6.2 - CHAPITRE




— Quelle espèce de sale petite Shirde ! fulmine Chell qui s'est penchée pour lire par-dessus mon épaule le papier avant que je ne le réduise en cendres. D'abord ce texte qu'on n'arrive pas à traduire et maintenant ce torchon !

Ange jette un œil inquiet à Milius, le vieil bibliothécaire puis souffle une brise fraîche sur la fumée noire qui s'élève depuis le papier qui crame au plafond.

— On devrait peut-être faire une pause et manger une glace en ville, propose-t-il, histoire de nous changer les idées.

— Et tu fais quoi du cours de droit ? réplique-t-elle.

— Il n'est pas encore revenu...

— Si, c'est écrit sur le tableau à côté de la scolarité. Lonis a repris son poste de professeur de Droit Atlazasien.

Mon crayon à papier m'échappe des mains et roule sur le carrelage de la bibliothèque. Lonis Rak, frère aîné et complice de Milo, de nouveau professeur à l'Institut ? A quoi joue cet abruti de Panalpir ? Je déglutis et respire calmement pour ne pas céder à la colère qui me prend peu à peu à la gorge. Là, c'est trop. Il faut que je sorte d'ici sinon je vais exploser. Chell fronce les sourcils et m'arrête en posant une main sur mon poignet quand je me lève.

— Où est-ce que tu vas ? chuchote-t-elle précipitamment en regardant d'un air anxieux mon épiderme qui s'enflamme de mille étincelles d'or.

— Je vous rejoins en cours tout à l'heure.

Ange jette un œil à sa montre et me regarde septique.

— Tu as l'intention de sécher.

Pour le bien-être de Lonis, il vaut mieux que je n'assiste pas à son cours.  Je ne réponds pas et fais glisser la lanière de mon sac sur mon épaule.

— Kaya, tu dois prendre sur toi, ces cours sont importants, me dit Ange d'un ton calme.

— C'est là que je me rends.

Il me fixe longuement et arque un sourcil incrédule.

— Tu mens.

Je jette un regard courroucé à Chell qui évite soigneusement de me regarder. Elle lui a dit comment voir que je mentais.

— Non, je ne mens pas.

— Tes sourcils... aïe !

Il s'interrompe quand Chell lui donne un coup de coude dans les côtes en lui lançant un regard oblique. Maudits sourcils ! Il faut vraiment que je trouve une solution pour remédier à ce petit problème de tremblement qui me trahit dès qu'un mensonge franchit mes lèvres.

— Super ! Maintenant, elle va tout faire pour y remédier.

— Désolé, dit Ange avec un pauvre sourire.

Chell fait mine de se lever pour m'empêcher de partir mais propose simplement :

— On se rejoint aux loges ?

Je grimace. Bien-sûr qu'elle me verra aux loges privées. Il ne manquerait plus que la Princesse Fantôme nouvellement renommée Princesse de Glace, refuse d'inaugurer le nouveau stade des Jeux. Je suppose que j'aurais un ruban à découper avec d'immense paires de ciseaux. C'est en réalité la seule chose qui m'intéresse dans cette affaire.

— Je n'ai pas le choix de toute façon.

Chell esquisse un large sourire et ouvre la bouche. Je sais déjà ce qu'elle va me proposer alors je me dépêche pour l'en empêcher.  Bon ce court échange aura au moins eu l'avantage de calmer mes nerfs.

— A tout à l'heure !

Avant qu'elle n'ait le temps de me crier de revenir, je sors de la bibliothèque dans un courant d'air et fais voler les quelques feuilles posées sur le comptoir de M. Milius qui se met à beugler quand je referme la porte derrière moi. Je m'aventure dans les couloirs de l'Institut en ignorant les regards méfiants qu'on me lance. C'est nouveau. Avant la tragédie qui a coûté des centaines de vies atlazasiennes dont celle d'Ike, soit on m'ignorait ou on me regardait avec curiosité. Mon changement soudain d'apparence en est probablement pour quelque chose mais ce sont surtout, les articles du journal Iustitia m'accusant d'avoir joué un rôle dans le tsunami qui a ravagé Atlazas avec à l'appui des témoignages de quelques pêcheurs dont mon ami, Aki, qui a convaincu plus d'un de ma culpabilité. Le groupe extrémiste et terroriste des Pilahs n'ont cessé depuis, d'enchaîner les manifestations en provoquant bien souvent des émeutes. Aujourd'hui encore, une nouvelle manifestation est annoncée sur la place d'Atlanz en centre-ville, sur des affiches placardées un peu partout dans l'Institut.

