Chapitre XXIX : S'arracher le coeur

Ignea grimpait les marches quatre à quatre, sachant pertinemment qu'elle était suivie d'Alaster. Poussant la trappe qui menait au toit, l'air glacial qui régnait à l'extérieur coupa son souffle quelques instants. Non pas qu'elle puisse sentir le froid mordant, mais cette fois ci, il était si vivifiant que ses poumons milles fois noyés en ressentirent les effets.

Elle s'approcha du bord et dû réprimer un sourire sarcastique à la vue du vide. La Dame penchait dangereusement au dessus du rien. Son équilibre n'était plus à prouver mais cela rendait Alaster presque nerveux. Son regard se baladait sur l'entièreté du marais, visible de là où ils se trouvaient. Le vent balayait en rafale les toits mais il y avait une certaine... sérénité. Il se tourna vers la jeune femme à l'apparence si disgracieuse.

« Tu as toujours aimé la hauteur...

Elle hocha de la tête avant de murmurer :

- N'as-tu jamais eut envie de t'envoler ? De te métamorphoser en oiseau et de partir si loin que personne ne te retrouverai ?

- Mais c'est que tu en deviendrai poétique ! ricana-t-il, se moquant de sa Dame.

Elle leva les yeux au ciel et répliqua, joueuse :

- Il le faut bien, ce n'est pas toi qui me composerait des sérénades romantiques.

- Depuis quand aimes-tu le romantisme ?

- Je hais ça.

Elle se laissa tomber et s'assit sur le rebord du toit. Et alors même qu'elle leva son visage disgracieux vers le ciel, le souffle du vent redoubla de force, agitant sa chevelure de fumée. L'éclat de la lune transperçait le brouillard et les traits émaciés de la Dame apparurent plus vifs que jamais. Elle ressemblait à ses créatures de l'ancien temps, à une déesse mortelle... Cette vision frappa le seigneur d'Atralean qui eut un mouvement de recul.

La voix rocailleuse d'Ignea s'éleva alors, hésitante :

- Aurais-tu voulu des enfants ?

- Pardon ?

Il était si obnubilé par l'apparence surnaturelle que conférait cet instant à la Dame, que le sens premier de la question lui échappa. Elle laissa s'échapper un rire grinçant et répliqua :

- Si tu en avais eut la possibilité, aurais-tu voulu des enfants ?

- Tu connais déjà la réponse à ta question. La seule utilité d'un enfant serait d'hériter de la couronne à ma mort, or je suis éternel donc un héritier ne me servirait à rien.

Ignea écouta son avis avant d'acquiescer et de grimacer :

- Thomas est resté dans mon cœur. L'enfant de mon cinglé d'époux, est le seul lien qu'il me reste avec mon humanité. Alors même qu'il est mort il y a des siècles ! Tu saisis l'ironie de la situation, j'espère...

Elle ricana avant de persiffler :

- La preuve que ces... gosses ne sont encore une fois que des faiblesses. Je n'en aurai jamais et je n'en veux pas.

- Dans ce cas, pourquoi passer tant de temps avec cet... Alouan ?

- Disons que c'est le seul enfant qui n'en soit pas vraiment un. Tu sais, il a plus de six cents ans...

- Et alors ?

- Et alors, il m'est assez loyal pour que je n'ai pas à m'attendre à tout moment d'une attaque de sa part.

Comprenant ce qu'elle insinuait il plissa des yeux mais ne releva pas. Elle en profita pour renchérir :

- Il a soulevé une chose plutôt intéressante d'ailleurs...

Le monstre haussa des épaules, n'ayant visiblement rien à faire de cette information. Poussant un soupire amusé, Ignea continua pourtant :

- Il a dit que j'étais comme lui, deux choses différentes à la fois, une entre-deux.

- À ce que je sache tu n'es pas à moitié noyée...

- Écoute moi jusqu'au bout et tu sauras ce que je veux dire.

Il acquiesça et se tut. S'assurant qu'elle avait toute son attention, la compagne du seigneur du marais, entreprit de s'expliquer :

- De nombreuses créatures ici sont des êtres humains étant devenus monstres. Ils ont obtenu leurs pouvoirs en arrivant à Atralean, en même temps que leur nouvelle apparence. Mais moi, je possédais déjà certaines... capacités de mon vivant et le marais les a amplifié. Ce que je veux dire c'est que je n'étais pas humaine à l'origine. Alors je suis à moitié une perdue, une âme qui ne s'est pas noyée, et à moitié autre chose.

Mais quoi ? Telle était la question qui tournait en boucle dans son esprit depuis des siècles et durant sa vie humaine. Une sorcière ? Elle n'en était pas sûre. C'était bien la qualification qu'on lui donnait à Atralean mais pourtant, Ignea en était très différente. Après tout, les sorcières se servaient des éléments de la nature, cette dernière étant à l'origine de leurs pouvoirs. Mais Ignea, elle, était la propre origine de ses talents surnaturels. Tous émanaient d'elle. Et ils semblaient ne pas connaître de limites. Allant de la créations de brouillard, au coups de vent, au contrôle d'objets, à la régénération, ils étaient nombreux et elle se savait capable de plus, beaucoup plus. Des pistes qu'elle n'avait pas exploité. Levant sur son amant son regard, à la recherche de la vérité, elle interrogea :

- Tu ne le saurais pas toi ? Tu ne saurais pas d'où me viennent mes pouvoirs ?

