alors je sors du lycée pour prendre un peu l'air et m'installe sur un banc à l'ombre d'un arbre.
Je voudrais sortir mon téléphone pour tenter de l'appeler à nouveau mais je sais d'avance que je tomberai sur sa messagerie, et ça me fera d'autant plus mal. Je pourrais aussi aller le voir en salle des professeurs mais il me rejettera, j'en suis persuadée. Alors je ne fais rien et j'attends que l'heure passe pour aller en cours.
Une dizaine de minutes avant le début du premier cours de l'année, je m'installe à une place dans la salle de classe. Au fond, contre la fenêtre, comme d'habitude. Quelques élèves entrent au fur et à mesure mais je ne les regarde pas. Mon crayon à la main, je gribouille des dessins sur mon cahier, la tête et le cœur bien loin de cette salle.
- Excuse-moi, m'interrompt une voix masculine.
Je relève la tête et croise le regard ébène d'un garçon de mon âge que je n'ai jamais vu. Je bloque un instant sur ces deux iris noires qui me font penser à lui.
- Tu attends quelqu'un ? me questionne-t-il en désignant la place libre à côté de moi.
Je regarde la chaise vide puis fixe à nouveau ses yeux.
- Je... Non, bredouillé-je.
- Je peux m'asseoir ? demande-t-il en souriant face à mon air perdu.
Je lui réponds en hochant la tête et il tire la chaise en posant son sac sur la table.
Ce cours-là est une option et les filles ont préféré choisir de faire de la musique. Ayant horreur de cette matière, j'ai opté pour l'histoire de l'art.
- Je m'appelle Stefan, se présente mon voisin.
- Ana, dis-je en souriant faiblement.
- Enchanté !
Il sort ses affaires de son sac et le pose au sol.
- Tu es nouveau, je suppose ?
- Exact. Et j'ai eu un peu de mal à trouver cette salle d'ailleurs ! plaisante-t-il.
- C'est normal, elle est un peu à l'écart de tout.
- Je confirme ! J'ai dû faire trois fois le tour pour enfin me résigner à demander à un prof qui passait par là, rit-il joyeusement.
Je m'en veux de penser ça, mais il est très mignon et son sourire est magnifique. Il ne me connait pas mais j'ai l'impression qu'il agit naturellement et sa façon de parler me fait penser qu'on se connait depuis des années. A première vue, il a l'air vraiment sympa, en plus d'être charmant.
- Tu n'as pas visité le lycée en arrivant ? lui demandé-je.
- Non, je n'ai pas pu. Tu me feras visiter après le cours ?
- Pas de problème, lui souris-je.
Je suis contente d'avoir quelqu'un à côté de moi pour pouvoir discuter au lieu de me retrouver à ruminer toute seule sur la cause de mes problèmes d'aujourd'hui.
La prof arrive quelques minutes plus tard et demande le silence. Elle fait l'appel et nous parle ensuite du programme de l'année. La note pour cette matière sera une note d'exposé présenté à l'oral et en duo. Elle nous demande donc de choisir notre partenaire pour la semaine prochaine, où elle nous expliquera plus en détail ce qu'elle attendra de ce travail.
Je n'aime pas particulièrement travailler avec quelqu'un, même quand il s'agit de Lisa. Il y a toujours des problèmes de désaccord sur quelque chose d'insignifiant ou de primordial et je n'aime pas ça. Mais je n'avais pas vraiment le choix. Toutefois, le problème principal est que je ne parle pas à beaucoup de monde de cette classe.
La prof interrompt peu de temps après les bavardages suite à son annonce et commence son cours. Je l'écoute et prends des notes de ce qu'elle dit tout en dessinant dans la marge de mon cahier.
- Tu aimes dessiner à ce que je vois, remarque mon voisin.
- Ça fait passer le temps.
- Et qui est-ce que tu dessines ?
Je le regarde en fronçant les sourcils.
- Ça ne représente personne ?
Je jette un coup d'œil aux coups de crayon que j'ai fait et je peux y distinguer les traits familiers de Adam ; sa mâchoire plutôt carrée, ses yeux sombres, ses cheveux en pagaille. Je me met inconsciemment à rougir et m'empresse d'effacer ce début de portrait. Un léger rire s'échappe des lèvres de Stefan.
- Je vois que j'avais raison. C'est qui ?
- Personne.
