1.3 - CHAPITRE

Partie 3

           

Sans cesser de me regarder, il dit en s'adressant à notre père :

— Je te tiens au courant.

Et disparaît en un éclair. Un sentiment de frustration m'envahit. Peut-être que je suis jaloux finalement.

— Nous, on va faire un tour dans le sud, prendre l'air c'est ce que tu voulais, dit Shemar en me donnant une tape dans le dos.

Merde. Est-ce qu'il essaie de me réconforter, là ? J'aime pas ça. Ça me fait passer pour un faible. Je me lève d'un bond.

— Je vais me dégourdir les jambes, décrété-je.

En sortant, je croise Kean Lockon, grand fan dévoué de mon père. Selon les bruits qui courent entre les murs de cette prison, la mission que lui a confié Darken la veille s'est soldée par un échec cuisant qui lui a laissé un souvenir. La peau de son cou arbore des bleus si foncés que la trace des petits doigts qui l'ont étranglé est encore parfaitement visible. Je me demande qui est assez puissant pour l'avoir marqué à ce point. Tout ce que je sais c'est que le crokatla était avec lui et qu'ils étaient supposés revenir avec un certain prisonnier appelé Milonask Nothz. Ce nom m'est étrangement familier. Que c'est frustrant d'avoir le cerveau en vrac ! Alors que je m'engage dans ce maudit vestibule que j'emprunte tous les jours, Hailee me barre le chemin et pose une main sur mon torse pour m'arrêter. Je serre les mâchoires en me retenant de lui arracher chacun de ses doigts. Elle enlève immédiatement sa main et joue avec les bouts de ses tresses. Elle est nerveuse, et prend du temps avant de me dire ce qu'elle a à me dire.

— Tu n'aurais pas vu Sharlaine ?

— Non.

Ma voix est de glace et la fait frémir. Je hausse les sourcils pour qu'elle bouge de mon chemin. Elle s'exécute aussitôt en s'écartant sur le côté bien qu'elle n'a de toute évidence pas fini avec moi. Shemar me suit de près et lui lance un : « désolé », l'air contrit.

— Tu es encore de plus mauvaise humeur que d'habitude.

Il a raison. J'ai envie de suivre Kei, découvrir qui se cache derrière cette Clef. Il avait l'air un peu trop content d'y aller et ça m'énerve. Bon, au moins, je ne reste pas encore enfermé dans ce repaire étouffant. Quand Shemar déverrouille la porte, dernière barrière avant une semi- liberté, une espèce de ville bâtie par Darken dans son repaire, un hurlement strident résonne et se répercute contre les murs bas du couloir. Shemar se retourne, inquiet et me regarde.

J'ai un mauvais pressentiment quand je le suis vers le cri qui est entrecoupé de sanglots. On tourne à droite, monte les quatre petites marches et arrive dans l'aile des chambres alliés. Encore heureux, ils ne dorment pas dans la même aile que Kei, Darken et moi. Je ne les supporte qu'à petite dose, et encore. Un nouveau couloir noir plus tard, Shemar pousse une porte entrebâillée. Ce n'est pas une chambre. La pièce ressemble à l'antre d'un botaniste. Il y a des plantes partout, des fioles petites et grosses remplies de liquides vert fluo, rouge ou noir qui pétillent par moment. Des étagères longent les murs, débordant de livres mal rangés. Une odeur pestilentielle m'arrache une grimace de dégoût. Elle est si forte qu'elle me donne très vite la migraine. Des sanglots étouffés nous mènent à Hailee, agenouillée par terre.

Merde. Sur ses genoux, Hailee tient la tête de Sharlaine, qui est morte. Elle a un œil ouvert, exorbité et l'autre fermé. Sa bouche est déformée, enflée et en sang. Sa peau a pris une couleur étrange. Cette idiote s'est empoisonnée en avalant toutes les baies des plantes venimeuses de la serre. Sur son bas, plusieurs épines noires, jaunes et vertes sont plantés dans sa peau. Je reconnais l'épine de l'abrinus, celle de la jolote aux épines jaunes et les vertes, je ne les connais pas. Hailee lève des yeux pleins de haine vers moi, persuadée que c'est ma faute. Au moins, elle me foutra la paix.

— C'est toi qui lui as fait ça.

Peut-être.

— Je ne l'ai pas touché.

— On dirait que ça ne te fait rien ! Tu es un vrai monstre sans cœur, hurle-t-elle.

— Je te remercie du compliment.