Je m'arrête brusquement en apercevant une nouvelle affiche noire avec ma tête dessus qui porte pour titre : Xeja, sorcière en atlazasien. Je reprends mon chemin en maudissant les mauvaises langues et les rumeurs. Mes talons claquent dans le couloir désert qui mène au bureau de Directeur Panalpir que je ne supporte pas. Je m'arrête devant la large double-porte de son bureau et frappe trois coups secs contre le bois. Dans un grincement sourd, la porte s'ouvre au moment où je m'apprête à frapper de nouveau, sur un homme dont la peau à l'aspect de caoutchouc est dans les tons grisâtres pâles. Ses longues dreadlocks grises sont rattachées en une queue de cheval et désormais, sur son front, trois pierres précieuses sont alignées, symboles de son sang bleu. Lonis Rak se fige en me voyant. Sa pomme d'Adam monte et redescend dans sa gorge.

— Kaya, commence-t-il.

Mais déjà, je tourne les talons, ne pouvant supporter de le voir libre et vivant. Il m'appelle en criant mon nom et se met à me courir après mais j'accélère le pas autant pour son propre bien que pour le mien.

— Ne vouliez-vous pas me voir, Certessa Kaya ?

Je m'arrête et fais volte-face sur le Directeur Panalpir, qui me regarde avec un rictus sur les lèvres à peine dissimulé par sa moustache. Je comprends aussitôt que ce vieux fossile se délecte de la situation.

— Qu'est-ce qu'il fait ici ? lancé-je d'un ton glacial en ne regardant que Panalpir, comme si Lonis ne se tenait pas juste en face de moi avec un regard implorant.

Depuis le seuil de la porte de son bureau, Panalpir esquisse un large sourire en caressant les pointes de sa moustache.

— Je sais bien que vous partagez le même rang social dans le monde, Certessa mais ici, entre les murs de mon établissement, vous lui devez le respect. C'est votre professeur.

— Il a tué Ike Mykhola, crié-je.

Ma voix résonne dans le couloir.

— Milonask Nothz a assassiné Ike Mykhola, point. Le prince Rak a été innocenté après vous avoir porté secours à vous et vos amis qui vous étiez aventurés de manière totalement irréfléchie et illégale dans le monde des humains. Où, je vous le rappelle, vous avez été vue chutant de plusieurs mètres dans un des lieux les plus touristiques du Monde Humain.

Ma respiration est haletante et j'ai le sang qui bat dans les tempes. Pourquoi rien ne se passe comme je le voudrais ? Les méchants ne gagnent pas normalement. Ce n'est pas censé se passer comme ça. Lonis tente de se rapprocher prudemment de moi mais je recule brusquement.

— Ne me touche pas, articulé-je en jetant un regard mauvais à ses doigts palmés. Après un silence, je lui demande : c'est toi qui m'a marqué, hein ? 

Il devient livide et détourne le regard, honteux.

— Kaya...

— C'était quand ? le coupé-je, toujours dans ma lancée. Voyant qu'il ne répond pas, je fouille dans ma mémoire, les seules fois où il m'a touché. Il y a eu cette fois, où il a été tabassé par trois étudiant ici-même. Mais non, c'était plus loin car j'étais déjà hantée par les rêves des abysses. Soudain, la réponse me vient. La première fois. Quand tu t'es présenté la toute première que j'ai vu à la cérémonie donnée par l'empereur pour mon anniversaire et que tu m'as rattrapé au moment où je tombais.

Je comprends que j'ai vu juste quand il sert la mâchoire.

— J'ai voulu à plusieurs reprises te parler mais... Milo m'en a empêché. Il m'a menacé de...

Je lève une main pour l'intimer de se taire.

— Je ne veux pas t'entendre te justifier.

— Pourtant il faudra bien qu'on parle, Kaya.

Lonis me dévisage d'un air implorant qui m'agace en tripotant le coin de la couverture de son manuel de Droit. La première sonnerie retentit, stridente, dans les couloirs, annonçant le début imminent du cours suivant.

— Vous devriez être en chemin pour votre prochaine heure de classe, Certessa, me fait rappelle Panalpir en s'avançant dans le couloir, l'œil perçant.

Je l'ignore froidement et repars sans cesser me prendre soin de respirer puis d'expirer lentement. Un exercice que Orphyll m'a donné à faire dès que je sens mon khor s'emballer. Je dévale les derniers escaliers avant d'atteindre le rez-de-chaussée et pousse la porte. La pluie tombe fort, couvre les voix et les bruits de dehors. Je reste collée contre le mur de l'Institut, protégée de l'eau par son toit. Le vent souffle, siffle et fait voler la jupe de ma tunique. J'hésite à finalement rentrer me mettre à l'abri à l'Institut. Je suis censée finir dans deux heures selon mon emploi du temps alors Lhinck ne sera pas là avant un moment. Une jeune femme aux cheveux épais et noirs court dans ma direction, ou plutôt celle de l'Institut avec un parapluie. Je reconnais Petra Prynix qui, depuis la mort d'Emi Golkindor, est souvent seule. Mais aujourd'hui, elle est accompagnée des frères jumeaux Gordon et Endrix Prynix.

