2.2 - CHAPITRE
Partie 2
Depuis la libération du pouvoir de la Clef, je suis à fleur de peau et m'énerve très vite. Je démarre encore plus vite. Avant même que je le réalise, un flot de coups partaient dans le visage stupéfait de mon oncle, Leighton Kamylah qui a eu le malheur de dire du mal d'Ike. Quel manque de tact ! Sur le coup, je n'avais pas ressenti le moindre remords. Même quand Chell m'avait dévisagé, le visage dégoulinant de larmes. Quoiqu'à bien y réfléchir, je ne regrettais toujours pas. Pressée, je vais trop vite à la porte de ma chambre et agrippe trop fort la poignée qui se tord. J'inspire profondément, agacée. Ce n'est pas grave. Orphyll la fera remplacer. Ce n'est pas l'argent qui manque.
Je n'ai pas envie de sortir de ma grotte mais je le dois. Nourrir Didi est une des seules tâches quotidiennes que je ne néglige pas. Les miroirs du couloir me renvoient mon reflet maussade. Je ne suis plus que l'ombre de moi-même. Les pensées se bousculent, carambolent dans ma tête. Il y a tant de choses que je dois éclaircir que j'en ai mal à la tête quand j'y songe. Je ne sais même pas par où commencer. Mon père et son amitié tordue avec Darken ? La mascarade autour de sa soi-disant mort ? Mes épaules s'affaissent. Je devrais surtout commencer par déchiffrer le mot d'Atlanz Kamylah à la fin du livre, Le Secret des Abysses. Un grimoire horrible qui menace la tranquillité de notre monde en donnant des étapes plus sanglantes les unes que les autres à suivre pour briser le Stecken Dome, la barrière, qui nous protège et nous sépare du monde des humains.
Malheureusement, nous n'avons aucune certitude que détruire le Stecken Dome est le but de Darken Mykhola, l'homme le plus cruel qu'il m'ait été donné de rencontrer. Une immondice. Il existe une personne qui peut confirmer nos doutes : Milo Nothz. Et aujourd'hui, j'ai enfin pris la décision de l'affronter. Une décision qui m'a été difficile de faire, car je n'ai pas mis un pied dehors depuis plus de trois mois. Les seules fois où je quitte les murs rassurants de ma chambre, c'est pour réapprovisionner le bol de noisettes de Didi. Tous les matins, je le retrouve entièrement vide. Ça fait maintenant plus d'un mois que je nourrie cette petite famille de rongeurs. L'inspecteur Erik Tark est revenu, harceler Orphyll, il y a deux semaines, en le menaçant d'aller voir l'empereur qui lui donnera une autorisation officielle de me m'obliger à lui parler. J'ai donc décider d'accepter de le voir à une date choisie. J'ai peur de ce qu'il a pu découvrir. Il faut dire qu'avec mes amis, on a fichu un sacré bordel dans le monde des humains. Notre excursion à Paris nous a coûté le navire Lieinium de Lindfor Nahuay, le père de mon ami Ange, de la maison noble des Nahuay. Et son père adorait ce bateau, cadeau et héritage de son propre père qui l'avait reçu de son père et ainsi de suite. Mais ce n'était pas le pire, oh non ! Le pire c'est que Chell et moi, sommes tombées sur Ekoh et Mihra, deux sbires de Darken qui ont essayé de nous faire la peau en plein cœur de Paris. Des milliers de touristes et parisiens ont pu nous admirer faire une chute qui aurait tué n'importe quel être humain normalement constitué. Le plus beau c'est qu'ils nous ont filmé et probablement publié les vidéos sur internet. Essayer de le faire comprendre à Orphyll n'a pas été une tâche facile.
— Mais si Chell a détruit les téléphones caméras, pourquoi penses-tu que les humains ont vu les vidéos ?
Ses gros sourcils broussailleux se sont froncés sur son front couvert de plis.
— Orphyll, tous les smartphones prennent des photos et filment de nos jours, même les vôtres, ai-je dit en me mordant l'intérieur de la joue pour ne pas sourire devant la tête perplexe qu'il faisait. Et les humains possèdent l'internet et je t'ai déjà expliqué ce que c'était...
— Oui, une sorte de toile invisible qui devient visible sur des ordinateurs, m'a-t-il coupé en prenant un ton de connaisseur exaspéré.
— C'est à peu près ça oui.
Il s'est alors redressé subitement.
— Mais alors les humains se promènent tous avec des ordinateurs dans les rues ?
Bref, ça a été long. Une fois qu'il a compris, il est sorti très vite aller voir l'inspecteur Erik Tark pour lui conseiller d'envoyer une équipe d'experts qui concocterait une drogue pour environs dix milles humains, pour les faire oublier ce qu'ils avaient pu voir. C'est là qu'en fait, j'ai réalisé qu'Orphyll n'avait toujours pas pigé le fonctionnement d'internet. J'ai laissé tomber, trop épuisée pour tout lui expliquer une nouvelle fois.
