1.2 - CHAPITRE
Partie 2
L'élu, encore une connerie que mon père leur a insufflée.
— Si tu le dis.
Je sors de la salle de gym et monte dans ma chambre. J'ai la mauvaise surprise de trouver Sharlaine, étendue sur le flanc sur mon lit, nue comme un ver. Ses cheveux auburns retombent sur ses frêles épaules pâles. Elle soutient sa tête d'une main et de l'autre, tapote du bout des ongles, sa hanche. Je jette ma serviette sale dans le panier à linge et me rends dans la salle de bain, sans un regard pour elle.
— Ike ! s'indigne-t-elle quand je claque la porte derrière moi.
Ce qu'elle peut être bornée. J'ai fait l'erreur de coucher avec elle. Mais elle m'ennuie. Et surtout, elle ne m'a pas apporté ce que je cherchais. Elle aurait tout aussi bien pu être un glaçon, ça n'aurait rien changé. Ah, si. J'aurais ressenti quelque chose. Le froid. Je fais couler l'eau brûlante sur ma peau et passe une main sur mon menton. Quand je ferme les yeux, c'est étrange, je ne vois rien, je ne sens rien. C'est le vide, le néant. Je n'ai pas de sentiments. Pas le moindre souvenir ne traverse ma mémoire. Et pourtant, je sens qu'il y a quelque chose qui m'échappe. Shemar m'a un jour dit que j'étais avec eux depuis seulement trois mois. Or, j'ai cent ans. Où sont passés mes putains de souvenirs dans ce cas ? L'élu des Mykhola, tu parles ! Je ne peux même pas me souvenir de ma propre vie. Tout ce que je ressens, c'est cette haine violente et inexplicable qui embrase mes entrailles. Une envie de vengeance. Intense. Dévorante.
L'image d'une femme s'affiche soudain dans ma tête mais elle commence à se dissiper avant que je ne puisse la saisir.
— Ike, je ne suis pas un torchon que tu peux jeter quand tu veux, nymst !
Sharlaine tambourine à la porte comme une acharnée depuis maintenant plusieurs minutes. Je l'ignore, les yeux fermés, essayant de redessiner dans ma tête le visage de la femme qui m'est apparue comme un flash. Mais l'autre conne fait trop de bruit, je perds ma concentration et tape du poing les carreaux de marbre noir de la douche. Ça me met hors de moi.
— Va crever Sharlaine !
J'ai parlé d'une voix forte et glacial. Au lieu de s'offusquer et déverser un flot d'injures, Sharlaine cesse de cogner sur la porte. Comme c'est souvent le cas quand je m'énerve, elle obéit. J'entends ses pas s'éloigner de l'autre côté. De toute façon, c'est trop tard. Je n'arrive plus à me souvenir du visage de la femme. Furieux, je sors de la douche.
J'enfile un jean et un haut noir avant de sortir de ma chambre. Comme chaque jour, je longe l'interminable couloir obscur et rejoins mon père, assis en roi sur son trône de pierre. Aujourd'hui, ce sera différent. Je vais pouvoir sortir. Cet endroit me donne des envies de meurtres. Les murs sont soit trop hauts, soit trop bas et surtout sans fenêtres. De quoi rendre fou n'importe qui. Heureusement, le plafond de la Grande Salle est en Krytna. Cette pierre aussi transparente que du verre et plus solide que le diamant qu'on trouve uniquement dans les eaux de Naoterra. Les rayons du soleil transpercent la Krytna et éclaire de sa lumière chaude, la salle. C'est merveilleux. J'aime la chaleur du soleil, le parfum qu'il laisse flotter dans l'air. Comme je m'y attendais, il est là. Ses yeux brillent d'une fierté qui m'agace. J'ai envie de faire disparaître ce regard de ses petits yeux noirs. Il se redresse sur son trône. J'ai un doute sur son confort. Mon père, ce monstre avide de pouvoir, me dévisage avec un mince sourire.
- Je ne peux toujours pas lire ton cœur, myôe zon.
Je m'en félicite intérieurement car jamais je ne l'autoriserai à sonder mes pensées. Je m'assois à côté de mon frère qui me salut d'un vague hochement de tête. Kei me regarde parfois d'une curieuse manière. Un peu comme s'il attendait quelque chose. Quand je le lui fais remarquer, il ne me répond pas clairement. Un jour, c'est : « je ne vois pas de quoi tu parles ». Le jour suivant : « je suis juste content de retrouver mon petit-frère ». Même si je ne pouvais sonder ses pensées – un truc de Mykhola, nous pouvons bloquer l'accès à nos pensées si nous le souhaitons – je sais qu'il ne pense pas ce qu'il dit. Je m'en méfie un peu mais en même temps, j'apprécie sa compagnie. Il n'est pas souvent présent. D'ailleurs, je me demande où est-ce qu'il passe son temps. Shemar l'a qualifié « d'électron libre ». Bizarre comme terme, je trouve. Très humain.
— Il faudra un jour que tu me laisses entrer.
Il est lourd celui-là.
— Tu doutes de moi ?
Je me tourne vers Darken qui me dévisage toujours et m'empare d'une pomme verte dans le saladier qui en est plein. Je croque dedans et mâche rapidement, sans le quitter des yeux.