— Kaya ? s'étonne-t-elle en refermant son parapluie. M. Rak n'est pas revenu finalement ?

— Si, je n'y vais juste pas.

Endrix émet un sifflement admiratif en me lançant une œillade et son frère, qui a failli me tuer ma première année à l'Institut, envoie ses très longs cheveux noirs et fins en arrière tout en évitant de me regarder, comme toujours.

— On change de camp alors ? Où est passée l'élève studieuse ? me taquine Endrix qui passe une main, d'où s'échappe de la fumée, sur ses vêtements qui sèchent instantanément.

— Ça n'a rien à voir, grommelé-je.

— Laisse-la tranquille. Perdre quelqu'un qu'on aime, c'est horrible, dit Petra, les yeux brillants de tristesse. Emi était ma meilleure amie et savoir qu'on l'a assassinée est insupportable. Alors je te comprends, Kaya.

Elle prend ma main et y exerce une pression affectueuse, me laissant sans voix. Petra et moi n'avons jamais été en très bons termes. Elle me lâche et pousse la porte pour s'engouffrer dans l'enceinte de l'établissement. Gordon la suit mais Endrix referme derrière et laisse vagabonder son regard noir sur mes courbes pourtant plus très alléchantes et osseuses.

— Tu veux boire un verre quelque part ?

Je suis surprise par sa proposition et encore plus, par ma réponse :

— OK.

           

Il se fend d'un large sourire de prédateur et une étrange chaleur m'envahit. Je regrette déjà d'avoir accepté. Je lève les yeux vers le ciel et lui demande comment on va se rendre en ville sous cette pluie torrentielle.

— Je suis majeur depuis deux ans, Kaya.

Je fronce les sourcils sans comprendre. Il me montre alors du pouce une voiture basse et noire qui lévite à quelques centimètres au-dessus du sol. Sur le côté, en petites lettres d'argent est écrit Tapärdos.

— Tu conduis ?

— En temps de pluie, oui. Et puis, quand on est majeur, on obtient le droit de conduire une voiture, dit-il avec un haussement d'épaule.

J'écarquille les yeux, trouvant un peu exagéré qu'il faille attendre cent ans avant de pouvoir conduire une voiture. Puis je me demande soudain, pourquoi est-ce que je n'essaierais pas moi-même de conduire ? Il devine dans mon regard ce que je m'apprête à lui demander et grimace.

— Ce n'est pas que je ne veux pas mais... ce n'est pas toi qui a fait exploser une gazinière l'année dernière?

Comment a-t-il entendu parlé de ça ?

— Elle n'a pas explosé, juste pris feu, me défends-je, piquée au vif.

Il arque un sourcil d'incrédulité et éclate de rire.

— Où est le rapport avec une voiture de toute façon ?

— C'est le même principe. Ça se conduit avec le khor. Par exemple, pour conduire une Tapärdos, il faut avoir un khor assez puissant. Plus que pour une simple Mesda familiale.

— Et tu penses que je ne suis pas assez puissante pour piloter ta Tapärdos ? dis-je en arquant un sourcil délicat.

Les lèvres minces d'Endrix s'étirent un large sourire.

— C'est tout le contraire justement. Quelqu'un qui est capable de maîtriser les quatre éléments doit apprendre d'abord à conduire avec un professionnel. Après oui, je te laisserai prendre le volant.

Je suis étonnée. Les hommes ont toujours du mal à prêter leurs voitures. Les atlazasiens sont peut-être différents.

— Et puis, je sais que si tu l'abîmes, tu as les moyens de m'en payer une autre, ajoute-t-il en prenant la direction du portail grand ouvert.

Ah, d'accord. Je cours comme une flèche vers la voiture et monte à l'avant à peine mouillée, pour changer, côté passager. Le tableau de bord est d'un noir lustré, lisse. Un écran large annonce le démarrage du moteur quand Endrix pose une main dans un cercle qui s'illumine à son contact. Devant tous ces boutons tactiles, j'ai l'impression de me trouver dans un vaisseau spatial. La voiture s'élève d'un bond à plusieurs mètres du sol, si silencieuse que ça en est déroutant. Endrix tend la main vers l'écran, pianote et bientôt, de la musique envahit l'habitacle.

— Au Savoureux Café ? me propose-t-il.

Non, c'est trop de souvenirs avec Ike, mes amis, ma vie d'avant. Je veux oublier ne serait-ce que pendant quelques heures qui je suis, qui j'ai perdu et celui que je ne reverrai jamais.

— Surprends-moi.

Il a un petit rire qui n'annonce rien de bon et sur le moment, j'adore ça.

— D'accord, Certessa.


Tapärdos : guépard en atlazasien (du latin cheetah et du grec gatopardos)

   


Xeja : sorcière (de l'allemand « hexe » et de l'espagnol « bruja » pour sorcière)

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