7- CHAPITRE
Quelques minutes plus tard à voler sous une pluie qui ne cesse de s'amplifier et un ciel qui gronde toute sa fureur, nous arrivons à l'extrémité sud du centre-ville où les boutiques se font de plus en plus rares. Endrix se gare sur un parking, juste en face d'un bâtiment en pierre noire, taillé grossièrement. Les vitrines sont irrégulières, de différentes tailles, encastrées dans la roche de manière étrange, tordue, penchée. Une brume noire artificielle dissimule le bas du bar. Ça lui donne un charme. Du moins, c'est ce que je pense jusqu'à ce que je tombe sur le nom de l'enseigne écrit sur une pancarte qui balance sous le vent dans un grincement étouffé par la pluie : Darken Bar.
— C'est une plaisanterie ?
Endrix me jauge du regard et se mord la lèvre inférieure.
— C'est un Pilah qui l'a ouvert il y a quelques jours mais il y en a des dizaines d'autres comme celui-là. On le réduit en état de poussière, ce shirde ? ajoute-t-il avec une lueur de défis dans ses pupilles noires.
L'espace d'un instant, j'ai l'impression de voir Ike. D'entendre sa voix qui me susurre à l'oreille de le faire. Ce n'est plus Endrix qui est assis à côté de moi. C'est lui. J'ouvre la portière avec un sourire. Endrix me suit en poussant un cri de loup. On court ensemble vers le bar en ouvrant à la volée la porte. Le silence s'installe brusquement dans le bar sinistre, tous les regards se tournent vers nous. Sur les murs, plusieurs portraits de Darken sont accrochés. On retrouve quelques statuettes, figurines, gobelets et autres bibelots, avec un « M » inversé et barré à l'effigie de Darken. Quand les quelques Pilahs nous reconnaissent, ils nous hurlent de dégager. L'un d'eux crache à mes pieds. Une chope de bière vole au-dessus de nos têtes et explose contre le mur derrière nous. Endrix me regarde d'un air interrogateur. Je hoche la tête. Il ne lui en faut pas plus pour qu'une belle flamme naisse entre ses doigts.
Laissant libre court à la colère emmagasinée, j'explose. Une onde de choc s'abat sur le bar. Les murs craquèlent et commencent à s'effondrer, les vitres des fenêtres explosent. Les Pilahs fous de rage se ruent sur nous. Je reçois un coup dans le ventre et dans la mâchoire. Un peu sonnée, je cligne des yeux plusieurs fois et riposte en plantant mes dents dans le bras qui se tend vers moi. Je donne un violent coup de pied bien placé au Pilah qui me saisit par le cou et prends une grande bouffée d'air que je rejette en une vapeur brûlante dans leurs yeux. Ils hurlent tous et donnent des coups dans le vide, jettent des flèches d'eau ou de feu au hasard. Libérée de leurs emprises, je saute de table en table vers l'autel à l'effigie de Darken que je réduis en cendre avec une grande vague de flamme.
Très vite, le feu se propage dans le bar, gagnant du terrain sur le sol où l'alcool a coulé, grimpant sur le bar sale et sur les rideaux. La respiration haletante, les veines en feu, je me sens étrangement mieux totalement possédée par le pouvoir alléchant de la Clef. Alors que j'admire le feu lécher les murs, une sensation merveilleuse de liberté m'envahit. Les Pilahs prennent la fuite en voyant le bar tomber en ruine et nous hurlent des injures, crient vengeance.
— Quand vous voulez ! s'époumone Endrix, qui a la lèvre en sang.
Il se tourne vers moi, essuie de la manche de sa tunique le sang qui coule sur son menton et me sourit. Prise d'une envie soudaine, je marche vers lui, l'attrape par la nuque et plaque mes lèvres contre les siennes. Nos langues s'entremêlent tandis que la barbe naissante de son menton râpe dans une brûlure exquise ma peau. J'entends son cœur s'emballer dans sa poitrine. Je garde les yeux fermés, alors que le goût de son sang imprègne ma bouche. J'imagine Ike.
Ike.
J'ai presque l'impression de prendre son parfum de musc de sa peau, les effluves mentholés de son haleine à cause des bonbons qu'il mange tout le temps. Quand je rouvre les yeux, c'est lui que je vois. Comment l'idée même de l'oublier quelques heures a pu traverser mon esprit ? Ma peau se couvre de frissons.
Je suis en train de perdre la tête.
— Ike..., murmuré-je, les yeux brûlants de larmes.
J'attrape ses lèvres sauvagement et le pousse, il tombe par terre. Je m'assieds à califourchon sur ses hanches et le glisse en moi. Je commence alors à le chevaucher. Il pose ses mains sur mes cuisses et enfoncent ses doigts dans ma peau en gémissant des jurons. Il suit le mouvement de mes hanches de plus en plus rapide. Je renverse ma tête en arrière et ferme les yeux sur le feu qui ne cesse de croître. La chaleur devient étouffante, l'air, irrespirable. Les doigts d'Endrix se crispent soudain sur moi et il pousse un gémissement rauque. Aussitôt fini, je m'écarte de lui, le souffle court. Il se met debout d'un bond, le sourire aux lèvres et envoie ses cheveux en arrière. Le cœur battant et la peau moite, je le considère comme si je le découvrais. Qu'est-ce que j'ai fait ? Ce n'est pas Ike, ça ne l'a jamais été. Ike est mort et je viens de le trahir. J'ai envie de vomir mais Endrix ne remarque pas mon désarrois. Il m'attrape par la main et m'entraîne loin de la fumée toxique qui envahit ce qui reste du bar. Je réprime mon envie d'enlever ses doigts sur ma peau et le suis.