Nullement touché par la mort de cette sangsue, je tourne les talons et sors de la pièce. L'odeur est insoutenable et me fait monter les larmes aux yeux. J'attends dans le couloir que Shemar ait fini de réconforter Hailee. Je pense qu'elle lui plaît. Preuve qu'il y a encore de la bonté dans mon cœur de pierre, je ne lui ai pas dit les pensées qui lui traverse l'esprit quand elle me regarde. Bon, après cette histoire avec Sharlaine, je doute qu'elle ait encore envie que je la mette dans mon lit. Shemar revient, un peu secoué.

— On y va ?

Il me lance un regard un peu surpris.

— Ça ne te fait rien de savoir qu'elle s'est tuée ?

Je prends le temps de réfléchir sérieusement à la question. Cherchant aufond de mon âme, un soupçon de remords, de tristesse. Mais à part une grandeenvie de sortir de cette prison, rien. Je hausse les épaules, agacé qu'on perdedu temps à blablater sur le sort d'une fille qui est déjà morte. Il n'y a plusrien à faire. Nous sommes forts, comparables à des dieux aux yeux des humainsmais nous ne pouvons pas ramener les morts. Pas encore.

           

Shemar se masse la nuque en me lorgnant d'un air effrayé, qu'il tente de dissimuler derrière un sourire. Je n'ai même pas besoin de sonder ses pensées pour comprendre que je lui fais peur.

— Je vais d'abord demander à quelques soigneurs de s'occuper de Sharlaine et ensuite, on rejoint les autres.

Je hoche la tête en prenant un air impassible même si au fond, sa compassion et sa gentillesse m'exaspère. Heureusement, on trouve vite deux soigneurs de mon père qui se tournaient les pouces. Nous les conduisons à la serre où Hailee toujours en proie à une crise de larmes tient Sharlaine morte dans ses bras. Elle hurle quand Shemar la prend dans ses bras pour laisser les soigneurs se charger du corps de Sharlaine. Il la serre contre lui et lui caresse les cheveux tandis que les deux soigneurs pose le cadavre sur un brancard, en le manipulant avec des gants. Un fumet verdâtre s'échappe de la peau qui pourrit à vue d'œil. Un des effets secondaires de l'empoisonnement de feuille de jolote selon un des soigneurs qui contemple avec une fascination malsaine le macchabé. Je le vois sortir un flacon d'une de ses poches et récolter quelques échantillons de la peau.

— Ça nous sera utile pour nos recherches.

Je ne réagis pas. Qu'est-ce que j'en ai à faire ? Il range le flacon dans la poche de sa chemise et la tapote d'un air satisfait. Shemar a l'air offensé et le suit des yeux quand il sort de la salle en poussant le brancard avec son collègue.

— Comment ose-t-il ? gronde-t-il.

— Peut-être qu'il cherche un antidote.

Il me regarde avec incrédulité. Bien-sûr que non qu'il ne cherche pas un antidote. Ce soigneur n'a pas été exilé au Mundus Libertatis pour excès de bonté et d'actes généreux. Haizen Seka, aussi appelé Le Soigneur Fou est l'un des dix évadés de la prison Erde à Atlazas City. Il a rejoint Darken en lui promettant de lui concocter toutes sortes de virus. Il aurait mené des expériences sur des humains lors de ses voyages clandestins de l'autre côté de la Porte d'Atlazas. On raconte qu'il aurait même crée un virus dont les humains n'arrivent pas à se débarrasser complètement. Une crapule comme on en fait plus, ce soigneur. J'évite de regarder ce qui se passe dans la tête de Haizen. La dernière fois, une image effroyable s'est profilée dans un des couloirs sombres de son esprit tordu.

— Je ne l'aime pas.

— Moi non plus. On s'en va ? dis-je en regardant d'un air impatient Hailee qui sanglote à chaudes larmes dans son cou.

Ça va durer longtemps ?

— Oui, donne-moi juste le temps de la raccompagner dans chez elle.

Quand il dit "chez elle", Shemar parle d'une petite chambre d'une des tours du repaire de Darken. Au Mundus Libertatis, il n'existe pas d'habitations à proprement parler. Seul mon père a fait bâtir un immense bâtiment aux murs de pierre noire, qui a une forme de cube, à 'l'extrémité de la forêt Kurenebe. L'extrémité qui se trouve dans le Mundus Libertatis. À l'intérieur de ce repaire, on a toujours l'impression qu'il fait nuit.

— Je t'attends dehors avec les autres, maugrée-je en prenant la direction de la porte qui se trouve à quelques couloirs sombres d'ici.