En passant devant la porte du bureau de mon vieux tuteur, je prends le parfum doux de son savon et entends la mine de son stylo gratter sur du papier. Comme d'habitude, Orphyll s'est levé aux aurores et a commencé sa journée. Pas d'humeur à répondre à toutes les lettres que je reçois, sollicitant ma présence à tel ou tel événement j'ai confié les rênes à Orphyll. Bien-sûr, je ne peux pas éviter toutes les demandes. Je tends l'oreille près de la porte. Son souffle et la circulation de son Khor, son énergie, est régulière et normale. Il s'arrête soudain, je fais de même et fixe la porte. Un courant d'air plus tard, elle s'ouvre brusquement. Orphyll apparaît dans la même tenue que hier. Ses traits sont tirés et il a l'air plus vieux. Bon, à sa décharge, il est plutôt bien conservé pour un vieillard de plus de mille ans. Un sourire illumine son visage et ses yeux émeraudes brillent.
— Ma petite Kaya.
Ma petite. Jamais il ne me considérera comme une adulte. Ses longs cheveux d'habitude parfaitement brossés sont en pagaille sur sa tête. Ça lui donne l'air d'une vieille perruche déplumée ou d'un fou échappé d'un asile. Il m'arrive parfois de me demander si Orphyll ne s'est réellement pas enfui d'un hôpital psychiatrique. Si je devais compter le nombre que je l'ai surpris à parler seul. Quand je parle de parler seul, je veux dire qu'il va même jusqu'à se mettre en colère et se disputer tout seul. C'est plutôt drôle à voir et un bon moyen d'oublier quelques instants ma douleur. Un peu inquiétant aussi. Mais à plus de mille ans d'existence, je suppose que ce sont des choses plutôt normales... non ?
— J'ai reçu une nouvelle lettre de ton père. Il parcourt le sud en ce moment. Il écrit aussi qu'il aimerait que tu trouves la force de lui pardonner, dit Orphyll avant de secouer la tête lentement. Je n'arrive toujours pas à croire que Rayleigh ait été jusqu'à condamner un pauvre garçon juste sur un soupçon.
Ike n'était pas « un garçon » mais je ne relève pas. C'est peine perdu. Orphyll se gratte le sommet de son crâne et s'arrache au passage quelques cheveux argentés.
— Je ne veux plus jamais le voir.
Ma voix est cassante. Orphyll acquiesce en prenant un air compréhensif. Une amitié dans sa jeunesse avec Darken, ça passait encore. Je pouvais comprendre une erreur de parcours. Mais mon père savait depuis le début que je finirais par tuer Ike. Il connaissait l'issue de cet affrontement et pourtant, il n'a pas bougé le petit doigt pour empêcher la mort d'Ike. Kheel Leighton, un de ses amis proches, lui était encore pardonnable. Cet homme à moitié Yenacle, les orales d'Atlazas, a au moins tenté de me faire comprendre de manière subtile l'inertie du combat par le biais d'un cocktail appelé Cocktail Noir. Cette boisson, devenue factice aujourd'hui, permet de voir une vision du futur.
— Nous pourrons avoir besoin de son aide.
— C'est hors de question, Orphyll.
Il ne dit rien mais je connais bien mon tuteur. Il cherchera un moyen de me convaincre de changer d'avis.
— Tu sors de ta chambre tous les matins, c'est bien.
— C'est uniquement pour Didi, répliqué-je.
Orphyll fonce les sourcils, inquiet. Il ne peut pas ne rien avoir remarqué quand même ? Devant sa mine perplexe, je me sens obligée de lui donner une explication.
— C'est une maman kirera qui vit dans l'arbre près de ma fenêtre. Je descends à la cuisine pour lui prendre quelques noisettes et noix.
Il fait la même tête qu'a fait Chell quand je lui ai dit pour Didi puis à ma grande surprise, se retient de rire.
— Ma petite Kaya, les kireras sont des carnivores.
Je ris.
— N'importe quoi !
— En mille ans d'existence, je n'ai pas encore vu un seul kirera manger de noisettes. Ce ne sont pas des écureuils !
Il accompagne sa phrase d'un geste de la main dédaigneux comme à chaque fois qu'il mentionne le monde humain ou quelque chose qui appartient au monde des humains.
— Alors comment expliquez-vous le fait que je retrouve mon bol vide tous les matins ? rétorqué-je en haussant un sourcil.
Le vieillard pouffe de rire et secoue la tête.
— Je n'en ai aucune idée ! Nourrir un kirera avec des graines, c'est la meilleure !