— Sortons !
Sur le chemin du retour, je suis silencieuse mais Endrix, lui est un véritable moulin à parole. Après toute cette excitation, cette montée d'adrénaline, le voilà le contre-coup. Mes yeux me picotent. J'ai l'impression de l'avoir trahi. Je me dégoûte.
— Ça faisait longtemps que je n'avais pas pris mon pied comme ça, dit Endrix en regardant avec une lueur coquine dans le regard qui me donne envie de vomir.
— Tu peux me ramener chez moi ?
— Bien-sûr.
Quand je descends de la voiture qui lévite près du portail du manoir, Endrix se penche vers moi et me dit :
— Appelle-moi quand tu veux.
***
Le front collé contre les carreaux de la douche, je savoure la brûlure purifiante de l'eau sur mon dos et suis des yeux, sa trajectoire entre le creux de mes seins puis sur le médaillon, la boussole Mykhola. En me voyant revenir plus tôt que prévu, la peau marquée et la tunique couverte de cendres, la Capitaine Berry m'a directement alpagué en me demandant ce qui s'était passé. J'ai inventé un mensonge gros comme une maison, elle n'a pas semblé totalement convaincue mais étant saine et sauve, elle n'a pas insisté. Heureusement pour moi, Orphyll est parti à l'une de ses fameuses réunions ultras secrètes de la CTT (Confédération des Treize Tuteurs) mais Phyllis m'a assuré qu'il sera de retour à temps pour assister aux Jeux de Dumsard. Bon au moins, son absence m'a évité de lui donner une explication sur mon état. Je tourne les robinets et coupe l'eau. Je me drape dans une large serviette qui absorbe toutes les gouttes d'eau sur mon corps et essuie de la paume de la main la buée sur le miroir par réflexe, car je n'ai pas l'intention de regarder mon reflet. De toute façon, Marc Xyls ne va pas tarder à arriver. Il s'occupera de réparer les dégâts déjà réduits par Hermès.
J'essore mes cheveux qui me retombent déjà sur les fesses et les enveloppe dans une serviette propre noire. En baissant les yeux par terre, je constate que le sol est trempé d'eau. Je me baisse pour attraper dans le placard une nouvelle serpillère et arrête mon geste au moment de la jeter à mes pieds, pétrifiée. L'eau s'est changée en une mare de sang qui ne cesse de s'élargir, se répandre sur le carrelage blanc immaculé de la salle bain. Je laisse tomber la serpillère et remarque avec effroi, deux traces de mains pleines de sang sur le tissu. Un petit cri m'échappe. Je recule et vais me réfugier dans la cabine de douche surélevée, les jambes tremblantes. D'un geste frénétique, j'ouvre l'eau et me rince abondamment les mains. J'attrape le savon, me le frotte sur les paumes, sur les doigts, et les ongles. Je me griffe même la peau. Soudain, une petite voix fluette d'enfant retentit dans la salle de bain. Je m'immobilise et lève lentement les yeux.
— Qu'est-ce qu'elle a maman ?
Je ne suis plus dans ma salle de bain mais dans un salon très éclairé et spacieux. De larges fenêtres murales sont encastrées dans la roche des murs et offre une très belle vue sur une vaste plaine lumineuse, apaisante qu'un petit court d'eau traverse. Deux petits garçons se tiennent debout dans le salon et regarde une femme, allongée sur le parquet. Ses longs cheveux noirs trempent dans du sang qui se glisse lentement entre les lattes du sol. Mon cœur se serre dans ma poitrine quand je reconnais le petit visage juvénile et rond d'Ike. Il tient dans une main, un jouet et porte une petite tunique noire. Je devine sans mal que l'autre garçon, plus grand, est Kei.
— C'est toi qui a fait ça ! s'écrit d'un ton féroce Kei.
Le petit Ike sursaute et cligne des yeux en regardant son frère sans comprendre. Kei le pousse brutalement. Il tombe en arrière sans réagir.
— Tu as tué maman !
— Tué maman ? répète lentement Ike dans un murmure en posant les yeux sur la tâche rouge qui ne cesse de s'étendre. Ses yeux se troublent d'eau et il se met à secouer la tête. Non... non, ce n'est pas vrai.
Kei est en larmes lui aussi mais dévisage son petit-frère avec haine.
— Je t'ai entendu...
— Ce n'est pas vrai, répète Ike sans quitter des yeux sa mère.
— Menteur ! hurle soudain Kei avec colère.
— Arrête de crier...
Ike se protège les oreilles en lui répétant de ne pas hurler d'un ton implorant. Sa voix est entrecoupée de sanglots de plus en plus violents.
Sans réfléchir, je cours vers lui pour le réconforter, oubliant que ce n'est pas la réalité, juste un mirage du passé que me montre la Clef. Je tends la main vers le petit garçon en pleurs, mes doigts effleurent sa joue quand il disparaît comme un nuage. Le décor s'évapore petit à petit. Je cligne des yeux et tourne sur moi-même. Je suis de nouveau dans ma salle de bain, dans la cabine de douche où je me suis réfugiée pour me laver les mains. Mais elles sont propres. La serpillière blanche que j'ai jetée sur le sol, est imbibée d'eau. Il n'y a pas la moindre trace de sang dans la salle de bain. Je me laisse glisser contre les carreaux glacés de la cabine, les jambes flageolantes.
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