- Pourquoi tu rougis alors ?
Je lui lance un regard dissuasif et il finit par capituler. Ce n'est pas de sa faute mais je n'ai pas vraiment envie de parler de Adam avec un inconnu. Qui plus est, un inconnu qui se moque de moi !
Mon voisin ne prononce plus un mot jusqu'à la fin de la première heure, mais finit par craquer pendant la deuxième. Pour tous les élèves de terminale, l'option choisie dure deux heures. Et avec cette prof là, aucune pause n'est permise entre les deux heures. Ce qui fait relativement long quand il n'y a personne à qui faire la conversation. Heureusement, ce n'est pas le cas de mon voisin.
- Tu habites dans le coin ? me demande-t-il.
- J'ai quinze minutes de bus entre le lycée et chez moi. Et toi ?
- Pareil. Tu prends quel bus ?
- Le onze.
Il me sourit en me disant que lui aussi prend celui-ci, et j'apprends par la suite qu'il s'arrête au même arrêt que moi.
- Tu me montreras ce qu'il y a de bien aux alentours alors ! décrète-t-il.
- C'est parce que tu n'as pas d'amis que tu me demandes ça à moi ? plaisanté-je.
Il explose de rire en confirmant, ce qui lui vaut un regard désapprobateur et un reproche de la part de la prof. Une fois calmé, il reprend :
- Je te l'ai dit, je ne connais personne. Mais si tu ne veux pas, il y a pas de soucis.
- Je veux bien, ne t'inquiète pas. Mais tu n'as fait connaissance avec personne aujourd'hui ?
- Ce matin, j'étais assis à côté d'un gars un peu bizarre. J'ai essayé de lui parler mais il m'a gentiment demandé de me taire pour pouvoir écouter. Quand ça a sonné, le prof a voulu me parler alors tout le monde était déjà parti.
- Tu étais donc seul au monde et sans amis, conclus-je sérieusement.
- Ne sois pas désobligeante je te pris.
Avec cette remarque, il réussit à me faire rire et à oublier le calvaire de ce début de journée. On a donc continué de discuter pendant tout le cours, et après celui-ci, pendant la récréation, je lui ai fait visiter le lycée. Qui n'était pas non plus un château, alors la visite a été plutôt rapide. Je le laisse ensuite devant sa salle de cours pour pouvoir rejoindre la mienne avant la sonnerie.
- Ana ? m'appelle-t-il.
- Oui ? fis-je en me retournant.
- Je pourrais avoir ton numéro de téléphone ?
Je fronce les sourcils, incrédule.
- Au cas où je sois perdu dans le lycée puisque je n'ai aucun ami sur qui compter, ajoute-t-il en souriant.
Sa façon d'être est si naturelle que je reviens sur mes pas pour lui tendre mon téléphone afin qu'il entre son numéro. J'ai eu le temps d'entendre un remerciement de sa part avant de m'excuser et de partir en courant pour rejoindre ma salle de cours.
J'arrive en anglais, quelques secondes après la sonnerie et m'installe à côté de Lisa.
- Où est-ce que tu étais ? On était censé se rejoindre derrière le lycée ! me réprimande-t-elle.
- Désolée je...
- Et puis qu'est-ce que tu avais à midi ? Je t'ai cherchée partout mais je ne t'ai pas trouvée.
Stefan a réussi à me faire oublier Adam momentanément, mais Lisa me le rappelle rapidement...
- Tu veux m'implanter une puce GPS dans le bras pour pouvoir me suivre à la trace ? répliqué-je avec sarcasme.
- Oh ça va, soupire-t-elle. Je m'informe, voilà tout.
- Pour ton information, je faisais visiter le lycée à un nouvel élève de ma classe d'histoire de l'art. Excuse-moi d'avoir oublié de te prévenir.
Elle grommelle je ne sais quoi, mais je n'écoute déjà plus. Pendant que le prof nous parle, lui aussi du programme de l'année, je sors discrètement mon téléphone pour envoyer un message à mon nouveau voisin de classe. Dans la seconde qui suit, je reçois sa réponse.
Stefan m'a fait sourire juste après mes pleurs mais je n'oublie pas pour autant Adam. C'est impossible. La vérité de ce matin fait beaucoup trop mal pour être occultée si rapidement et j'ignore encore comment je vais pouvoir supporter cette année scolaire.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top