Je le lorgne d'un œil noir. Venant d'un homme qui ne sait même pas ce que sont des satellites, je trouve un peu gros qu'il se moque de moi. Surtout que, le bol me revient toujours vide. Qui d'autres les mange autrement ?
— La prochaine fois que vous danserez sous la pluie comme un déséquilibré, je vous prends en photo et je l'envoie à l'Atlanz News.
Il s'arrête aussitôt de rire et se statufie. Ça lui a rabattu le caquet ! J'affiche un sourire jubilatoire et descends, malgré tout, chercher d'autres noisettes pour Didi et sa famille, peu importe ce que peut dire Orphyll.
— C'est Phyllis qui a révélé mon petit secret, n'est-ce pas ?
Orphyll me suit dans la cuisine et s'esclaffe en me voyant piocher dans le local plein de noisettes, initialement prévu pour des gâteaux que nous prépare tantôt Phyllis, la domestique au manoir, tantôt Wahvy, notre cuisinier pervers que j'espère encore voir licencié.
— Je vais vous étrangler, Orphyll, menacé-je en fourrant plusieurs noisettes dans le nouveau bol que j'ai récupéré dans le placard du haut aussi vite et discrètement que possible pour éviter toute question mais c'est peine perdue.
Mon tuteur regarde par-dessus mon épaule.
— Tu as encore cassé un bol ?
Je sens mes joues tiédirent de honte et ne réponds pas.
— Je suis toujours disponible pour une séance au cachot, tu sais.
La dernière chose dont j'ai envie tout de suite, c'est descendre dans cette salle. Elle est si poussiéreuse que je suis toujours en train d'éternuer et tousser les premières minutes où j'y suis. Il y a même eu un jour où mes poumons étaient si encombrés que ma respiration devenue sifflante. Il active la machine à moudre le café et aussitôt son délicieux arôme flotte dans la cuisine. Une femme ronde, vêtue d'un tablier fleuri entre dans la cuisine, une lettre rouge dans les mains. Phyllis m'adresse un sourire aimable et me propose de faire quelques crêpes. J'ai noté un changement radical chez la domestique qui autrefois, revêche, me fusillait des yeux à chaque fois que je la croisais dans le manoir. J'ai pensé au début que c'était parce-que j'ai fini par lui remettre le vase comme neuf, offert par son défunt mari que j'avais malencontreusement brisé, après l'avoir confié à un artisan. Mais la lueur de tristesse qui brille dans ses pupilles quand elle pose les yeux sur moi, ne trompe pas. C'est parce-que j'ai perdu Ike. Et ça me met mal à l'aise, ça me rappelle tous les jours, qu'il n'est plus là, que j'ai changé, que ma vie n'est plus la même. C'est une des raisons pour laquelle je préfère rester dans ma chambre. Alors je refuse poliment son offre.
— Tu devrais avaler quelque chose, tu maigris à vue d'œil, observe le vieil homme en attrapant son Atlanz News quotidien que lui a rapporté Phyllis. Et tu n'étais déjà pas très portante.
— Je monte déposer les noisettes sur le bord de ma fenêtre.
Orphyll lève le nez de son journal et s'esclaffe :
— Pour nourrir tes kireras végétariens ?
Je lui décoche un regard noir, monte à l'étage à une vitesse phénoménale et entends mon tuteur beugler que je ne suis pas obligée de me déplacer aussi vite à chaque fois. Mais c'est plus fort que moi. Cette toute nouvelle puissance est merveilleuse. Déstabilisante parfois certes, mais fascinante. Tout est décuplé. Je suis tout simplement beaucoup plus forte. Bien-sûr, il m'arrive de foncer directement dans un mur, incapable de contrôler cette vitesse incroyable mais il faut bien un début à tout !
Bagha m'accueille en reniflant ce que je tiens dans les mains, je le repousse gentiment puis ne résistant pas à sa bouille, je lui jette une noisette qu'il attrape d'un coup de museau. Je m'approche de la fenêtre, le nouveau bol plein toujours dans les mains et observe un moment le jardin si silencieux qu'on ne se douterait pas qu'une dizaine de gardes fait la ronde autour du manoir. Une présence que je n'aime pas beaucoup et que je juge devenue inutile. Aucun de ces hommes n'est assez fort pour me protéger de Darken, ce monstre qui a tué ma mère, déclaré la guerre à Atlazas et m'a retiré ma seule raison de vivre. Aujourd'hui, une seule chose me garde en vie : le faire souffrir lentement et le tuer. Je sais qu'il attend, assis sur son trône de pierre, le moment parfait pour passer à l'attaque. Après tout, il a gagné la première bataille. La mort de son propre fils et amour de ma vie, m'a tant bousculé que le pouvoir de la Clef s'est libéré.
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