— Ton changement est spectaculaire.
Je fronce les sourcils et ralentis le mouvement de ma mâchoire. Ce n'est pas la première fois qu'il dit ça. Mihra se penche vers moi et me met sous le nez sa minuscule poitrine en me proposant de me servir du jus d'hibuis rouge. Mon regard s'arrête un moment sur le liquide rouge sang qui se verse dans le verre, me ramenant brusquement au rêve macabre de la mort de ma mère qui me revient aussi clairement qu'une image. Mihra m'en sert trop et fait débordé le jus. Elle pose le pichet et recueille la goutte rouge qui s'écoule le long du verre sur son index qu'elle porte à sa bouche. Elle m'agace.
— Va-t'en.
Elle s'immobilise, choquée ou vexée. Je m'en fiche.
— Tu pourrais me dire merci quand même.
— Dégage, articulé-je.
Elle hésite en me fixant. Je la dévisage. Qu'est-ce qu'elle n'a pas compris dans le mot « dégage » ? Mihra s'empourpre et s'éloigne aussitôt.
— Tu es aussi aimable que ton frère.
Une vague de rires secoue les hommes de mon père. Kei accueille le compliment en levant un verre vers elle, comme pour trinquer à sa santé. Micha, sa jumelle, nous foudroie des yeux et réconforte sa sœur.
— Moi, si tu veux, je veux bien combler tous tes désirs, lui déclare Grozrik en se léchant les babines.
Mihra émet un gémissement d'écœurement. Nouveaux éclats de rires. Le crokatla est très bavard lors de nos petites réunions, ou avec les autres alliés de mon père mais il se referme comme une carpe dès que je pose les yeux sur lui. Son esprit est étrange. En désordre. Je n'ai pu récupérer que quelques images sans queue ni tête. Je porte le verre à ma bouche et bois une longue gorgée du jus acide. Je le soupçonne d'utiliser un insonar de contrefaçon pour cacher ses pensées. C'est un traître, sans aucun doute. Et si j'ai pu le deviner, Darken aussi. Mais je m'en fous. Ce crokatla est soit suicidaire, soit protégé. Je pencherai pour la seconde option. Il surprend mon regard sur lui et son sourire se crispe. Sait-il que je sais ? Pour une raison que j'ignore, je le déteste. Mais quelque chose me retient d'écraser sa tête contre le sol. Tiens, c'est étrange. J'ai une drôle d'impression de déjà-vu.
— Donc le programme, c'est de rallier les géants du sud à votre cause, Dono Darken ? dit Ekoh, qui se remettait assez mal de la perte de son frère. Malgré le respect qu'il employait en s'adressant à mon père, on sentait qu'il lui en voulait.
Mon père hausse un sourcil, l'ombre d'une colère noire traverse sa pupille. Il déteste quand ses hommes lui font répéter ses consignes. Ekoh se ratatine sur place.
— Ne me donne pas une raison de te tuer.
Sa voix glaciale a un effet de coup de fouet sur le pauvre Ekoh qui a du mal à retenir un hoquet de douleur. Je ne suis pas la cible de son attaque et pourtant, je sens depuis ma place, mes forces me quitter. La souffrance doit être intenable mais il ne bouge pas, résiste, les yeux baissés vers son petit-déjeuner. Il fait presque de la peine. Presque, j'ai dit.
— Kei, myôe zon, où en es-tu avec la surveillance de la Clef ?
La Clef ? Kei avale la bouchée du pain au chocolat dans lequel il vient de mordre à pleine dent sans se presser et répond :
— Elle déprime mais vit.
Les yeux de Darken brillent et un sourire, un véritable sourire de joie illumine son visage cruel. C'est bien la première fois que je le vois aussi heureux.
— Tout se passe exactement comme vous l'avait promis le jeune Milonask.
Zefra entre dans la Grande Salle en glissant, lévitant à quelques centimètres du sol. Ses orteils diaphanes presque transparents frôlent le carrelage froid du repaire. Je réprime un frisson. Je n'ai rien contre les yenacles mais celle-là, je la trouve particulièrement vile. Zefra ressemble beaucoup trop à mon père. Ses cheveux blancs lumineux flottent autour d'elle, comme un voile fin. Leur apparence angélique est un leurre pour appâter leurs proies. Leur met favori ? Un cœur encore tout chaud. Redoutables ces oracles. Ses pupilles presque invisibles se posent sur moi, dilatées.
— Oh, le deuxième anneau est enfin sorti, dit Zefra, l'air étonné.
Darken se redresse et me dévisage avec fierté. C'est ça, profite bien. Il s'intéresse à nouveau à Kei.
— Tu sais comment gagner sa confiance ?
— Elle est anéantie et s'accroche à tout ce qui peut lui rappeler celui qu'elle a perdu.
Kei pose les yeux sur moi et vide d'un trait son verre avant de se lever d'un bond. Il rabat les pans de tunique. Je devine qu'il va rejoindre cette Clef dont il vient de parler. Il se fend d'un sourire.
— Qu'est-ce qu'il y a, petit frère ? On est jaloux ?
C'est ridicule. Pourquoi je serais jaloux ? Darken le reprend avec froideur.
— Kei.
Zon : dérivé du mot « son », fils en anglais.
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