Shemar acquiesce et me promet de faire au plus vite. Quand je pousse la porte pour sortir, je ne peux m'empêcher de me sentir excité. Je me retrouve face à une forêt dont les arbres sont si fournis qu'ils empêchent la lumière du soleil du petit matin de s'infiltrer. La forêt Kurenebe m'a toujours fasciné. Petit, nous nous y rendions souvent Kei et moi. C'était notre antre secret. Au moins ça, je m'en souviens. Je prends une grande bouffée d'air, ravi de pouvoir enfin respirer le parfum de la liberté. Encore un jour enfermé comme un animal dans ce cube et je devenais fou. Je résiste à l'envie de me rouler dans l'herbe et fais un bond de plusieurs mètres de hauteur pour atteindre le sommet de l'arbre le plus haut que je trouve. Un magnifique panorama s'offre à mes yeux. La forêt est si dense et grande, qu'il m'est presque impossible d'en voir la fin. Elle s'étend encore juste après le Mur qui sépare le cœur d'Atlazas et le Mundus Libertatis. Un délicieux parfum sucré émane de l'arbre sur lequel j'ai grimpé. Des fruits bleus et lourds font courber quelques-unes de ses branches. J'en attrape un et croque dans la chair juteuse du fruit quand soudain, quelque chose se met à vibrer faiblement sur ma poitrine. C'est la boussole Mykhola ! Je n'ai pas le temps de m'y attarder. Kean me fait signe depuis le sol de le rejoindre. Je n'ai pas envie de lui obéir mais j'obtempère. Mon père serait bien capable de me faire finalement rester dans le repaire. Dès que mes pieds foulent l'herbe, la boussole redevient un simple objet chaud contre ma peau.

— Mets ça, Mykhola.

Il me jette un manteau énorme et épais qui va me faire suer à grosses gouttes avec un temps pareil. Je regarde rapidement les autres et remarque qu'aucun d'eux ne porte n'en porte un.

— C'est sur ordre de Dono Darken. Si tu ne me crois pas, tu peux toujours aller lui demander.

Je serre les dents et l'enfile à contrecoeur. Le tissu est particulier. Contrairement à ce que son apparence laisse entendre, le manteau est incroyablement léger et doux. Kean pose les mains sur les hanches en me regardant attentivement le boutonner.

— Tant que tu seras en dehors du Mundus Libertatis, tu devras le porter. C'est la seule condition qu'a émis Dono Darken. N'oublie pas la capuche, ajoute-t-il avec un air suffisant.

Encore une fois, j'obéis et la glisse sur ma tête tout en me promettant de lui écraser mon poing dans la figure dès que l'occasion m'en sera donné. Kean appelle les autres d'une voix forte.

— Nous allons dans un premier temps, nous séparer en deux groupes. Shemar, Ike et moi devons d'abord passer à Atlazas City. Quand vous recevrez mon signal, nous nous rejoindrons à la rivière Audor.

— Je croyais qu'on devait aller voir les géants ? dit Ekoh, visiblement agacé.

La commissure des lèvres de Kean tressaute légèrement quand il pose ses yeux froids sur l'homme-bête mais il esquisse un petit sourire malgré tout.

— C'est ce qui est prévu.

— Alors pourquoi faire un si long détour à Atlazas City ? Ça n'a aucun sens ! Le village des géants se trouve au sud !

— Précisément, toi, tu ne feras aucun détour puisque nous devons nous retrouver à la rivière Audor.

Ekoh fronce les sourcils en prenant une mine perplexe qui lui donne l'air idiot.

— Mais... il y en a pour plusieurs heures de vol ! Voire des jours !

Quelle perte de temps. Ekoh me tape sur les nerfs et ses pensées sont un ramassis de conneries, mêlant rancœur et conspiration. On s'en fiche que ça fasse un détour. Tout ce que je veux, c'est enfin profiter de ce moment de liberté. Il est temps que je m'en occupe et écourte cet échange qui ne mène à rien car de toute évidence, Kean a reçu ses ordres de mon père. Ce que cet abruti ne semble pas comprendre.

— Si tu pouvais au moins nous donner la véritable raison de...

— La ferme Ekoh, sifflé-je en le regardant droit dans les yeux.

Il hoquète et referme aussitôt la bouche. Kean me dévisage d'un air étrange mais paraît tout de même reconnaissant. Je n'ai pas envie qu'il croie que je veux me lier d'amitié avec lui alors quand il semble sur le point de me parler, je me détourne. Qu'il ne se méprenne pas. Je ne le supporte pas et dès que je pourrais m'en débarrasser, je le ferai sans hésitation.

- Bon, il fait quoi Shemar ? s'agace Micha en croisant les bras sur sa poitrine.

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