Alaster secoua négativement de la tête avant de caresser machinalement les cheveux de sa Dame.

- J'ai bien des doutes ou des soupçons mais cela fait partit d'un des mystères qui t'entourent, ma belle. Alors non je ne le sais pas et peut-être ne le saurons nous jamais.

- Ça serait dommage.

- Il y a des choses qui n'ont pas à se savoir. Par exemple, pourquoi Atralean est-il apparut ? Pourquoi à la création du marais une sorte de bulle, un condensé de magie a fait son apparition ?

Elle était fasciné parce qu'il lui racontait. Fasciné par l'histoire d'Atralean. La jeune femme buvait les paroles de son compagnon. Poussée par la curiosité, Ignea demanda :

- Penses-tu qu'il y ait d'autres marécages ?

- Je n'en sais rien. Atralean est une sorte de cœur. Une source de magie et de pouvoirs occultes. Si cette source a produit d'autres endroits comme le Marécage ailleurs sur Terre ? C'est encore une chose que nous ne saurons probablement jamais.

- Ça fait énormément de mystères qui resteront dans l'ombre pour toujours.

Alaster acquiesça. Si ça ne tenait qu'à lui, ses secrets auraient été dévoilés depuis longtemps. Mais Atralean possédait sa propre volonté.

- Tout ce que je sais, c'est que tout est relié. Trouve une réponse, et tu les auras toutes.

Bien évidemment, ça n'était pas si simple. C'est pour cela qu'il conclua, d'un ton sans appel :

- En tout cas, il y a une chose dans tout cela qui ne connaît aucun doute : mon éternité appartient à Atralean. Et Atralean est à moi.

- Et qu'est ce qui m'appartient, dans tout ça ?

Cette fois ci, il sourit.

- Toi, tu m'as moi.

Ignea leva les yeux au ciel et dissimula son sourire. Alaster n'appartenait à personne et encore moins à elle. Cette phrase était l'un des plus beaux mensonges qu'il ait pu lui servir et malgré tout, elle eut l'impression que les chaînes qui les relaient se resserraient. Elle observa quelques instants la silhouette fière et forte du monstre qui se découpait dans la nuit. Toute femme saine d'esprit n'aurait éprouvé que répulsion. Mais Ignea était malheureusement loin de l'être, et était constamment partagée entre attirance et rancœur. Et la première était bien plus puissante que la deuxième.
Remarquant qu'il la fixait à son tour, elle ricana :

- Cela faisait longtemps que nous n'avions pas discuter. Réellement discuter. Pas d'Orion, pas de la malédiction... D'ordinaire, nous ne faisons que de nous disputer. À quoi cela peut il bien servir d'essayer de se parler ?

Alaster pencha la tête sur le côté, semblant réfléchir à la remarque de sa Dame dont les jambes se balançaient dans le vide.

- Tu as peut être raison. Mais pourtant malgré toutes ces raisons, tu es toujours là.

- À se demander pourquoi...

- Je crois que toi et moi le savons très bien. glissa-t-il en plongeant son regard dans les yeux nuit de la terrible femme.

Elle sourit et rejeta la tête en arrière pour fixer le ciel. Étonnamment, ils pouvaient apercevoir les étoiles, chose pourtant impossible tout le reste du temps à Atralean, la brume les coupant du reste du monde. Encore un signe que les barrières cédaient et que l'heure de la fin approchait. Ce soir, des millier de points lumineux parsemaient le ciel. Pourtant certains d'entre eux se mirent alors à filer, comment si ils tombaient du ciel. De longues traînées de nacre striaient l'encre de la nuit. Des comètes. Un nouveau signe.
Le temps se précipitait et pourtant, c'était une des rares plus belles choses que n'avait jamais vu la Dame.

Ils restèrent silencieux, en paix, pour la première fois depuis longtemps. C'en était presque reposant. Et Ignea ne put s'empêcher de penser tout au fond d'elle que c'est à ces rares et fugaces moments qu'elle approchait ce qui ressemblait le plus au bonheur...

- Je sais à quoi tu penses ma belle.

La voix de son amant la tira de sa contemplation.

- C'est tout à fait possible.

Il ricana et se détourna pour retourner à l'intérieur de sa demeure. Juste avant d'y disparaître, il gronda tout de même, avec un air si assuré qu'il en aurait fait trembler les plus valeureux des guerriers :

- Je n'y laisserai pas ma vie. Et tu n'y laisseras pas la tienne. »

La terrible femme aurait bien voulu le croire. Mais comment cela aurait-il pu être possible ? Elle ne voulait pas mourrir. Mais son être entier hurlait qu'il ne fallait pas qu'Alaster meurt. Si il disparaissait... Elle n'osait imaginer ce qu'il se passerait... Rien qu'à l'idée, une douleur terrible la traversait de part en part. Peut être serait elle prête à se sacrifier pour éviter à son amant de le faire...

C'est à cet instant qu'Ignea se rendit compte que si il lui avait demandé de s'arracher le cœur pour le lui donner, elle l'aurait fait sans hésiter. Peut être même l'avait-elle déjà fait sans s'en rendre compte. Et cette pensée terrifia la Dame du Marécage plus que jamais.

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